Au-delà de l’effondrement, 23 : Le Nuage pourpre de M. P. Shiel (03/08/2010)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
313774931.2.jpgL'effondrement de la Zone.








Shiel.JPGÉtonnant roman que ce Nuage pourpre de M. P. Shiel, qui décrit les tribulations d’un homme, explorateur du Pôle Nord et revenu des terres glacées, dans un monde dont la population a été entièrement anéantie par un mystérieux nuage pourpre à l’odeur faussement délicieuse de pêche. L’explication de son origine – le volcanisme – a autant d’intérêt que l’espèce d’étrange et inutile entrée en matière servant de mise en abyme à l’histoire, censée avoir lieu dans un futur proche. Bien plus intéressante me semble être la dimension religieuse, biblique même, en tout cas spécifiquement chrétienne de ce roman (1), dont le symbolisme est puisé dans la Genèse et dans les textes apocalyptiques. Adam Jeffson croira pendant des années – durant lesquelles il erre à la surface du globe en incendiant une multitude de villes et construisant un palais démesuré qui sera englouti par un tremblement de terre – qu’il est le seul rescapé d’une catastrophe planétaire, sans doute provoquée par le fait que, le premier, il a conquis le Pôle Nord (2). Il se trompera et finira par découvrir une jeune femme ayant miraculeusement échappé au désastre. La force du roman de Shiel est de nous convaincre que ce nouvel Adam, qui n’a absolument rien d’un ange et semble même parfois être redevenu une bête (3), aura toutes les peines du monde à réfréner sa volonté de tuer l’intruse ayant eu l’audace de pénétrer dans un royaume grand comme une planète entière.
Autre intéressante piste de lecture, la concomitance entre l’exacerbation des désirs du dernier homme sur la terre, meurtrier et incendiaire (4), personnage finalement plus attachant que celui dont Glavinic évoque les dernières semaines de vie dans Le Travail de la nuit et la fureur des éléments, apparemment décidés à effacer toute trace de l’ancienne présence humaine : «J’ai entendu raconter il y a longtemps – je m’en souviens – des histoires de la Prairie américaine qui avait de tous temps été dévastée par de formidables tornades, mais qui devinrent de moins en moins violentes au fur et à mesure que les hommes prirent possession de cette terre. Si cela est vrai, il faudrait penser que la présence de l’homme subjugue ou magnétise la turbulence innée de la Nature. Aujourd’hui son absence a changé les choses» (p. 182).
Ce thème, plusieurs fois martelé dans le roman de Shiel, est un des grands classiques des œuvres de science-fiction post-apocalyptique, de même que le sort des livres et, plus généralement, de la connaissance dont hériteront le ou les derniers survivants. Dans le roman de Shiel, cette thématique est peu présente (Adam a quelque mal à s’exprimer, p. 174, après s’être tu durant près de vingt ans), le personnage principal étant apparemment un homme de sciences capable de construire un énorme palais pour son seul plaisir mais aussi réparer des bateaux et même des trains pour se déplacer à sa convenance, sans compter le fait qu’il enseignera tout ce qu’il sait à la jeune femme (qu’il se refuse à appeler Ève, bien évidemment…) à laquelle il finira par avouer son amour.

Notes
(1) «Il y avait quelque chose de terrifiant dans le regard de ce moine en prière et dans l’étirement de sa mâchoire jaune. Je ne peux m’expliquer ma vénération pour cet homme, mais elle était sincère. Au nuage pourpre il avait opposé la Croix, qu’il tenait pour aussi réelle. Le christianisme était une religion d’élite qui appelait tout le monde sans son sein, mais peu répondaient à cet appel. L’islam, le bouddhisme, au contraire, s’emparaient de tout ce qui était à leur portée. Jésus est de la famille de Platon tandis que Mahomet ressemble plutôt à Homère», in M. P. Shiel, Le nuage pourpre [The Purple Cloud, 1963], traduction de l’anglais par Jean Gibet, Denoël, coll. Présence du futur, 1972, p. 169.
(2) Conquête peinte dans une scène étonnante qui s’apparente à celle, convenue, décrivant la découverte (ici, plutôt, violation) d’un lieu sacré et selon toute apparence interdit qui aura des conséquences profondes et insoupçonnables sur l’histoire tout entière. «Je tournais sur moi-même comme une toupie à bout de course vacille avant de tomber. Mais, au moment où mes yeux se rouvrirent, je pus contempler un lac parfaitement circulaire qui s’étendait devant moi. Je sentis, je compris que ce lac était le sanctuaire où se trouvait enfermé le secret de la terre depuis sa naissance et que c’était un véritable sacrilège qu’un vermisseau comme moi osât y porter le regard. Ce lac me parut avoir un kilomètre de diamètre. Au centre se dressait un pilier de glace peu élevé mais assez épais. J’eus l’impression – où l’ai-je rêvé ? – qu’un nom était inscrit autour de ce pilier, en caractères indéchiffrables pour tout œil mortel. Sous le nom, une date occupait une large place. Le liquide du lac me semblait agité d’un frissonnement d’extase, et clapotait autour du pilier dans un mouvement d’ouest en est comme celui de la planète. Je ne sais ce qui m’incita à penser que ce fluide était la substance d’un être vivant. Mais je ne pouvais plus me fier au témoignage de mes sens, et c’est mon imagination sans doute qui me soufflait que cet être avait plusieurs yeux, ternes, infiniment tristes. Dans leur mouvement circulaire les mouvements circulaires se dirigeaient perpétuellement vers le nom et la date marqués sur le pilier» (p. 52-3). C’est l’auteur lui-même qui suggère que l’irruption volcanique ayant libéré le nuage mortel et la découverte par Adam du Pôle ont eu lieu le même jour (cf. p. 194). Le coupable de cet acte impie ? L’orgueil, apparemment, ou plutôt, ici, le fait que l’homme ait prétendu vouloir échapper à sa condition : «La terre ferme est la santé et la raison. Elle est indispensable à la vie humaine et chère au cœur de l’homme tandis que l’inclémente étendue des glaces est un cauchemar démentiel et le royaume des Puissances des Ténèbres» (p. 58).
(3) «Je vivais comme une bête au pouvoir de Circé. À cette époque, en effet, je déchirais ma viande avec les dents, comme un animal, et je me lavais les mains dans du sang de morse pour leur donner une apparence de propreté d’un rose visqueux et les débarrasser de cette crasse noire dont elles étaient périodiquement recouvertes» (p. 62).
(4) «Dois-je confier cela au papier ? Le profond secret de l’être humain ?… Au fur et à mesure que j’avançais dans mon travail, je devenais aussi pervers que le démon ! Comme un acteur tragique, je baissais le front, je bombais le torse, je me pavanais fou d’orgueil. Ce n’était plus un feu d’artifice pour plaisanter, mais un incendie criminel que j’étais en train de préparer avec une diabolique malveillance. La rage de broyer, de dévorer, de dévaster faisait de moi un chien enragé. Je m’étais fait l’état d’esprit d’un Néron et d’un Nabuchodonosor. Ma bouche proférait toutes les obscénités des bas-fonds et je provoquais le Ciel par des cris et des ricanements. Aucun homme, que je sache, n’avait déliré jusqu’à ce jour avec plus de frénésie» (p. 156).

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