Dracula, 8 : Dracula prince des ténèbres de Terence Fisher, par Francis Moury (31/03/2010)
Photographie de plateau reçue obligeamment de Nicolas Stanzick (dans le corps de l'article, collection personnelle de Francis Moury).
1895 environ, en Europe centrale : des villageois croient devoir purifier le cadavre d’une jeune fille morte, sous les yeux de sa mère. Le Père Sandor les en dissuade en leur assurant qu’elle n’est pas une vampire et que Dracula est mort. Le soir même, dans une auberge, Charles et Helen, Allan et Diana, deux couples anglais en voyage d’agréments vers Carlsbad, rencontrent ce même Père Sandor qui les met vigoureusement en garde contre l’idée touristique de passer la nuit dans un château qui n’est mentionné sur aucune carte géographique. Le destin les amène pourtant à frapper la nuit venue à sa porte. Son serviteur Klove les accueille cérémonieusement, prétendant respecter les volontés de son défunt maître : accorder l’hospitalité aux voyageurs égarés. Ce piège permet à Klove de servir un sanglant rituel qui ressuscite son maître : Dracula lui-même ! Allan est tué et son épouse Helen d’abord folle de terreur devient vampire à son tour. Charles et Diana en réchappent de justesse et se réfugient dans le monastère du Père Sandor. Klove en rapproche clandestinement Dracula et Helen, attachés à leurs proies. Ludwig, un enlumineur fou soigné par les moines mais sous l’influence maléfique du comte, l’invite alors à entrer…
Fiche technique succincte
Mise en scène : Terence Fisher
Production : Anthony Nelson-Keys (Seven Arts-Hammer Film)
Producteur exécutif : Michael Carreras
Scénario : John Elder d’après les personnages de Bram Stoker
Directeur de la photographie : Michael Reed (B.S.C.) TechniScope (1) Technicolor
Montage : Chris Barnes supervisé par James Needs
Musique : James Bernard (supervisée par Philip Martell)
Décors : Bernard Robinson
Effets spéciaux : Sidney Pearson
Maquillage : Roy Ashton
Costumes : Rosemary Burrows
Distribution DVD numérique France : Metropolitan Filmexport-Seven 7
Casting succinct par ordre d’apparition à l’écran
Joyce Hemson (mère de la jeune fille morte), Andrew Keir (Père Sandor), Barbara Shelley (Helen), Francis Matthews (Charles), Suzan Farmer (Diana), Charles Tingwell (Alan / Alain), George Woodbridge (aubergiste), Philip Latham (Klove), Thorley Walters (Ludwig), Christopher Lee (Dracula), etc.
Critique
Dracula Prince of Darkness [Dracula prince des ténèbres] (Grande-Bretagne, 1965) de Terence Fisher se veut la suite de son Dracula / Horror of Dracula [Le cauchemar de Dracula] (Grande-Bretagne, 1958), les deux films n’entretenant qu’un lien ténu en dépit de son titre avec son The Brides of Dracula [Les maîtresses de Dracula] (Grande-Bretagne, 1960). De facto ils constituent la trilogie fishérienne sur le thème du vampirisme mais sur le plan strictement thématique, il faudrait plutôt parler d’un diptyque stokérien entrecoupé par une variation para-stokérienne. Les premières images du film de 1965 sont celles de la dernière séquence du film de 1958 représentées d’une manière assez belle et originale, en guise d’introduction et de résumé à ce qu’on doit savoir si on veut comprendre ce qui va se passer ici et maintenant. Christopher Lee reprend le rôle pour la seconde fois de sa carrière. Le scénariste John Elder (de son véritable nom Anthony Hammer, alias Anthony Hinds et quelques autres pseudonymes encore) introduit l’idée d’un rite inconnu mais sanglant permettant de faire revivre le vampire. Il la reprendra quelques années plus tard en l’étendant aux dimensions d’une messe noire, plus spectaculaire encore, dans le scénario du Taste the Blood of Dracula [Une messe pour Dracula] (Grande-Bretagne, 1969) de Peter Sasdy. Elder réintroduit un personnage-clef du roman original de Stoker qui manquait en 1958 : Renfield, sous le nom de Ludwig. Et Elder invente un terrifiant domestique Klove, totalement absent du roman. Elder donne surtout à Fisher l’occasion d’approfondir sa syntaxe et sa thématique.
Les 47 premières minutes du film sont constituées par une action qui dure un après-midi puis toute la nuit suivante : le restant se déroule sur plusieurs jours et nuits. Le rythme du récit est donc inhabituel et novateur. Tout comme dans Horror of Dracula, et bien que le mot anglais Horror soit absent du titre, il s’agit d’une structure cauchemardesque où les événements fantastiques ne s’immiscent que progressivement dans la réalité puis la déchirent et l’entraînent alors à un rythme effréné vers le dénouement. Barbara Shelley incarne à merveille la conscience opérant ce travail de reconnaissance. Le spectateur s’identifie naturellement à elle d’abord résistante puis investie progressivement par l’angoisse, la peur puis la terreur : elle définit elle-même ce qu’elle vit comme étant un cauchemar qui finit par la posséder en révélant son double démoniaque. C’est le plus beau rôle de Barbara Shelley, le plus achevé et le plus puissant de sa carrière. La nuit au château est l’occasion pour Fisher de mettre au point certains de ses plus complexes et beaux mouvements de caméra jamais filmés. Confinant parfois à une abstraction formelle, ils sont absolument nécessaires à la progression du piège construit sous nos yeux. La violence graphique monte pour sa part d’un cran par rapport aux deux films de 1958 et de 1960 : égorgements, brûlures, démentielle purification de la femme-vampire en une scène d’inquisition dont l’effet est encore aujourd’hui, en raison de son rythme, de sa composition picturale et de la musique paroxystique composée par James Bernard, presque insoutenable. La structure sophistiquée du script consiste en une succession de reconfigurations d’éléments amicaux ou inamicaux, de confirmations ou d’infirmations d’identité, de confirmations ou d’infirmations de pensées exactes ou fausses sur une situation continuellement mouvante et tendue. Fisher use d’un symbolisme à résonance psychanalytique : Éros et Thanatos se combattent de manière efficace, réelle, active. La manière dont les éléments antagonistes, ressortant de chacune des deux instances, sont disséminés par l’intrigue, sa construction, ses dialogues même, est élaborée jusqu’au degré le plus raffiné. Le film manifeste une sorte de positivisme symboliste rigoureusement maîtrisé, à la plastique mi-baroque mi-classique. Le château de Dracula ne figure sur aucune carte : ce point évoque éventuellement une autre filiation que le roman de Stoker, celle des vieux récits yidich [sic] (2) d’Europe centrale.
Une belle idée enfin que Gaston Bachelard aurait, sans doute, appréciée en raison de sa poésie élémentaire : la mort originale de Dracula que le scénario écrit par le même Elder deux ans plus tard pour Dracula Has Risen From the Grave [Dracula et les femmes] (Grande-Bretagne, 1968) de Freddie Francis, trouvera encore le moyen de surmonter. On peut dès lors dire que la série Hammer film des Dracula stokériens, donc tous ceux interprétés par Christopher Lee, s’apparente véritablement à un cycle de morts et de renaissances, structurellement semblable à l’éternel retour primitif qui fascinait tant Schopenhauer et Nietzsche lorsqu’ils étudiaient en Occidentaux métaphysiquement inquiets les religions de l’Asie.
Note additionnelle sur la réception critique du film en France
C’est l’un des films de Fisher les plus méconnus et les plus malmenés par la critique française au moment de sa sortie parisienne en décembre 1966, et même encore par la suite. On peut parler d’une totale incompréhension aussi bien de la part des cinéphiles amoureux du genre que de la part des critiques généraliste alors que c’est un des films de Fisher ayant rencontré le plus grand succès public en France, compte tenu des chiffres de son exploitation en salles depuis sa sortie en exclusivité. Exemple symptomatique de la réception décalée du cinéma fantastique en France, le critique généraliste Jacques Zimmer publie sur la même page 60 de la Saison cinématographique 1967 une critique du Dracula (États-Unis, 1931) de Tod Browning à l’occasion de sa reprise et une critique du Dracula prince des ténèbres (Grande-Bretagne, 1965) de Terence Fisher. Celle du Browning est élogieuse, sa valeur esthétique et culturelle est reconnue ; celle du Fisher est négative, parée d’une objectivité froidement méprisante. La page 61 n’est pas en reste puisqu’on peut y lire une critique particulièrement ignoble du pourtant très beau et très remarquable Duel au couteau (Italie, 1966) de Mario Bava sous la plume d’Henri Moret, le futur directeur de la revue Écran qui sera pourtant par la suite très ouverte, du temps de Moret lui-même, au cinéma fantastique dans les années 1975-1980. Michel Caen dans Midi-Minuit Fantastique n°17 se montre à demi-injuste envers le film pour des raisons plus intéressantes mais qui ratent sa cohérence esthétique et thématique comme son originalité. On doit lire le commentaire historique et sociologique publié dans le volume intitulé Dans les griffes de la Hammer par Nicolas Stanzick pour avoir une idée de la manière absurde et incohérente avec laquelle Dracula prince des ténèbres fut reçu. René Prédal avait déjà rassemblé et commenté une partie d’entre elles dans son Terence Fisher (in Anthologie du cinéma, vol. 11) : le travail de Stanzick est très complémentaire du sien.
Notes
(1) Le format TechniScope (non pas TechnoScope, parfois mentionné par erreur) ici utilisé correspond à un aspect ratio de 2.70 et non pas du tout de 1.85 contrairement à ce qu’affirmait W.W. Dixon, The Charm of Evil : the Life and Films of Terence Fisher, Scarecrow Press, USA 1992. Erreur relevée par Tim Lucas dans son admirable critique du livre, parue sa revue Video Watchdog n°9 (États-Unis, janvier-février 1992, p.61. Le même Tim Lucas, dans la même critique bibliographique, se permet une belle remarque sur les trois Dracula (1958, 1960 et 1965) de Terence Fisher qui seraient d’une part des méditations dramaturgiques sur l’inversion des concepts traditionnels du christianisme (communion, discipline, résurrection, virginité) d’autre part des méditations intellectuelles sur les concepts de culte, de persuasion, de croyance. Un mot encore sur l’image du film : il existe, comme souvent, deux tirages distincts utilisant deux procédés couleur distincts, selon que c’est un laboratoire anglais ou américain qui a effectué le travail. Les deux tirages sont beaux (l’un favorise les verts et les bleus, l’autre favorise plutôt les rouges et les ocres), et la précision des couleurs demeure, dans les deux cas, tout à fait admirable, qu’il s’agisse de copie chimique visionnée en salle de cinéma ou de vidéo magnétique puis numérique visionnée sur une télévision.
(2) Cf. la nouvelle de I. L. Peretz (1851-1915), La Ville morte in Cécile Cerf, Regards sur la littérature yidich (éditions Académie d’histoire, 1974, pp. 24-37) dans lequel il est aussi question d’un lieu mort ne figurant sur aucune carte mais pourtant bien réel.
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