Nosferatu le vampire, par Francis Moury (15/11/2009)
NB : les parenthèses mentionnent les noms alternatifs selon qu’il s’agit des intertitres de la version allemande originale ou de la version exploitée en France : il existe au moins une troisième version américaine.
Sur les bords de la mer Baltique, à Viborg (Brême), en 1838 : un agent immobilier, Hutter (Jonathan Harker) quitte son épouse Ellen (Nina) pour se rendre auprès d’un client, le comte Orlock (Nosferatu / Dracula) qui vit dans un château en ruines, situé en Transylvanie dans les Carpathes après un long voyage qui lui fait traverser les Balkans. Alerté par son apparence et bien des détails inquiétants, Hutter découvre qu’Orlock est un vampire et s’échappe du château. Pendant la traversée de l’Océan, Nosferatu assassine les marins du bateau sur lequel il a embarqué clandestinement : il arrive au port par une nuit de tempête. Il emménage dans sa nouvelle maison située en face de celle de l’agent immobilier, revenu lui aussi à son propre domicile. Le vampire et les rats qui l’accompagnent répandent la peste sur la ville et attaquent Ellen (Nina). Le professeur Bulwer (Van Helsing) fait un cours sur une plante carnivore, «vampire du monde végétal», à ses étudiants. Le patron de Harker qui était complice du vampire est devenu fou : il est possédé par Nosferatu. Annie, la sœur de Nina, meurt de la peste. Nina se sacrifie volontairement pour tuer Nosferatu : elle devient sa proie à l’aube, moment fatal pour lui car le rayon du soleil le réduit en poussière en quelques instants. Selon les versions, Nina revient alors à la vie ou demeure morte.
Critique
Il faut d’abord savoir que F.W. Murnau (1888-1931) et son scénariste Henrik Galeen ne possédaient pas les droits du roman fantastique Dracula (1897) de l’écrivain irlandais Bram Stoker (1847-1912) qui avait été traduit en français pour la première fois en 1920 sous le titre de Dracula l’homme de la nuit lorsqu’ils l’adaptèrent et tournèrent en 1922, Nosferatu : eine Symphonie des Grauens [Nosferatu le vampire].
C’est la raison pour laquelle le vampire de Murnau ne se nomme pas Dracula mais Orlock ou Nosferatu, ce second terme signifiant en langue balkanique «vampire» ou «mort-vivant» et c’est aussi la raison pour laquelle tous les noms de certains autres personnages principaux sont modifiés (Jonathan Harker se nomme Hutter !) alors que d’autres sont conservés (Lucy, Reinfield, Van Helsing). Nosferatu le vampire fut un immense succès en Europe, un échec aux États-Unis et en Angleterre. Florence Stoker, la veuve de Bram Stoker, attaqua pour sa part en justice Murnau et la Prana-Films de Berlin pour plagiat : elle gagna son procès mais la destruction ordonnée du négatif et des copies positives ne fut pas exécutée. Certains fragments du film furent peut-être même utilisés dans d’autres métrages allemands de la même époque, et une copie pirate modifiée du film fut distribuée aux États-Unis car le film original allemand ayant déplu aux distributeurs américains, ils l’avaient fait remonter en y intégrant d’autres éléments, lui faisant atteindre une durée de 110 minutes ! Copie et version que nous n’avons pour notre part jamais visionné mais qui doit valoir la peine d’être vue ! Jacques Lourcelles a établi une liste succincte des diverses copies européennes continentales existantes du film (dans son excellente notice bibliographique présentée en 1992 dans une annexe à la fiche technique et critique qu’il lui consacre dans son beau Dictionnaire du cinéma : Les Films) et de leurs différences mais ne dit rien de la copie américaine dont Georges Sadoul connaissait en 1965 précisément l’existence au point de pouvoir, dans son propre Dictionnaire des films, la minuter. Lotte H. Eisner est revenue plusieurs fois sur la question, dans les deux éditions (1964 et 1973) de son livre sur Murnau, sans pouvoir apparemment épuiser la question. Une copie dite «définitive» a été patiemment établie dans les années 1970-1985, notamment grâce à la Fondation Murnau. Il n’est pas exclu qu’on puisse l’améliorer encore un jour ou l’autre.
Peut-on dire que Nosferatu soit la meilleure adaptation (effectivement plagiée) du roman ?
Le destin critique du film en France fut très inégal : d’abord admiré par les surréalistes (Ado Kyrou commenta dans le sens de ce mouvement littéraire son célèbre intertitre : «Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre») pour des raisons étrangères au roman, des critiques d’époque et de culture variées le considèrent par la suite (Georges Sadoul en 1965, René Prédal en 1970, Jacques Lourcelles en 1992) comme la meilleure adaptation cinématographique de toutes tandis que d’autres privilégient la version de Tod Browning (Jean-Claude Romer en 1963 ou Jean Boullet en 1964) ou celle plus récente de Fisher (Gérard Lenne en 1970 et encore en 1985). Les versions de Dracula filmées par Jesus Franco (Europe, 1970), Dan Curtis (États-Unis 1973), John Badham (États-Unis, 1979) et Francis Ford Coppola (États-Unis, 1992) ont éveillé l’intérêt à des titre divers mais sont généralement classées un cran en-dessous de celles de 1922, 1931 et 1958 en raison de ce qu’il faut bien nommer leur fondamentale inutilité. Depuis les adaptations de Murnau, Browning et Fisher, tout était filmé en effet avec plus ou moins de fidélité par rapport au roman initial, et filmé d’une manière indépassable. À mesure que le temps passe, non seulement la fidélité diminue alors même qu’on se pique de la cultiver mais bien des images des premières adaptations classiques correspondent admirablement à ce que Bram Stoker a voulu littérairement signifier, et cela en dépit même de l’infidélité de tel ou tel point du scénario. Miracle du cinéma : peu importe au fond le degré de fidélité de l’adaptation par elle-même, à la lettre du roman. C’est à l’esprit original que sont fidèles les premières versions en dépit de leur différence évidente de détails ou de principe. Et c’est à cet esprit que sont infidèles toujours davantage les versions les plus récentes. Et pour cause : elles appellent les faveurs d’un public qui s’éloigne de celui de Stoker des points de vue culturel, sociologique, moral et intellectuel. Alors que les versions de Murnau, de Browning, de Fisher étaient conçues pour un public compatible, encore proche de celui de la fin du XIXe siècle. À tel point que ces variantes de plus en plus récentes n’intéressent plus que deux catégories de spectateurs : les spécialistes du cinéma fantastique avides de complétude – qui y trouvent forcément un compte : celui de la complétude et celui de la comparaison qui sont des plaisirs d’élite – et le grand public ignorant vivant dans l’instant distributif et pour qui une version venant de sortir ne peut que dépasser en valeur les versions passées, pour qui le nouveau est toujours meilleur que l’ancien. L’inverse de la thèse du Critias de Platon en somme. En revanche, le public cultivé – cultivé en histoire du cinéma et cultivé en histoire de la littérature – qui s’intéresse aux relations entre cinéma et littérature et qui aime le roman de Stoker, ce public-là peut très bien se contenter, selon nous, des versions du roman qui furent filmées en 1922, 1931 et 1958. Celui, de même niveau, qui s’intéresse au thème du vampire a un champ infini d’histoire du cinéma devant lui : plusieurs milliers de films du cinéma mondial et, concernant Dracula, un champ certes plus étroit mais contenant quelques diamants noirs, dont les deux films de Terence Fisher de 1960 et de 1965 ne sont pas les moindres !
Jean-Marie Sabatier (en 1973), toujours profond et pour cette raison peut-être, toujours paradoxal, synthétise ces courants critiques de Nosferatu le vampire avec son ampleur coutumière et parfois avec un certain excès et une certaine mauvaise foi roborative : Murnau selon lui ne se discute pas davantage que Fisher ! Tous deux sont sur le même plan. L’acteur Max Schreck dont le nom peut signifier «terreur» – ce qui donna lieu pour cette raison à une «mise en légende» journalistique de bas étage, assez équivalente, même si plus brève, à celle dont devait souffrir l’acteur Bela Lugosi dix ans plus tard à Hollywood, dont l’écho douloureux est illustré dans le beau film de Tim Burton, Ed Wood (États-Unis, 1994) – incarnerait selon Sabatier un comte Dracula bien plus proche du personnage de Stoker que celle de Bela Lugosi, John Carradine ou Christopher Lee ! C’est bien sûr, concernant ce dernier point totalement faux : il suffit de relire la première partie du roman de Stoker pour s’en convaincre.
On comprend alors que, dans une optique anglo-saxonne et américaine, ce soit donc bel et bien le Dracula (États-Unis, 1931) de Tod Browning qui soit considéré comme l’origine réelle de la série puisqu'il transposait plus fidèlement à l'écran le roman de Stoker, par le biais d’une pièce de théâtre elle-même adaptée mais plus proche de l’esprit «fin de siècle» du roman. On peut le comprendre aussi dans une optique cinématographique : le film matriciel de la série Dracula n’est esthétiquement pas le Nosferatu de Murnau mais bien le Dracula de Browning. C’est par rapport à sa forme à lui bien davantage que par rapport au film de Murnau que chaque nouvelle tentative sera amenée à se définir en l’imitant ou en en prenant le contre-pied. Car si les mots «Nosferatu» et «Walpurgis Night» sont presque les premiers mots prononcés par le dialogue américain du film de Browning – hommage volontaire d’Universal ou volonté contraire de prouver que cette fois-ci, le roman va être «correctement» adapté ? – le grand public américain identifiera bel et bien le comte stokerien au personnage incarné par le génial Bela Lugosi et nullement à la créature particulièrement répugnante d’aspect incarnée en son temps par le non moins génial Max Schreck. Murnau s’était éloigné aussi en ce point précis du roman de Stoker alors que Browning le respecte fidèlement. Le comte Dracula, chez Stoker, a une apparence humaine : seul ce qui l’entoure est déjà franchement inquiétant mais lui-même, au premier abord, ne l’est pas immédiatement – du moins sa nature authentiquement terrifiante demeure-t-elle encore secrète – même si sa poignée de main est un peu trop froide, un peu trop puissante. Browning comme plus tard Terence Fisher respectent cette dualité fascinante lorsque Dracula apparaît pour la première fois à Reinfield chez Browning, à Jonathan Harker chez Fisher dans Dracula [Horror of Dracula] (G.-B., 1958). Cependant Browning ne rompt pas tout à fait avec la vision de Murnau dans la mesure où son personnage est immédiatement présenté au spectateur comme un vampire. Le spectateur de Browning tout comme celui de Murnau sait donc ce que Harker ou Reinfield ne savent pas encore et ce point commun mérite d’être immédiatement souligné.
On se demande parfois si Browning avait vu Nosferatu de Murnau et le Vampyr [L’Étrange aventure de David Gray] (Danemark, 1930) de Carl Theodor Dreyer ou non : quoiqu’il en soit, la force de son film est de se situer à mi-chemin des deux esthétiques opposées qui président à ces deux classiques. Browning passe d’un réalisme strict dont l’impact comme tel est constamment subverti par la réalité cachée qui se tient derrière (toutes les scènes «normales» de dialogue où Van Helsing arrive à convaincre méthodiquement et rationnellement ses interlocuteurs) à un onirisme cauchemardesque pur régulièrement et pendant tout le film : il marche sur le fil du rasoir et maintient un équilibre absolu entre les deux visions. Chez Fisher en 1958, Harker sait d’avance à quoi il doit s’attendre. Ce progrès – réflexif puisqu’il marque un degré supérieur de conscience de l’homme face au péril, et aussi un degré supérieur de savoir : degrés qui signent le début d’une action par conséquent plus impressionnante car moins naïve – nous semble une grande idée, novatrice à la fois par rapport aux films antérieurs et par rapport au roman, et déterminante, parmi d’autres du même calibre, de la puissance de cette version Fisher, si novatrice (1) !
L’histoire du cinéma fonctionne souvent selon un mouvement de balancier, voire de toupie en cercle se refermant sur lui-même : Werner Herzog a repris les signes extérieurs de l’esthétique expressionniste – esthétique expressionniste qui était régulièrement battue en brèche chez Murnau ! – pour son remake inutile intitulé Nosferatu, fantôme de la nuit (All.-Fr., 1978) avec Klaus Kinski mais il n’a pas égalé la puissance plastique de l’original qui se singularisait par son refus du studio, le fait qu’il privilégiait au contraire les espaces naturels, les extérieurs réels autant que possible, et surtout par une conception presque symbolique de la monstruosité tout à fait novatrice par son modernisme plastique. Les recherches plastiques – expressionnistes ou non, selon les cas – du Nosferatu de 1922 seront prolongées et mises à profit par Murnau avec un budget leur permettant encore bien davantage d’ampleur dans son Faust (1926) qui demeure la superproduction fantastique et tragique de Murnau à la fois la plus allemande et la plus aboutie.
Note
(1) novatrice mais à laquelle il manque un élément fondamental : le personnage essentiel de Reinfield (la première proie du vampire est dans la version de 1931 cet homme qui devient fou, dément !) – qui était chez Browning interprété d’une manière expressionniste mais parlante par l’acteur Dwight Frye est aussi inquiétant, aussi impressionnant que Lugosi – et qui sera introduit postérieurement sous un autre nom (Ludwig) dans le scénario de la troisième contribution de Fisher au sujet (après Dracula / Horror of Dracula [Le Cauchemar de Dracula] (G.-B., 1958) qui est une adaptation directe du roman de Stoker et après Brides of Dracula [Les Maîtresses de Dracula] (G.-B., 1960) qui est un film original et peut-être son chef-d’œuvre) à savoir : Dracula Prince of darkness [Dracula, prince des ténèbres] (G.-B., 1965) qui s’avère être la dernière contribution de Fisher au mythe du vampire, aussi violente, profonde, et plastiquement splendide que les deux précédentes bien qu’elle soit parfois aujourd’hui injustement considérée comme inférieure. Il faut la visionner impérativement dans son format original TechnoScope 2.70 pour bénéficier de la flamboyance exacte de ses couleurs d’origine, quel que soit le procédé de tirage utilisé : en général Technicolor en Angleterre, DeLuxe aux États-Unis, pour la majorité des Hammer films. Ce troisième Dracula de Terence Fisher n’a plus cependant aucun rapport, personnage de Dracula lui-même et personnage de Reinfield rebaptisé «Ludwig» mis à part, avec l’intrigue du roman de Stoker. C’est une magnifique extrapolation, intimement compatible avec l’univers victorien de Stoker, au demeurant et donc plus fidèle que bien des versions adaptant directement le roman.
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