Massacre pour une bagatelle d'Émile Brami (05/09/2010)

Crédits photographiques : Kenzo Tribouillard (AFP, Getty Images).
51jmMYk72QL._SS500_.jpgÀ propos d’Émile Brami, Massacre pour une bagatelle (L’Éditeur, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse de la part du défunt Alapage.


Il est commode, après tout, d’être son propre éditeur, comme a dû se le répéter Émile Brami au temps où il officiait dans la maison d'Olivier Bardolle. Celle-ci s'appelle L’Éditeur justement, nom fort original pour un nouvel éditeur dont le très célinien Émile Brami, auteur d'une biographie sans odeur ni saveur sur son maître était, avant d'en être assez vite remercié, le directeur littéraire, et qui toutefois eut le temps d'y éditer son premier livre, un roman, une nullité de roman, une franche daube qui n'aurait jamais dû être éditée, même chez l’Éditeur qui, assez peu regardant, édite du reste les livres ineptes de son patron, Olivier Bardolle. La boucle est bouclée, dans une belle figure de consanguine souplesse. Ce livre se lit en une heure trente à peine, au risque que ses pages soient tachées de la graisse des beignets de plage ou de celle d’une crème solaire bon marché. Aucune gêne, l’objet, pas franchement beau, a été conçu à cette seule fin et remplit honnêtement son unique et maigre rôle : divertir.
Étrange tout de même pour un auteur qui, naguère, prétendait que ses romans étaient «céliniens dans leur essence», qu’ils témoignaient d’une «approche très pessimiste des choses» (1). Le pessimisme, on le sait très peu vendeur en période estivale, du moins lorsqu’il est bien réel et ne constitue pas un argument de vente, a disparu dans le livre de Brami, au profit d’exigences sans doute plus commerciales et peut-être même moins essentiellement céliniennes. Il est vrai que Brami a l’air très préoccupé par la si peu littéraire question de l’argent que Céline a gagné, dissipant au passage, ce qu’il a parfaitement le droit de faire, la fausse légende d’un Céline crevant de misère (2).
Tout est, dans le livre d'Émile Brami, caricatural, digne de la version française, sans, donc, la très fine pointe de métaphysique qui parvient tout de même à se glisser dans les plus infâmes séries B nord-américaines, d’un de ces innombrables épisodes évoquant de tumultueuses enquêtes aux rebondissements convenus, aux ingrédients insapides à force d'avoir été mille et mille fois resservis. Mais, puisqu’il s’agit de la version française d’un de ces navets, il nous faut un cachet littéraire n’est-ce pas, sulfureux si possible : Bataille, Sade auraient pu être convoqués mais Céline, après tout, fera bien l’affaire. Caricature. Ainsi de la couverture du livre de Brami, couverture qui par avance, comme toutes les mauvaises couvertures, nous donne le sujet de l’histoire sans en suggérer le mystère, trame élimée agrémentée des habituels personnages de flics incapables et paumés, de pépés aux formes avantageuses et ayant mis à la consigne leur cerveau, d’avocats fantasques (Brami fait ainsi d’Emmanuel Pierrat un figurant de son roman, dans une intention que l’on a du mal à croire purement littéraire, vu la maigreur psychologique qu'il accorde à son personnage aussi caricatural que tout le reste du roman) et d’insupportables adolescents, dont la bêtise même se révélera une arme géniale plus efficace que les intuitions engourdies des flics.
Caricature encore dans l’emploi de l’argot, qui se veut peut-être un pastiche de la langue incomparable qu’utilisait Céline et qui n’est, au mieux, que le résultat d’un improbable mélange entre un scénario d’Audiard et les répliques d’une haute portée intellectuelle de La Soupe aux choux, langue truquée, laide, sentant la mauvaise invention à pleine virgule, qu’utilisent de louches résistants de la dernière heure aux toutes premières pages du livre. Caricature enfin dans la description, certes parfois drôle, du milieu des fanatiques littéraires. Quant à la résolution de l’enquête proprement dite (puisque, paraît-il, nous sommes en présence d’un ouvrage ayant scrupuleusement respecté les codes du genre policier), nous la devons aux lumières inopinées de la fille, adolescente plus vraie que nature se révélant lectrice subtile d’Edgar Allan Poe, d’un commissaire qui découvre l’existence de Céline la cinquantaine passée mais qui donne en revanche du Pic de la Mirandole à son insupportable rejeton il est vrai point si idiot.
Caricature dans la portée même de ce livre de plage. Car enfin, que penser de la très haute conclusion de ce roman qui ne marquera aucun lecteur, y compris celui qui aura répandu sur les pages de ce livre de grosses taches d'huile, de friture ou solaire ? Nous étions en droit d’attendre, y compris dans une œuvre se voulant superficielle et y parvenant il est vrai fort aisément, quelques réflexions profondes sur l’œuvre de Céline, sur la postérité de ses lectures, sur la controverse apparemment sans fin, en France, que déclenche la seule mention de son nom, bref, nous aurions pu lire une passionnante plongée dans les eaux, si troubles, de la salauderie collaborationniste dans son rapport avec la littérature mais Brami, pressé sans doute d’acheter son propre gras beignet avant qu’un ridicule arrêté municipal n’en interdise la vente sur sa plage préférée, a vite fait de hisser son roman à hauteur de parasol, histoire que la maigre zone d’ombre qu’il dégage n’alourdisse point trop le moral des plagistes et ne gêne leur bronzage conquérant : «Il [Raoul Marquis, notre enquêteur] ne serait jamais un véritable bibliophile puisque à ses yeux, cent pages inédites, même d’un très grand écrivain, ne valaient pas la vie de deux hommes […]» (p. 174). C’est absolument la seule trace, pour le moins légère on en conviendra, digne d’une douve de château de sable, d’une quelconque profondeur.
Le retournement final dont, comme disent les ânes, nous ne dirons rien pour ne pas gâcher le plaisir éventuel des lecteurs, ne s’accompagne lui-même d’aucune réflexion sur l’art du faussaire, le thème du mensonge dans son rapport avec la littérature, la folie meurtrière à laquelle peut, apparemment, conduire l’amour d’une œuvre d’art, la salissure même, la corruption que certaines œuvres paraissent véhiculer. La cruelle fable du portrait de Dorian Gray n’est pas esquissée, même lointainement, pas une seule seconde elle ne semble pouvoir conclure le texte de Brami. Finalement, c’est La Légende du Roi Krogold, un texte de Céline dont nous ne possédons que des fragments, qui donne le fin mot à notre histoire paraît-il célinienne : on y sent, sous la copie poussive (Émile Brami ayant complété selon sa fantaisie les «trous» de ce texte mythique), une écriture plate, horriblement peu imaginative (3) qui, sans même l’usage de caractères romains, ferait tache au milieu des phrases de Céline; écriture sans don, style ni gras ni sec (4) que l’auteur paraît avoir tenté d’exorciser en mettant en scène le génial faussaire Pierrick Mazur, dont la psychologie recèle cependant moins d’abîmes que les plus anodins trois points de suspension si chers à l’auteur du Voyage au bout de la nuit.
Finalement, de façon bien involontaire, Massacre pour une bagatelle n’est peut-être pas tant un roman célinien que l’aveu d’une blessure secrète (et, pour le coup, involontaire ironie, assez célinienne dans sa manifestation), qu’il ne nous appartient pas de sonder.
Mais n'est-ce pas le triste sort de ces demi-soldes traînant leur épée en plastique sur les routes défoncées et fort encombrées de la Célinie (où existent bien évidemment de vrais spécialistes, comme Éric Mazet caricaturé par Brami en Mazur) de n'avoir finalement de célinien que le petit doigt, oubliant qu'il faut une main tout entière pour écrire ?

Notes
(1) Le Journal de la culture, n°9, septembre 2004, p. 17, où Émile Brami est interrogé par Joseph Vebret.
(2) Voir la page 15 de ce même entretien, où Brami évoque par exemple le contrat, apparemment mirifique, que Céline signa en 1952 avec Gallimard (qui, en plus, le mensualisera), faisant état de 18% de droits d’auteurs reversés non à la vente mais au tirage, l’écrivain si faussement pauvre exigeant que tous ses livres, à l’exception de ses pamphlets, soient tirés à 25 000 exemplaires, sans compter une somme de cinq millions de l’époque, en guise d’à-valoir je le suppose. Le mythe de Céline crevant de misère a vécu dirait-on…
(3) Je veux, pour preuve de cette platitude, le procédé auquel Brami recourt lorsqu’il s’agit d’imaginer le comble du luxe d’un intérieur bourgeois : un catalogue de marques huppées et de noms prestigieux censés impressionner les happy few qui, au mieux, auront reconnu les efforts caractéristiques de ceux qui à tout prix essaient d’imiter les codes d’une caste qu’ils feignent de mépriser, sans en posséder la compréhension profonde.
(4) Dans son entretien avec Joseph Vebret pour Le Magazine des livres n°25 de l’été 2010, Émile Brami évoque les «stylistes gras» comme Céline et les «stylistes secs» comme… comme qui d’ailleurs ? Nous ne le saurons pas.

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