René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète, 1, par René Pommier (04/05/2010)

Crédits photographiques : Kostas Tsironis (Associated Press).
41AvZOvrrbL._SS500_.jpgPublication, en plusieurs notes, des pages 83 à 117 (composant le chapitre intitulé René Girard est le Messie et Jésus-Christ est son prophète) de l'excellent (et comme toujours très drôle) petit ouvrage de René Pommier, René Girard, un allumé qui se prend pour un phare aux Éditions Kimé.

La démarche qui a conduit René Girard à finir par se rallier à la foi chrétienne ne laisse pas d’être originale. Il n’a pas été touché par la grâce, à laquelle d’ailleurs, mais ce n’est pas moi qui le lui reprocherai, il ne semble guère croire. Parce qu’il était sans doute intimidé à l’idée de rencontrer un tel prodige de la pensée et qu’il avait peur d’être incapable de soutenir une conversation avec lui, Dieu ne s’est jamais manifesté à René Girard. Le Christ ne lui est pas apparu sur le mur de chambre, comme ce fut le cas pour Max Jacob. Il n’a pas rencontré Dieu près d’un pilier de Notre Dame, comme Claudel ou dans l’église Notre-Dame des Victoires, comme Georges Desvallières. Il n’a pas eu de subite illumination en lisant les Confessions de saint Augustin, les Pensées de Pascal ou les écrits du cardinal Newman. Il n’a pas, non plus, succombé au charisme d’un abbé Mugnier, comme beaucoup des «convertis de la Belle Époque (1)». Non, pour aller à Dieu, René Girard n’avait besoin ni d’un abbé Mugnier, ni de Pascal, ni de Dieu lui-même : il avait René Girard.
En fait René Girard a toujours cru : il a toujours cru en René Girard et la foi en Dieu n’a été pour lui que le prolongement, l’approfondissement, l’aboutissement de sa foi en René Girard. Il le dit très clairement, c’est le girardisme qui l’amené au christianisme : «ce sont les résultats de mon travail, ceux que je suis en train de vous exposer, qui m’ont orienté vers le christianisme et convaincu de sa vérité. Ce n’est pas parce que je suis chrétien que je pense comme je le fais; c’est parce que mes recherches m’ont amené à penser ce que je pense que je suis devenu chrétien (2)». Notons d’abord que cette conversion dans laquelle Dieu n’intervient en rien, se contentant de se laisser dénicher par un chercheur exceptionnellement perspicace et persévérant, comme une statue antique enfouie dans le sable se laisse déterrer par un archéologue, ne devrait pas être tout à fait du goût de l’Église, pour qui la foi est toujours et d’abord un don de Dieu (3). Certes l’Église a toujours déclaré que la seule raison naturelle pouvait permettre à l’homme de découvrir Dieu à travers ses œuvres. Mais cette connaissance de Dieu, si elle peut préparer à la foi, ne saurait suffire à la faire naître. L’homme ne peut aller à Dieu, si Dieu ne l’appelle à lui. Quels que soient ses mérites, ses vertus, la force de son esprit, sa soif de Dieu, il ne peut jamais le trouver tout seul, fût-il René Girard.
Comme l’indique l’étymologie («se convertir», c’est «se tourner vers»), la conversion implique normalement un changement d’orientation, une transformation intérieure. Rien de tel chez le «converti» René Girard. Loin de modifier en quoi que ce soit sa façon de penser, c’est lui, je l’ai dit dans l’introduction, qui invite les chrétiens qu’il vient de rejoindre à abandonner au plus vite leur vision du christianisme pour se rallier à la sienne. Arrivé au christianisme par le girardisme, René Girard découvre que le christianisme est, en réalité, un girardisme qui s’ignore et il invite tous les chrétiens à en prendre enfin conscience. D'ordinaire le nouveau converti est modeste, timide, et déférent; le converti René Girard est présomptueux, sûr de lui, et volontiers dédaigneux. D’ordinaire le nouveau converti se regarde comme un pauvre égaré à qui l’on vient enfin d’apporter la lumière. Le converti René Girard prétend, au contraire, apporter la lumière à ceux qu’il vient de rejoindre, qui, selon lui, la détenaient sans la voir. D’ordinaire le nouveau converti est avide de conseils; il cherche à s’instruire et demande des précisions sur ce qu’il doit faire et ce qu’il doit croire. Le converti René Girard ne pense qu’à faire la leçon à ses nouveaux coreligionnaires et n’attend d’eux qu’une chose : qu’ils l’écoutent respectueusement et qu’ils adoptent au plus vite toutes ses idées.
«Il faut, ne craint pas de dire René Girard, que “meure” effectivement cette divinité sacrificielle et avec elle le christianisme historique dans son ensemble, pour que le texte évangélique puisse resurgir à nos yeux non pas comme un cadavre que nous aurions déterré, mais comme la chose la plus nouvelle, la plus belle, la plus vivante et la plus vraie que nous ayons jamais contemplée» (4). C’est donc rien moins que «le christianisme historique dans son ensemble» qu’il entend mettre au placard pour le remplacer par le christianisme girardien. C’est tellement gros, tellement énorme que tout le monde aurait dû sauter au plafond ou se rouler par terre en se tenant les côtes. René Girard aurait dû être aussitôt salué comme le plus grand bouffon du siècle. Au lieu de cela, on l’a célébré comme l’un des plus grands penseurs de tous les temps, sinon le plus grand, et on l’a élu à l’Académie française à la quasi unanimité.
J’ai reçu une solide éducation religieuse, ayant fait toutes mes études secondaires chez les Pères et j’ai par la suite beaucoup pratiqué certains grands auteurs chrétiens, à commencer par Pascal et Bossuet. J’étais donc persuadé que, pour les chrétiens, le Christ était venu racheter les hommes du péché originel. Je n’avais jamais entendu dire ni lu nulle part qu’il était venu sur terre pour mettre fin à la rivalité mimétique. On m’avait toujours appris que le malheur de l’homme venait du fait que, depuis le péché originel et à cause de lui, il s’était détourné de Celui qui est sa seule fin, Dieu, pour se tourner vers lui-même et faire de sa propre personne le centre de tout, n’étant plus mû par «la charité», c’est-à-dire l’amour de Dieu, mais par «l’amour-propre», c’est-à-dire l’amour de lui-même. Je n’ai pourtant pas l’intention de m’interroger longuement sur l’orthodoxie de la conception que René Girard se fait du christianisme. Les théologiens sont mieux placés que moi pour le faire. Je préfère rester sur un terrain plus étroit, plus modeste et qui m’est familier, celui de l’analyse des textes. Je me contenterai donc d’examiner la manière dont René Girard se sert des textes bibliques et évangélique pour essayer d’imposer sa conception. Car je crois retrouver dans ses analyses tous les défauts que j’ai passé un bonne partie de ma vie à dénoncer chez les «décodeurs» en tout genre et notamment ceux de la «nouvelle critique».
Pour René Girard, nous l’avons vu «les chrétiens n’ont pas compris la véritable originalité des Évangiles». Selon lui, «ils s’imaginent que les Évangiles ne peuvent pas être originaux à moins de parler de toute autre chose que les mythes». C’est pourquoi «ils tendent à voir dans le procès de Jésus, dans l’intervention de la foule, dans la crucifixion, un événement incomparable en lui-même, en tant qu’événement du monde. Les Évangiles disent, au contraire que Jésus est à la même place que toutes les victimes passés présentes et futures. Les théologiens ne voient là que des métaphores plus ou moins métaphysiques et mystiques. Ils ne prennent pas les Évangiles à la lettre et ils tendent à fétichiser la passion» (5). Mais, objecte René Girard, «la preuve qu’il ne faut pas agir ainsi, c’est que dans le texte même des Évangiles figure un second exemple de meurtre collectif, différent dans le détail des faits mais tout à fait identique à la passion sous le rapport des mécanismes qu’il fait jouer et des rapports entre les participants» (6).
Ce meurtre, c’est celui de Jean-Baptiste et René Girard va se livrer tout d’abord à une très longue analyse du court récit de sa mort (7). Pour lui, en effet, il ne fait aucun doute que ce récit nous offre «un exemple de meurtre collectif» dont l’origine est, bien sûr, le désir mimétique, illustrant de façon saisissante le mécanisme de la crise mimétique : «Bien qu’il soit de dimensions réduites, ce texte donne aux désirs mimétiques puis aux rivalités mimétiques et enfin à l’effet du bouc émissaire qui résulte de l’ensemble un relief étonnant» (8).
René Girard nous dit suivre le texte de Marc et il le résume en ces termes : «Hérode désirait épouser en secondes noces Hérodiade, l’épouse de son propre frère. le prophète avait condamné cette union. Hérode l’avait fait emprisonner pour le protéger, semble-t-il autant et plus que pour châtier son audace. Hérodiade réclamait sa tête avec acharnement. Hérode ne voulait pas la lui donner. L’épouse finit pourtant par l’emporter en faisant danser sa fille au cours d’un banquet en présence d’Hérode et de ses convives. Endoctrinée par la mère et soutenue par les convives la fille demanda la tête de Jean-Baptiste qu’Hérode n’osa pas lui refuser (Mc, 6, 14-28)» (9).
Comme à son habitude, René Girard, bien qu’ancien élève de l’Ecole des Chartes, se montre incapable de nous donner un résumé rigoureusement exact du récit de Marc. Il nous dit qu’Hérodiade réussit enfin à avoir le tête de Jean-Baptiste «en faisant danser sa fille». Mais Marc, non plus d’ailleurs que Matthieu (Luc ne parle pas de la décapitation de Jean-Baptiste), ne dit nullement que c’est Hérodiade qui a fait danser sa fille. Il est certes possible, voire probable, qu’elle l’ait fait à la demande de sa mère. Toujours est-il que les évangiles ne le disent pas. René Girard, qui entend résumer le récit de Marc, dit aussi que Salomé est «endoctrinée par sa mère». Or cette formule se trouve dans Matthieu mais non dans Marc. Le plus étrange, nous le verrons, c’est que René Girard va reprocher plus loin à Matthieu d’avoir ajouté cette précision au récit de Marc. Ce n’est donc pas seulement au texte des évangiles, que René Girard ne prête pas une attention suffisante : c’est aussi à ce qu’il a écrit lui-même Il affirme enfin que Salomé est «soutenue par les convives», ce que ne disent ni Marc ni Matthieu. Mais là encore je vais y revenir.
Quand Jean-Baptiste dit à Hérode qu’il ne lui est pas permis d’épouser la femme de son frère, «ce n’est pas, nous dit René Girard,, sur la légalité stricte du mariage, que le prophète met l’accent» (10). En réalité, «le prophète met son auditeur royal en garde contre les effets du désir mimétique» (11). Pour René Girard, il ne fait pas de doute, en effet, que, si Hérode a voulu épouser Hérodiade, c’est moins parce qu’il était attirée par elle, que parce qu’elle était la femme de son frère et qu’il voulait ainsi supplanter celui-ci. Il a donc succombé a un désir d’origine mimétique qui va avoir un effet contagieux et déclencher le processus qui aboutira à la mort du prophète : «À l’orée de notre texte, l’avertissement de Jean désigne le type de rapport qui domine l’ensemble du récit et qui débouche, à son paroxysme, sur le meurtre du prophète. Le désir foisonne et s’exaspère parce qu’Hérode ne tient pas compte de l’avertissement et tout le monde suit son exemple. Tous les incidents, tous les détails du texte illustrent les moments successifs de ce désir, chacun d’eux produit par la logique démente d’une surenchère qui se nourrit de l’échec des moments antérieurs» (12).
Que vaut cette interprétation ? On aimerait tout d’abord être sûr qu’Hérode a effectivement épousé Hérodiade pour damer le pion à son frère. Rien n’est pourtant moins sûr. René Girard, lui, n’en doute pas : «La preuve qu’Hérode désire avant tout triompher de son frère c’est qu’une fois possédée, Hérodiade perd toute influence directe sur son époux. Elle ne peut même pas obtenir de lui qu’il fasse mourir un insignifiant petit prophète» (13). Mais, quoi qu’en pense René Girard, le refus d’Hérode de faire mourir Jean-Baptiste ne prouve nullement qu’Hérodiade a perdu toute influence sur lui. S’il répugne à le faire mourir, c’est, nous dit l’évangéliste, «parce qu’Hérode craignait Jean, sachant que c’était un homme juste et saint, et il le protégeait. Quand il l’avait entendu, il était fort perplexe, et c’était avec plaisir qu’il l’écoutait» (Marc 6, 20). Aux yeux d’Hérode, Jean-Baptiste n’est manifestement pas «un insignifiant petit prophète». Il le considère si peu comme «un insignifiant petit prophète» que, lorsque les miracles de Jésus commencent à le rendre célèbre, il croit que le baptiste est ressuscité en la personne du Christ : «C’est Jean que j’ai fait décapiter, qui est ressuscité» (Marc 6, 16) (14).

Notes
(1) Voir Les Convertis de la Belle Époque, préface de Jean Pommier, Éditions rationalistes, 1971, livre dans lequel Henriette Psichari raconte et commente la conversion de son frère Ernest, ainsi que celles de Jacques Maritain, de Jacques Rivière, de Jean Cocteau, de Louis Massillon et de quelques autres.
(2) Les Origines de la culture (Desclée de Brouwer, 2004), p. 58.
(3) «La foi est un don gratuit que Dieu fait à l’homme», Catéchisme de l’Église catholique (Presses Pocket, 1999), p. 52, article 162.
(4) Des Choses cachées depuis la fondation du monde (Grasset, 1978, Le Livre de poche, coll. Biblio Essais), p. 339.
(5) Le Bouc émissaire (Grasset, 1982, Le Livre de poche, coll. Biblio Essais), p. 189-190.
(6) Ibid., p. 190.
(7) Ibid., pp. 190-219.
(8) Ibid., p. 190.
(9) Ibid., pp. 190-191.
(10) Ibid., p. 191.
(11) Ibid., p. 192.
(12) Ibid., p. 193.
(13) Ibid., pp. 193-194.
(14) Dans Matthieu (14, 2) Hérode dit à ses proches : «cet homme est Jean-Baptiste. Le voilà ressuscité des morts : d’où les pouvoirs miraculeux qui se déploient en sa personne».

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