Les nuits de la pleine lune d'Éric Rohmer, par Francis Moury (18/02/2010)
Éric Rohmer
Casting
Pascale Ogier (Louise), Tcheky Karyo (Rémi), Fabrice Luchini (Octave), Virginie Thévenet (Camille), Christian Vadim (Bastien, le danseur), Laszlo Szabo (Le dessinateur du café), Anne-Séverine Lyotard (Marianne), etc.
Résumé du scénario
Louise, une jeune et belle décoratrice, ne peut supporter de vivre avec Rémi 24 heures sur 24 à Marnes-la-Vallée et réaménage un beau studio parisien qui lui servira de «garçonnière» et de prolongement d’adolescence. Elle explique à Rémi qu’en outre, ce partage entre deux lieux, cette distance, lui permettront de tester leur amour. Car Rémi ne vit pas comme Louise et ne provient pas du même milieu social : il n’est pas mondain et déteste sortir tard le soir. Et quand Louise rentre tard, il devient parfois violent. Rémi, par amour et par peur de perdre Louise dont l’attitude quotidienne le fait trop souffrir, accepte donc ce contrat… qui sera fatal à leur amour.
Critique
Illustration de : «Qui a deux femmes perd son âme / Qui a deux maisons perd la raison» qui est, paraît-il, un «dicton champenois». Le contenu manifeste de sa première partie est sexuellement inversé : c’est une héroïne qui «a deux maisons». Le contenu manifeste inquiétant de sa seconde partie est inversé lui aussi mais temporellement : c’est quand Rémi et Louise vivent ensemble dans une seule maison qu’ils se comportent comme des fous sado-masochistes. Rohmer ne se contente pas de poser ces deux éléments d’interaction avec le proverbe qu’il illustre. Son film est bien globalement placé sous le signe de la pleine lune, La nuit du loup-garou donc, comme le savent bien les cinéphiles fishériens, mais aussi une nuit que les psychiatres savent redoutable pour nombre de patients internés. Certes, le film de Rohmer n’est ni fantastique, ni psychiatrique (encore que… le fantastique y affleure régulièrement même si discrètement) mais il nous livre néanmoins une surprenante peinture de la folie auto-destructrice, désespérante et plus d’une fois désespérée. Tout comme l’un des chefs-d’œuvre de Fisher auquel nous faisions allusion, même si pour d’autres raisons et dans un autre registre ! Jamais la catégorie de «comédie dramatique» n’aura aussi bien justifié son sens. Le film s’approche d’ailleurs plus d’une fois du «drame psychologique» le plus noir.
Sorti à Paris le 29 août 1984, Les nuits de la pleine lune a bénéficié d’une préparation d’une année entière et de sept semaines de tournage en dépit d’un budget qui était à peu près la moitié de celui d’un film français de fiction de l’époque. Pascale Ogier (1958-1984) fut récompensée par le Prix d’interprétation féminine du Festival de Venise 1984 et elle est effectivement étonnante de réalisme, de vigueur et régulièrement pathétique. Elle avait conçu elle-même, en collaboration avec Rohmer, la décoration de sa «garçonnière» et de certaines parties de l’appartement qu’elle occupe avec Rémi. Elle connaissait la boutique «d’antiquités modernistes» des années 30 où elle achète une théière pour Rémi. Elle a donné beaucoup d’elle-même à ce rôle et le film nous en paraît d’autant plus étouffant voire insupportable. Est-ce parce que, rétrospectivement, on ne peut s’empêcher de penser à la mort prématurée de l’actrice des suites d’une crise cardiaque ? Aussi bonne actrice que sa mère Bulle Ogier, Pascale aura eu le temps de tourner près de dix films et téléfilms en quelques années et d’imposer son talent qui était grand. Le climat des années 1980-1985 et le désespoir qu’elles diffusaient inexorablement transparaissent tragiquement dans ce film. Il y avait un romantisme trop lucide, trop brûlant sous des dehors glacés à cette époque. Ce n’est pas un hasard si une discothèque du Boulevard Strasbourg, conçue pour ouvrir 120 nuits, s’était baptisée aussi «Les 120 Nuits» et qu’on l’évoque brièvement dans le film. Allusion évidente, pied de nez dérisoire à l’œuvre majeure de Sade, Les 120 journées de Sodome qu’on lisait aussi beaucoup dans sa réédition U.G.E.-10/18. Une critique sociale et morale objective d’une rigueur absolue de ces années : c’est, pour qui les vécut au même âge que les personnages du film, ce qu’offre globalement Les nuits de la pleine lune.
L’œuvre, découpée temporellement des mois de novembre à janvier, suit la ligne dynamique toute flaubertienne d’un piège dont tous les mécanismes se referment sur celle qui l’a imaginé sans qu’elle ait conscience de sa nature. De l’expérience de l’impossibilité de vivre en couple à celle de la liberté, de celle-ci à celle de l’amour puis à la peur (scène remarquable du café) et, enfin, à celles du désespoir et du néant. La surprise du retournement final fait basculer là précisément le personnage de Louise à l’issue de trois mois et d’une nuit de pleine lune. Le personnage «démoniaque» d’Octave interprété par Luchini rappelle évidemment ceux joués par Fédor Atkine antérieurement dans les films précédents de Rohmer mais il est lui-même ambivalent : «deus ex machina» suprême ou instrument dépersonnalisé du destin ? Qui peut le dire ? Ce qui est certain c’est que pour lui aussi, comme pour Louise pendant tout le film, l’amour est impossible. Et s’il le devient à la suite de l’action finale, on ne nous le montre pas. Le couple Octave-Louise est démoniaque car la réalité que leur démon esthétique comme psychologique veut contredire et donc modeler est incarnée par tous les autres : le conflit est d’abord dans cette opposition entre ce non-couple maudit métaphysiquement et tous les autres personnages, y compris les autres couples dont celui constitué par Rémi et Louise qui est, lui, maudit pour des raisons purement réalistes et psychologiques. De cette opposition naît un sentiment de malaise parfois proche de l’angoisse. Angoisse qui finit d’ailleurs par submerger l’héroïne. Le Rémi composé par Tcheky Karyo – l’un des meilleurs acteurs français de ces vingt dernières années – est très étonnant. C’est celui à qui le spectateur contemporain s’identifiera le plus naturellement. Sa violence initiale lui paraîtra légitime, ses réticences morales aussi et sans lui le film perdrait son effet de réel. Le génie du scénario comme du casting est d’avoir rendu Rémi amoureux de Louise : ils sont aussi mal assortis que bien des couples réels le sont et leur amour n’est pas moins authentique. Autre suprême maîtrise du scénario : le rôle apparemment effacé des personnages féminins (hormis Louise) qui s’avère, sous des dehors neutres, déterminant dans l’évolution de l’intrigue : ils sont dotés d’une puissance sournoise car silencieuse. Cet effacement était déjà celui de Dussolier dans Le beau mariage avant le retournement «actif» du personnage in extremis et il était aussi celui de l’adolescente de Pauline à la plage. Le séducteur composé par Christian Vadim est lui aussi bouleversant : l’amour lui échappe sans qu’il le sache pendant qu’il dort. Cette alternance dramaturgique initiée par la veille et le sommeil était déjà prégnante dans La femme de l’aviateur. Quant au personnage du dessinateur incarné par Laszlo Szabo, il rappelle un peu, par sa fonction réflexive et distancée, le personnage du philosophe Brice Parain (dans son propre rôle) qu’Anna Karina interrogeait dans le génial Vivre sa vie de Godard sauf qu’ici c’est l’inverse : c’est Louise qui est interrogée et se confie à cet étrange dessinateur qui tire pour elle une sorte de leçon «cosmologique» et universelle à partir du récit d’un dérèglement particulier.
La continuité thématique est donc évidente du premier volume des Comédies et Proverbes à ce quatrième volume constitué par Les nuits de la pleine lune. Elle rappelle quelque peu les exemples de certaines œuvres d’écrivains romantiques allemands de la fin du XVIIIe siècle, une littérature que Rohmer connaît bien puisqu’il avait déjà adapté La marquise d’O. La mise en scène dans son ensemble est admirable de nervosité et de précision. Les déplacements circulaires puis concentriques des personnages dans l’espace deviennent obsédants, angoissants. Le montage est extrêmement serré et il ne faut rater aucun plan. La disposition spatiale des acteurs est particulièrement soignée et les tableaux de Mondrian sont effectivement un beau symbole de la fausse impression d’équilibre et de liberté que croient parfois ressentir les personnages. Non seulement, peut-être, ce film de Rohmer est le plus absolument sincère du point de vue de la restitution historique de l’histoire des mentalités dans la société contemporaine française mais il représente en outre une réflexion morale qui vire à la psychologie la plus virulente des profondeurs.
Supplément
Rohmer parle de son film : un entretien radiophonique d’une dizaine de minutes avec Claude-Jean Philippe diffusé sur France-Culture en 1984, découpé en sections titrées et illustrées d’extraits du film. La partie consacrée au tableau de Mondrian est la plus intéressante mais l’ensemble vaut la peine d’être écouté : on y apprend le pointillisme extrême de Rohmer qui ne nous étonne pas : les explications sur les vêtements des acteurs sont bien dignes de celles d’un Jacques Tourneur. Tout cela est tout de même frustrant à force de minimalisme. Si vous voulez tout savoir sur le tournage du film et sa préparation, il vous faudra retrouver puis lire le n°364 des Cahiers du Cinéma.
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