Dracula, 1 : Dracula de Tod Browning et George Melford, par Francis Moury (28/02/2010)
Résumé du scénario
L’agent immobilier Reinfield se rend au château du comte Dracula en Transylvanie, afin d’organiser en secret son départ pour Londres où il a acquis secrètement une abbaye située près d’un asile de fous. En dépit des avertissements des habitants, il se présente au sinistre Col de Borgo où l’attend un étrange chauffeur qui le mène à un train d’enfer jusqu’à la montagne où se dresse la terrible demeure. Il est accueilli par un homme élégant dans un château en ruines et plusieurs signes l’avertissent en vain qu’il a affaire à une créature démoniaque. Il tombe sous son emprise. Le comte Dracula assassine les marins du bateau qui lui font franchir la Manche par une nuit de tempête. Reinfield est seul rescapé mais fou à lier. Une fois à Londres, Dracula fait la connaissance de ses voisins, le docteur Seward, sa charmante fille Mina et son fiancé, Jonathan Harker. Or Reinfield est justement incarcéré dans l’asile que dirige le docteur…
Fiche technique succincte
Avec Bela Lugosi, Edward Van Sloan, Dwight Frye, Helen Chandler, David Manners, etc.
Production : Carl Laemmle Jr. et E.M. Asher (Universal Pictures)
Réalisation : Tod Browning
Scénario : John L. Balderston et Hamilton Deane (dialogues de Garrett Fort) d’après une pièce américaine de théâtre elle-même adaptée du roman anglais original, Dracula de Bram Stoker
Directeur de la photographie : Karl Freund
Montage : Maurice Pivar et Milton Carruth
Direction artistique : Charles D. Hall
Maquillage : Jack Pierce (non crédité au générique)
Critique
Produit par Carl Laemmle Jr. pour la Universal, Dracula [Dracula] (É.-U., 1931) de Tod Browning avec Bela Lugosi inaugure le cycle Universal consacré au cinéma fantastique et son succès immédiat enclencha le cycle global défini aujourd’hui comme l’âge d’or du cinéma fantastique américain de 1931-1939. Sans le succès d’exploitation du Dracula de Browning, il n’y aurait pas peut-être pas eu de mise en chantier du Frankenstein de Whale quelques mois plus tard ! C’est dire la date majeure qu’il constitue dans l’histoire du cinéma.
Dracula est le film matriciel de toute la filmographie moderne du personnage mythique créé par Stoker. C’est par rapport à lui que chaque nouvelle tentative sera amenée à se définir en l’imitant ou en en prenant le contre-pied. Il l’est bien davantage que le Nosferatu : eine Symphonie des Grauens [Nosferatu le vampire] (All., 1922) de F.W. Murnau qui adaptait Stoker 10 ans plus tôt sans en avoir d’ailleurs eut l’autorisation, raison pour laquelle le vampire s’y nommait Orlock ! Car si «Nosferatu» est un des premiers mots prononcés par le dialogue du film de Browning – hommage volontaire d’Universal ou volonté contraire de prouver que cette fois-ci, le roman va être «correctement» adapté ? Voilà une question à laquelle le commentaire audio ne répond pas ! –, le grand public américain identifiera bel et bien le comte stokerien au personnage incarné par le génial Bela Lugosi et nullement à la créature particulièrement répugnante d’aspect incarnée en son temps par le non moins génial Max Schreck. Murnau s’était éloigné en ce point précis du roman de Stoker. Browning le respecte fidèlement. Le comte Dracula, chez Stocker, a une apparence humaine : seul ce qui l’entoure est déjà franchement inquiétant mais lui-même, au premier abord, ne l’est pas immédiatement – du moins sa nature authentiquement terrifiante demeure-t-elle encore secrète – même si sa poignée de main est un peu trop froide, un peu trop puissante. Browning respecte cette dualité fascinante lors de la scène d’introduction avec Reinfield (dans le roman, c’était Harker qui se rendait au château) mais ne rompt pas tout à fait avec la vision de Murnau dans la mesure où son personnage est immédiatement présenté au spectateur comme un vampire. Le spectateur de Browning tout comme celui de Murnau sait donc ce que Harker ou Reinfield ne savent pas encore et ce point commun méritait d’être immédiatement souligné.
Comme le roman de Mary Shelley, celui de Bram Stoker avait été adapté à la scène théâtrale de nombreuses fois et John Balderston écrivit un scénario inspiré de ces nombreuses pièces de théâtre, qui se contenta d’adapter pour le public américain les idiotismes anglais que ledit public aurait eus du mal à comprendre. Bela Lugosi reprit le rôle qu’il avait déjà interprété au théâtre. C’est donc bien à Browning que revient le génie d’avoir créé cinématographiquement l’adaptation alors la plus proche du roman de Stoker : il héritait d’une longue tradition qui avait déjà procédé aux aménagements permettant de condenser l’intrigue quitte à en modifier sa structure, à réduire les trois femmes vampires à des silhouettes entrevues et douces, voire même à donner à Reinfield l’honneur de rencontrer Dracula avant Jonathan Harker ! Son génie plastique et poétique, aidé par le caméraman Karl Freund (qui avait travaillé avec Murnau et Lang en Allemagne avant d’émigrer aux États-Unis,) l’aida à penser le sujet autrement que Murnau. On se demande si Browning avait vu Nosferatu de Murnau et le Vampyr [L’étrange aventure de David Gray] (Dan. 1930) de Carl Theodor Dreyer ou non : quoiqu’il en soit, la force de son film est de se situer à mi-chemin des deux esthétiques opposées qui président à ces deux classiques. Browning passe d’un réalisme strict dont l’impact comme tel est constamment subverti par la réalité cachée qui se tient derrière (toutes les scènes «normales» de dialogue où Van Helsing arrive à convaincre méthodiquement et rationnellement ses interlocuteurs) à un onirisme cauchemardesque pur régulièrement et pendant tout le film : il marche sur le fil du rasoir et maintient un équilibre absolu entre les deux visions. Le décor même du château est ambivalent : une ruine laide et froide d’une part, un lieu magique où un démon traverse une toile d’araignée sous les yeux d’un homme effaré d’autre part. Celui du jardin de l’asile Seward est ambivalent : jardin paysager semblable aux autres même si des fous s’y promènent et si les gardiens en sont des comiques ayant raté leur vocation d’une part, lieu magique où le vampire sous forme humaine ou animale pourchasse et fascine ses victimes. Cet équilibre entre le réalisme modifié de l’intérieur et un irréalisme évident, cette dialectique est la clé du film : l’interprétation est répartie de manière à préserver deux camps correspondants, le décor aménagé de même entre peintures irréelles et décors réalistes banals, la progression du scénario aussi oscille entre horreur et quotidienneté. En outre, Browning ajoute par pincées quelques doses de comédie légère ou franchement populaire afin de permettre au grand public de respirer un peu. De l’ensemble naît donc une tension quasi-constante, parfois prégnante et évidente, parfois plus discrète mais qui ne se relâche jamais. Seul Browning pouvait sans doute réussir ce très curieux alliage entre poésie européenne et efficacité américaine, entre passé et présent dans l’intrigue, entre cinéma muet et cinéma sonore, entre adaptation et originalité absolue. Et Lugosi fit passer Dracula définitivement de la littérature au cinéma comme personnage mythique du cinéma fantastique, dans la mesure où, comme on l’a déjà dit, Max Schreck ne se nommait pas ainsi dans le film de Murnau et où le vampire du film de Dreyer n’appartient pas au cycle inspiré par le roman de Bram Stoker. Quand à Dwight Frye, il est un Reinfield insurpassé tandis que Van Sloan compose un curieux savant positiviste, assez intéressant et qui participe de l’angoisse globale du film. Même si Peter Cushing sera le Van Helsing définitif de l’histoire du cinéma fantastique dans le génial Dracula / Horror of Dracula [Le cauchemar de Dracula] (G.-B., 1958) de Terence Fisher. C’est d’ailleurs un beau résumé charnel de toute l’histoire de ce passage du fantastique d’Europe vers les É.-U., puis de son retour postérieur à cette Europe, en l’occurrence à l’Angleterre, la terre qui avait justement vu naître la littérature dont proviennent ces films : de Stoker à Murnau, de Murnau à Browning, de Browning à Fisher, la boucle sera admirablement bouclée, sans oublier le détour de 1957 par le Mexique et Fernando Mendez.
Suppléments de Dracula
* La route vers Dracula : (ce titre incorrect inscrit sur le menu principal est mieux traduit une fois le bonus lui-même ouvert par «sur les pas de Dracula» ) 4/3 couleurs et N.&B, durée 35’. Ce documentaire produit en 1999 par David J. Skal à l’occasion de la sortie du film en zone 1 permet de revoir Ivan Butler, historien du cinéma fantastique décédé à qui il est partiellement dédié et d’entendre bien d’autres participants dont le fils de Lugosi. On y compare à l’occasion le film Browning et celui de John Badham de 1979 produit aussi par Universal : vous avez compris à quel niveau on est parfois conduit ! Ne soyons pas trop méchant : présenté par Carla Laemmle d’une manière amusante et sympathique, ce petit film est riche en informations pour ceux qui ignorent tout de Vlad l’empaleur, du romancier Bram Stoker (on signale que Stoker n’a pas écrit que ce roman mais bien d’autres contes fantastiques dont certains parus en langue française dans diverses anthologies), moins pour les autres qui se rabattront avec intérêt sur l’histoire théâtrale postérieure au roman, tout à fait intéressante et méconnue chez nous. Quant aux commentaires esthétiques ou d’histoire du cinéma, ils sont, en général, très médiocres mais parfois informatifs d’un point de vue purement factuel, souvent sur des points de détails.
** Commentaire audio de David J. Skal : riche et précis, notamment pour celui qui ignore tout du sujet mais même celui qui en sait davantage y trouvera d’utiles informations techniques, comme celle sur la technique de peinture sur glace qui permit la réalisation du premier plan, le fait que l’action soit située en Hongrie parce que la Transylvanie appartenait à la Hongrie et non à la Roumanie à l’époque où Stocker écrivit son roman. Certains jugements sont en revanche discutables comme la remarque sur la qualité davantage «cinématographique» de l’apparition du comte à Reinfield dans la version espagnole même si celle de Browning est cependant «digne de considération» : on croit rêver en entendant de telles affirmations !
*** La nouvelle bande sonore composée par Philip Glass : on peut écouter le film de Browning doté de cette partition qui imite le ton vieillot et compassé de certaines partitions musicales anciennes. C’est un exercice futile qui n’apporte strictement rien à l’œuvre en l’occurrence, dont l’une des qualités est précisément d’hésiter entre cinéma muet et sonore avec originalité. Un détournement en somme… Il vaut mieux réécouter la sublime partition de Glass pour les génériques de début et de fin d’Hamburger Hill [Hamburger Hill] (É.-U., 1987) de John Irvin !
**** Photos de la production : c’est la galerie affiches et photos. Il vous faudra pas moins de 9’20’’ pour toutes les observer et certaines sont si belles que vous y passerez probablement plus de temps encore. 33 documents réunissant des affiches souvent splendides et rares de diverses nationalités et des photos d’exploitation ou de plateau, certaines colorisées comme on le faisait souvent à l’époque mais la plupart en N&B. Puis des dizaines de photographies du film, toutes détourées, dont on ne sait donc pas la provenance exacte mais qui sont en majorité des photos de plateau ou de tournage. Certaines sont très célèbres. Elles sont sonorisées avec la musique de Philip Glass (pourquoi pas ?) et suivent l’ordre chronologique de l’action : travail soigné. Mais on a cru bon de les filmer au lieu de tout bonnement les présenter. Si bien qu’on zoome dessus en avant et en arrière et que ce mouvement perpétuel finit par être fatiguant pour les yeux même s’il participe d’une volonté toute prométhéenne donc frankensteinienne de mettre en scène ce qui avait pour nature de demeurer figé. Ce qui est figé pouvait aussi bien le rester : les films de références étant mouvants eux et disponibles ! Mais enfin, on a un peu l’impression d’une présentation ultra-luxueuse d’un prologue métamorphosé d’un Cinéma de Minuit 10 fois plus long ! Ce n’est pas si désagréable même si fondamentalement on préfère tout de même qu’une photo demeure immobile pendant qu’on la contemple. C’est au regard du spectateur de zoomer dessus à sa guise et dans la direction qu’il désire, pas à celui d’un pédagogue armé d’une caméra, si bien attentionné soit-il.
Le film-annonce : 4/3 durée 1’50’’ en état médiocre mais le document est rare et appréciable. Il est lourdement sonorisé par une musique d’époque surajoutée. La mention Relart Pictures fait comprendre qu’il s’agit sans doute de la bande-annonce exploitée à l’occasion d’une reprise (en Angleterre probablement).
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Dracula, version espagnole (É.-U., 1931) de George Melford
Résumé du scénario
Scénario identique à celui du film de Tod Browning mais continuité légèrement différente concernant quelques plans ajoutés ou retirés. Certains plans dans lesquels les acteurs principaux n’apparaissent pas en gros plans sont identiques.
Fiche technique succincte
Avec : Lupita Tovar, Carlos Villar, Pablo Alvarez Rubio, Eduardo Arozamena,
Production : Carl Laemmle Jr. et Paul Kohner (Universal Pictures)
Réalisation : George Melford
Scénario : John L. Balderston
Directeur de la photographie : George Robinson
Montage : Maurice Pivar et Arturo Tavares
Direction artistique : Charles D. Hall
Intéressante version espagnole, restaurée en 1992 par Universal, et dont on peut enfin découvrir chez nous la teneur : elle était totalement inédite en France et on se réjouit d’y avoir accès. Elle est précédée d’un entretien avec sa vedette Lupita Tovar qui tient (bien d’ailleurs, avec une touche « sexy » et un jeu assez naturel, compte-tenu des conventions dramaturgiques de l’époque, bien sûr) le rôle principal d’Eva (au lieu de « Mina » dans la version américaine) et explique les circonstances de son tournage en langue espagnole : dans les mêmes décors et de nuit, dirigé par Melford (après que Browning et son équipe aient levé le camp), avec pour les acteurs, «les mêmes marques». Ce qui ne veut pas dire, d’ailleurs, les mêmes angles de prise de vue : la reptation de Reinfield vers l’infirmière à terre est toute différente dans la version Browning et dans celle-ci. Notons que certains plans dans lesquels n’apparaissent pas d’acteurs principaux permettant d’identifier la version, sont strictement identiques : le travelling vers le cercueil de Dracula et ceux des 3 femmes vampires, par exemple. En dépit de ce que disent imprudemment divers commentateurs américains des suppléments annexés au DVD contenant le film de Browning, l’infériorité esthétique de cette version espagnole est patente même si elle est historiquement passionnante dans la mesure où elle annonce tout un pan du cinéma fantastique d’Amérique Centrale et Latine dont le chef-d’œuvre sera El Vampiro [Les proies du vampire] (Mexique, 1957) de Fernando Mendez. C’est peut-être parce qu’elle a été platement dirigée par l’insignifiant George Melford : il eût fallu confier non seulement son interprétation mais encore sa mise en scène à un cinéaste latin pour que la cohérence esthétique maximale fusse atteinte. Et ce n’est pas le cas. On a beau jeu de gloser sur le plus grand nombre de mouvements de caméra en nous expliquant gravement que la retenue de Browning limitait les tentatives expérimentales de son opérateur Karl Freund. C’est avouer qu’on n’a rien compris à Browning ni à Karl Freund (aussi grand cinéaste que grand directeur de la photo, d’ailleurs) que de dire cela. Car dans la version américaine il y a moins de mouvements de caméra mais ils dont d’autant plus impressionnants et signifiants. Dans cette version espagnole, ou bien ils sont platement insérés ou repris lorsqu’on ne voit pas de visage d’acteur, ou bien ils sont nouveaux mais gratuits et vulgaires, dénués de sens. Carlos Villar (ou «Villarias», selon qu’on se fie au générique ou au témoignage de Lupita Tovar : son nom a dû être abrégé, en fait) qui interprète Dracula dans cette version, est intéressant car son jeu est parfois à mi-chemin de celui d’un Chaney (père) et de Lugosi. Mais il n’a finalement l’originalité d’aucun des deux. Certes, sa brutalité accentuée dans quelques très rares plans pourrait préfigurer fugitivement une vision moderne plus graphique et plus violente. Ce sentiment est illusoire car fragmentaire : on ne s’ennuie pas une minute en visionnant la totalité du Browning alors que l’ennui nous étreint plus d’une fois en visionnant cette version espagnole qui est d’ailleurs interminable par rapport à celle de Browning ! La perte de Lugosi y est pour quelque chose : c’est un euphémisme ! On nous vante l’acteur espagnol qui interprète Reinfield, l’âme damnée du compte. Il est bon, mais avouons qu’à son physique rappelant un peu celui de Charlot par moment et à son interprétation bruyante, nous préférons le physique halluciné et naturellement plus inquiétant ainsi que l’interprétation véritablement expressionniste et géniale de Dwight Frye. Le Van Helsing de la version espagnole n’a pas la finesse d’Edward Van Sloan. Cette version semble plus moderne parce qu’elle parle plus fort, que le son y est donc plus présent et moins étouffé, et qu’elle contient quelques effets comme ceux de la fumée sortant du cercueil. Mais elle est en fait plus ancienne dans l’esprit : tout ce que Browning avait si génialement pris le temps de faire est mutilé ou platement recopié, et tout ce qui s’en écarte est soit théâtral soit régressif et proche du cinéma muet dans ce qu’il a de plus traditionnel et de moins créatif. Browning, tout au contraire, a su maintenir un équilibre absolu entre modernité sonore et classicisme muet, en y ajoutant une touche personnelle mystérieuse et profonde.
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