Le voyage d'Allemagne de Philippe Barthelet et Éric Heitz (15/07/2010)

Crédits photographiques : Christof Stache (AP Photo).

41aUOkT48xL._SS500_.jpgÀ propos Philippe Barthelet et Éric Heitz, Voyage d'Allemagne (Gallimard, coll. Le sentiment géographique, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).

Sous la houlette de Christian Giudicelli, les éditions Gallimard viennent de faire paraître trois livres dans leur toute nouvelle collection, dont ce magnifique Voyage d'Allemagne au titre évoquant un prestigieux passé littéraire où le voyage était encore une véritable aventure à hauteur d'homme et une quête spirituelle. Plus récemment, la dimension mythique voire spirituelle du voyage dans un monde cassé où le passé et la beauté survivent miraculeusement à l'état de traces et de signes a été magnifiquement illustrée par un Sebald ou un Magris, sans oublier l'immense Mario Praz.
Si l'histoire fascinante et noire de l'Allemagne moderne, et pas seulement le Berlin de la République de Weimar selon Friedrich Hielscher, peut à bon droit être décrite comme un «chaudron de sorcières», nul mieux qu'Ernst Jünger, qui a traversé l'horreur du siècle passé comme un Virgile magnanime et lui-même quelque peu sulfureux aux yeux des docteurs en pureté, ne saurait faire office de cicérone pour nos deux voyageurs.
Les entretiens avec l'immense écrivain auquel Barthelet avait consacré un magnifique Dossier H suffisent, seuls, à justifier la lecture de ce très beau livre (1), écrit dans une langue impeccable et ironique qui est celle de l'auteur des Baraliptons. Des chapitres tels que Rêver à la Suisse ou Le chaudron de sorcières sont ainsi de véritables poèmes en prose.
Il y a plus toutefois : l'analyse spectrale de l'Allemagne, pour transposer le titre célèbre de Keyserling, à laquelle Barthelet se livre, est un constat accablant contre les ravages de l'idéologie du progrès (2), sous la bannière de laquelle les bourreaux nazis se sont rangés à leur façon, sous la lame tranchante de laquelle l'Europe, comme une seule tête rasée de frais, tend son maigre cou (3). Et Barthelet, de retrouver, après Rauschnig, Broch, George Steiner et certains penseurs de la théologie politique comme Karl Löwith dans Ma vie en Allemagne avant et après 1933, l'idée selon laquelle l'ordre nazi est moins un désordre, une volonté de chaos et de destruction, qu'une parodie.
Nous nous retrouvons donc au plus près du cœur des ténèbres (voir page 119) : «Dans le «chaudron de sorcières» qu’était, selon Friedrich Hielscher, le Berlin de la république de Weimar, plusieurs avaient dessiné en creux la figure impériale du nouveau régime qui devait tirer le pays du chaos. Il est conforme à notre âge de fer que, de toutes les solutions possibles, ce soit la pire qui l’ait emporté, la plus basse et la plus parodique» et «Les Allemands ont l’esprit messianique, ils espèrent le retour des dieux, au moins celui de Barberousse; il n’est guère prudent de les pousser sur leur pente. Le premier raté venu, s’il est assez fou pour s’emparer du chaudron, sera proclamé César.»

Notes
(1) Par exemple, page 31 : «Quand vient ce temps de pénurie, c’est que les dieux se sont retirés. Dès lors, une théodicée ne peut que rappeler la nécessité d’une épiphanie. Quant à savoir à l’avance quelle forme elle prendra… Ce sera peut-être l’apparition d’un poète», et, p. 34 : «Il est certain que les dieux reviendront, comme ils l’ont toujours fait – en attendant, le XXIe siècle sera un intérim désagréable et dangereux, où les dieux disparaîtront même de la poésie. Les mutations titaniques appellent de nouvelles formes appropriées à un nouveau degré de connaissance. Les ciseaux ne coupent jamais aussi bien que lorsqu’ils commencent à se refermer…»
(2) «Quelques Turcs et Portugais viennent faire leurs courses dans un bazar d'épaves improvisé où tout un chacun apporte ses rebuts : crucifix mutilés de plastique façon ivoire, antiques almanachs [...]; billets de mille vendus un mark [...]. Et puis surtout les reliques du premier âge d’or technicien, les irréparables vieilleries électroménagères des années cinquante et soixante, quand le «progrès» triomphait dans toutes les cuisines. Ces machins censés «fonctionnels» qui ne fonctionnent plus ont l’air contraint de fantômes qui auraient honte de leur peu de réalité. Il faut être allemand pour en oser l’exhibition, et turc ou portugais pour en attendre des merveilles à retardement» (p. 212).
(3) «La «voix presque sienne» que l’on prête à l’Allemagne depuis sa défaite, si bien appliquée et bonne élève à égrener sans fin les bonnes raisons de sa mauvaise conscience, laissent tout subsister et pourrir dans le non-dit. Le sang sèche moins vite que l’encre et la salive, et l’Europe, pour couper court à tout et à jamais en annulant les tragédies avec le passé, c’est la même utopie depuis cinquante ans qui court de Berlin à Bruxelles» (p. 220).

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