Au-delà de l'effondrement, 22 : Fugue for a Darkening Island de Christopher Priest (20/05/2010)

Crédits photographiques : Stringer (AFP, Getty Images)*.

313774931.2.jpgTous les effondrements.








Priest.JPGÀ propos de Christopher Priest, Le rat blanc (traduction de Nathalie Gouyé, Presses de la Cité, coll. Futurama, 1972, nouvelle édition Notre île sombre, dans la collection Lunes d'encre, chez Denoël dans une traduction de Michelle Charrrier, puis dans la collection Folio SF, 2016).

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Fugue for a Darkening Island (1), qui fut ridiculement et assez honteusement traduit Le rat blanc dans notre langue, est un petit roman étrange et intéressant, très peu connu des lecteurs français qui ont dû patienter de longues années avant de disposer, sous l'égide de Denoël et de sa collection Lunes d'encre, d'une nouvelle édition, agrémentée d'une préface de l'auteur que la collection Folio SF dirigée par Pascal Godbillon, fidèle à sa tradition de très grande paresse intellectuelle, s'est une fois de plus contentée de publier en poche. Hormis quelques titres dignes d'intérêt, nous ne comptons plus les navets repris (bien davantage, donc, qu'édités) par Pascal Godbillon qui bien sûr, lorsque vous lui suggérez de publier des titres intéressants mais hélas depuis longtemps introuvables comme La Terre demeure de George R. Stewart, donc de réaliser un véritable travail d'éditeur, vous répond paresseusement qu'il faut tenir compte de très originaux impératifs économiques et de goûts des lecteurs que l'on suppose éclairés, impératifs économiques et goûts des lecteurs qui lui intiment de publier, une fois sur deux, des livres paresseux sans le moindre intérêt, dont je ne suis d'ailleurs même pas absolument certain qu'ils représentent des succès de librairie. Je précise que ma note s'appuie sur la première traduction de cet ouvrage, apparemment réécrit par Christopher Priest qui s'en explique, un peu bizarrement d'ailleurs : «J'ai beau répugner au politiquement correct, j'ai retiré du texte tout ce qui, à mon avis, risquait de mener à une interprétation franchement politique, dans un sens ou dans l'autre» (p. 13 de l'édition de poche). Le nouveau titre, Notre île sombre, se rapproche certes de l'original, Fugue for a Darkening Island, car il était de toute façon impossible d'être plus infidèle qu'en traduisant le roman de Priest par Le rat blanc, sans toutefois en saisir pleinement la richesse, qui pourrait être rendue par Fugue pour une île plus sombre ou bien Fugue pour une île plus ténébreuse, le participe présent en -ing évoquant qui plus est une action en cours, devenant plus sombre ou bien devenant plus ténébreuse. Pourquoi pas Fugue pour une île s'assombrissant ? Attendons la prochaine réédition de ce texte pour trancher ce débat, dans trente ou quarante ans, voire un bon demi-siècle, n'est-ce pas, Pascal Godbillon ?
Christopher Priest décrit dans ce livre publié en 1972 une Angleterre tout entière devenue la proie d'une invasion massive d'Africains (surnommés les Afrims) fuyant leur continent, ravagé par une guerre nucléaire. Nous y suivons un homme absolument banal, Alan Whitman, tellement banal qu'il trompe sa femme allègrement et ne cherche même plus à comprendre les raisons pour lesquelles il n'éprouve plus rien pour elle, et surtout pas une quelconque attirance physique, depuis la naissance de leur fille. La narration est intelligente et vive, comme elle l'est toujours avec Priest, entremêlant différents épisodes de la vie de Whitman (2), depuis ses premières amours, elles aussi absolument banales, jusqu'à la découverte des corps torturés de son épouse et de sa fille, qui clôt notre roman.
Deux thèmes sont à souligner dans ce livre qui est d'une extraordinaire actualité, ouvrage qui devrait d'ailleurs figurer sur la liste des livres à lire absolument par tous nos experts en démographie et sociologie (3) : d'abord, la description de la médiocrité du personnage, l'homme typique des foules si je puis dire, l'Occidental abondamment peint par la littérature, revenu de tout alors qu'il ne connaît rien ou si peu, vivant comme s'il ne vivait pas, comme s'il n'avait jamais vécu, marchant dans un état de sidération. Cette médiocrité, cette absence de réaction, bien décrite par Priest dans un passage où Whitman est soigné par un couple de personnes âgées qui font comme si l'Angleterre qu'ils aimaient n'avait point été irrémédiablement détruite, est sans doute le thème réel du roman de Christopher Priest, plutôt que l'évocation d'une Angleterre déchirée par une guerre civile, l'arrivée à la tête du pouvoir d'un dirigeant raciste n'arrangeant pas exactement la situation, catastrophique, qui ne peut que dégénérer en conflits urbains d'une terrible violence : comme dans le dernier roman de Maurice G. Dantec, des étrangers, par milliers, arrivent sur les côtes occidentales (du moins le supposons-nous, puisque seul le cas de l'Angleterre est évoqué par l'auteur), les autorités hésitant entre répression féroce et humanisme.
Comment faire pour accueillir des milliers, bientôt, sans doute, des millions de femmes et d'hommes fuyant leur pays, ravagé pour des siècles ? Du reste, ces événements sont froidement exposés, le narrateur ne parvenant pas à se débarrasser (ou alors l'ayant délibérément provoqué) du sentiment, étrange et dérangeant, que les événements sont finalement sans grande importance : il a été amoureux de sa femme puis, sans raison apparente, ne l'a plus été, l'un et l'autre état ne provoquant aucun trouble particulier. La guerre civile elle-même semble être vécue par un homme absent, comme tel personnage du médiocre Millenium People de Ballard.
Montré fort justement par le biais de la médiocrité du personnage, ce qui nous intéresse ensuite est son lent mais inéluctable basculement vers la violence et le meurtre. Contrairement à ce que j'ai lu, ici ou là (principalement sur des blogs anglo-saxons), il n'y a nul racisme dans le roman de Priest, alors qu'il y en a, à l'évidence, dans le titre de l'édition française. L'auteur prend soin de préciser que son personnage, même au moment où le déferlement des Afrims, battant son plein en Angleterre, le prive de sa maison, pillée, et le contraint à fuir sa propre ville pour une campagne elle-même remplie de dangers, n'éprouve aucune espèce de haine à l'endroit des milliers de Noirs qui ne tardent pas à prendre les armes, à se constituer en hordes pillant, brûlant, violant et tuant les populations insulaires.
Les toutes dernières lignes de notre roman traduisent, à l'égard de ce comportement, un basculement certain puisque Alan Whitman, l'homme médiocre, l'homme des foules modernes, celui qui ne semble guère éprouver de sentiments devant les faits dont il semble n'être que l'acteur involontaire, vient de découvrir les cadavres de sa fille et de sa femme, ironiquement peintes en noir par leurs violeurs et meurtriers, qu'il recherche depuis le jour où elles ont été capturées par des Noirs armés et enfermées dans des lupanars servant au divertissement des troupes : «Je ne sentis en moi aucune réaction, écrit Priest. Plus tard, j'éprouvai du chagrin, puis, plus tard encore, un troublant mélange de haine et d'horreur» (p. 187).
Le roman de Christopher Priest se termine au moment où Alan Whitman s'enfuit de nouveau dans la campagne, mais cette fois seul, non sans avoir tué un jeune Africain pour lui dérober son fusil, et l'on songe au fait qu'il ira très certainement retrouver la troupe de Blancs conduite par Lateef dont le but avoué est de se battre contre les envahisseurs.
Le mal a donc, selon toute apparence, triomphé des bons sentiments et des maigres débats de conscience qui n'ont même pas tourmenté l'homme creux qu'est Alan Whitman.
À moins que, plus subtilement (et de façon polémique), Christopher Priest ne veuille nous faire comprendre que le spectacle de l'horreur, et d'une horreur qui vous touche personnellement, est la seule force susceptible d'arracher l'homme blanc, qui n'est pas un rat mais un paresseux, de sa torpeur.

Notes
* À toutes fins utiles, je donne quelques précisions sur la photographie illustrant cette note : l'homme à terre est un immigré provenant du Mozambique, Ernesto Alfabeto Nhamuave. La scène se déroule au Reiger Park, durant les très violents heurts xénophobes qui ont eu lieu à Johannesburg le 18 mai 2008.
(1) Dont on murmure qu'il pourrait être adapté au cinéma, comme l'on été d'autres romans de Christopher Priest.
(2) Selon un procédé narratif déjà expérimenté par Aldous Huxley en 1936 avec son Eyeless in Gaza ! qui consiste à faire alterner plusieurs séquences temporelles décrivant l'histoire du personnage principal qui se rejoignent à la fin de l'ouvrage. S'agit-il de mimer, dans la trame même du roman, l'incohérence du monde, à tout le moins l'incapacité des hommes à le comprendre ?
(3) En quelques lignes pleines d'ironie, Christopher Priest moque le mythe de ce qu'à l'époque nul ne songeait à nommer de cette horrible expression, la mixité sociale : «Quelques années plus tard, John Tregarth [le dirigeant nationaliste] et son parti devaient bénéficier d’un soutien électoral considérable dans les quartiers où diverses races cohabitaient librement», op. cit., p. 61.

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