Entre ciel et terre de Jón Kalman Stefánsson (09/05/2010)

Crédits photographiques : Halldor Kolbeins (AFP/Getty Images).

41HFyds1evL._SS500_.jpgÀ propos d'Entre ciel et terre de Jón Kalman Stefánsson (Gallimard, traduit de l’islandais par Éric Boury, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).

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Peut-être Jón Kalman Stefánsson aurait-il dû faire lire à ses personnages ce bref et surprenant Art de la navigation d'Antonio de Guevarra paru en 1539 que les éditions Vagabonde ont impeccablement édité, auquel je consacrerai une note (qui sera publiée le 27 mai et dédiée à Dominique Autié). Nous pouvons y lire (pp. 93-4) l'un des nombreux et ironiques conseils que prodigue l'auteur à l'illustre señor don Francisco de los Cobos, commandant en chef de León et membre du conseil d'état de sa Majesté, et plus généralement à ses lecteurs, dont peu, à vrai dire, ont dû monter, une seule fois durant toute leur vie, sur une galère : «Pour son salut, il est conseillé au passager, avant de s'embarquer, de se faire tailler un vêtement solide et doublé, plus confortable qu'élégant, dans lequel il pourra sans dommage s'asseoir sur la coursive, se coucher dans les arbalétrières, s'appuyer à la poupe, descendre à terre, se protéger de la chaleur, s'abriter de la pluie, et qui pourra aussi faire office de lit pendant la nuit; car sur les galères, les vêtements servent moins à éblouir qu'à se couvrir».
Je doute qu'un pécheur islandais ait jamais pu être intéressé par les livres, truffés de fausse érudition et pour cette raison si éminemment littéraires, de Guevarra mais enfin, les pécheurs que Jón Kalman Stefánsson nous décrit sont assez peu représentatifs je le suppose de leur corporation. Entre ciel et terre est le récit, lumineux et d'une poignante gravité, d'une lutte. Non point le combat qui oppose, sur cette terre d'Islande d'un autre âge, les hommes à la mer somptueuse et mortelle ni même le combat, décrit par Nordahl Grieg dans Le navire poursuit sa route, des hommes de mer pour améliorer leurs lamentables conditions de vie.
Jón Kalman Stefánsson n'a point fait de son magnifique roman un chant de contestation, comme l'est Le Vaisseau des morts de B. Traven (Ret Marut), ou alors cette contestation ne vise pas seulement une réalité sociale et politique. La lutte qu'Entre ciel et terre décrit est celle qui, depuis que l'homme a reçu le don de la parole, le dresse face à l'horreur d'un monde innommable.
Il s'agit de capturer, dans les filets, autre chose que des poissons, s'il est vrai que, comme l'affirme l'écrivain dans une belle image (1), rien de ce qui nous entoure ne peut nous être étranger : la beauté des femmes, les trahisons, quotidiennes et minuscules ou bien insignes, dont les hommes se chargent, les lâchetés, les courages, les histoires venues d'ailleurs, la rudesse et la splendeur de la nature et encore tant d'autres réalités banales ou remarquables, tant de mots bien sûr, afin qu'ils composent une longue phrase capable de percer le mystère du monde et de magnifier «La joie, le bonheur et la chaleur brûlante de l’amour [qui] forment la trinité qui fait de nous des hommes, celle qui justifie l’existence et lui donne plus de grandeur que la mort» (p. 82).
La mort ? Assurément, la mort n'est point une de ces banalités tombant sous la coupe inquisitoriale du langage : «Longtemps, personne n’avait osé lui parler d’autre chose que de banalités et de ce que le langage maîtrise sans difficultés, le poisson, les affaires, le temps» (p. 183). Il y a ce que le langage ne maîtrise point. La mort donc, moins facile à capturer dans les filets du langage que ne le sont le poisson, les affaires, le temps, la joie et la beauté. Elle seule résiste face aux mots même si, dans notre roman, la présence des morts n'est pas néfaste mais familière, peut-être parce qu'ils ne sont pas privés de voix et qu'ils n'ont pas peur de s'adresser aux vivants, peut-être encore parce que l'arche de parole qui relie les vivants aux morts est fort solide, aussi dure qu'un pont de pierre : «Un corps qui vit est quelque chose d’exceptionnel. Mais dès que le cœur cesse de battre, qu’il ne pompe plus le sang, que les souvenirs et les pensées ne jaillissent plus comme autant d’éclairs à l’intérieur du crâne, il cesse d’être admirable pour se transformer en une chose que nous préférons ne pas avoir à décrire par des mots» (p. 91).
Dans ce beau roman que l'on sent mû par une ardeur secrète, comme s'il n'était que l'arête tranchante, affleurant à la surface, d'une masse énorme, souterraine, tout n'est qu'affaire de mots qu'il faut capturer, comme le rappelle ironiquement l'auteur qui écrit : «La morue se fiche des mots, même des adjectifs comme sublime. La morue ne s’intéresse à aucun mot, pourtant elle nage dans les océans, presque inchangée, depuis cent vingt millions d’années. Cela nous apprend-il quelque chose sur le langage ? Eh bien, nous pouvons peut-être nous passer de mots pour survivre, mais nous en avons besoin pour vivre» (p. 70).
C'est d'ailleurs un livre, Le Paradis perdu de John Milton adapté plutôt que traduit en islandais (2) qui va être la cause directe de la mort d'un des personnages qui, devant se préparer pour sortir en mer, absorbé par le lecture du chef-d'œuvre de poésie, a oublié sa vareuse. Erreur qui ne pardonne point en ces mers glacées. L'homme en mourra de froid.
C'est son jeune ami, lui-même aimant les livres mais incapable de retenir les mots qui paraissent sortir de sa bouche pour sa plus grande confusion, qui rapportera l'ouvrage du grand Anglais à son propriétaire, un vieux capitaine, aveugle comme Milton et irascible (peut-être comme Milton encore) qui possède, curiosité dont les hommes rudes se méfient, plusieurs centaines d'ouvrages.
Les mots sont donc ambivalents : ils peuvent nous tuer si nous leur accordons trop d'attention et pourtant, leur singulière grandeur est une force démiurgique véritable : «Quelles puissances titanesques, à part le désespoir, nous propulsent-elles donc par-delà l’incommensurable pour que nous vous contions les histoires de vies aujourd’hui éteintes ? Nos paroles sont des brigades de sauveteurs désemparées, équipées de cartes de géographie inutilisables et du chant des oiseaux en guise de boussole. Désemparées et complètement perdues, elles doivent cependant sauver le monde, sauver ces vies éteintes, vous sauver vous et, espérons-le, nous aussi» (p. 112).
Ailleurs, dans des phrases magnifiques, le romancier insiste sur la nature double des mots, du reste inscrite profondément dans leur matière même (3), écrivant : «Les mots ont parfois le pouvoir des trolls et ils sont capables d’abattre les dieux, ils peuvent sauver des vies et les anéantir. Les mots sont des flèches, des balles de fusil, des oiseaux légendaires lancés à la poursuite des héros, les mots sont des poissons immémoriaux qui découvrent un secret terrifiant au fond de l’abîme, ils sont un filet assez ample pour attraper le monde et embrasser les cieux, mais parfois, ils ne sont rien, des guenilles usées, transpercées par le froid, des forteresses caduques que le mort et le malheur piétinent sans effort. Les mots sont cependant tout ce que le gamin possède. À part les lettres de sa mère, un pantalon de grosse toile, ses vêtements de laine, trois livres peu épais ou plutôt des fascicules qu’il a emportés avec lui en quittant le baraquement, des bottes de mer et de mauvaises chaussures. Les mots sont ses compagnons les plus dévoués et ses amis les plus fidèles, ils se révèlent pourtant inutiles au moment où il en aurait le plus besoin – il ne parvient pas à ressusciter Bár∂ur […]» (p. 222).
Il est une autre mort pourtant qui peut être conjurée par les mots, la mort de l'âme, le dessèchement spirituel, la volonté de ne point chercher sans relâche (4), de ne pas s'élancer, comme Ulysse, sur les flots tentateurs : «Certains doivent vivre longtemps avant de trouver le lieu qui libérera ces mots, la maison, le foyer, des chaînes du langage et il en est de plus en plus qui meurent avant de l’avoir découvert» (p. 100).
Le jeune compagnon de Bár∂ur, qui un temps, après la mort de son ami, voudra se suicider, semble, aux toutes dernières pages de notre roman, avoir trouvé un foyer, alors même que les mots lui font défaut, ou que, comme un benêt, il les laisse s'échapper de sa bouche. Peut-être, en fin de compte, la leçon de l'écrivain tient-elle dans une sagesse toute simple (5), que nous pourrions ainsi résumer : il faut savoir se taire, car l'homme est un être profondément double, à la fois incapable de se passer bien longtemps des mots et devant réellement vivre pour que ces mots puissent trouver une assise dans la réalité, ou bien pour que la réalité et ses dures exigences ne soient point occultées par les belles phrases des poètes : «Certains mots sont probablement aptes à changer le monde, ils ont le pouvoir de nous consoler et de sécher nos larmes. Certains mots sont des balles de fusil, d’autres des notes de violon. Certains sont capables de faire fondre la glace qui nous enserre le cœur et il est même possible de les dépêcher comme des cohortes de sauveteurs quand les jours sont contraires et que nous ne sommes peut-être ni vivants ni morts. Pourtant, à eux seuls, ils ne suffisent pas et nous nous égarons sur les landes désolées de la vie si nous n’avons rien d’autre que le bois d’un crayon auquel nous accrocher» (pp. 68-9).

Notes
(1) «Le cœur d’un homme adulte a la taille d’un poing fermé. Le cœur est un muscle creux qui envoie le sang dans les veines du corps, des artères, des vaisseaux, des veinules, d’une longueur totale de presque quatre cent mille kilomètres, lesquels atteindraient la Lune et même le noir de l’espace qui se trouve au-delà, combien ces lieux doivent être solitaires» (p. 48).
(2) «L’ouvrage a été imprimé à Copenhague en 1828, un recueil de poèmes que le pasteur Jón a traduit, recomposé, il y a consacré vingt années de sa vie, l’œuvre a été écrite en Angleterre par un poète aveugle qui l’a composée pour s’approcher de Dieu, lequel est pourtant tout comme le ciel, l’arc-en-ciel ou l’essentiel, et qui s’éloigne dès qu’on se lance à sa poursuite. Le Paradis perdu» (p. 96).
(3) «Les mots sont de nature diverse. Certains sont lumineux, d’autres chargés d’ombre. Avril est, par exemple, empli de lumière» (p. 117).
(4) «Nous passons notre existence à la recherche d’une solution, d’une chose qui nous console, nous apporte le bonheur et éloigne de nous tous les maux. Certains empruntent une route longue et difficile; peut-être ne trouvent-ils jamais rien, à part l’ombre d’un but, l’esquisse d’une solution ou une forme d’apaisement dans la recherche elle-même, quant à nous, les autres, nous admirons leur ténacité, mais il nous est déjà assez difficile de nous contenter d’exister et, au lieu de chercher, nous avalons l’élixir de vie venu de Chine en nous demandant constamment quel est le chemin le plus court vers le bonheur, question dont nous trouvons la réponse dans Dieu, les sciences, le brennivín, l’élixir venu de Chine», p. 39.
(5) Et non une morale, comme en témoigne cette phrase : «Les profondeurs de la mer sont dénuées de tout vice, là ne règnent que la vie et la mort; en revanche, il faudrait sûrement bénir ces lignes non pas une fois, mais au moins mille si nous les plongions dans le tréfonds de l’âme humaine», p. 70.

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