Statique ou dynamique des intellectuels ?, par Francis Moury (15/01/2011)

Crédits photographiques : Valentin Flauraud (Reuters).
41WDthLM2hL._SS500_.jpgÀ propos de Alain Minc, Une histoire politique des intellectuels, avec bibliographie et chronologie de 1715 à 2007 (Éditions Bernard Grasset & Fasquelle, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).

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«Avant d’appeler mademoiselle de Lespinasse auprès d’elle, madame du Deffand lui avait écrit : «Il y a un article sur lequel il faut que je m’explique avec vous, c’est que le moindre artifice, et même le plus petit art que vous mettriez dans votre conduite avec moi me serait insupportable […]»… Cet art, cet artifice, mademoiselle de Lespinasse s’en rendit coupable le jour où, allant sur les brisées de sa protectrice, disons le mot vrai, de sa maîtresse, elle réunit dans sa petite chambre de derrière, à la dérobée et comme en cachette, les plus illustres amis de la marquise : Turgot, Marmontel, d’Alembert, d’Alembert lui-même, le favori de madame du Deffand; où elle se mit ainsi à tenir salon pendant que celle-ci, fatiguée de ses veilles prolongées, dormait encore. Quand madame du Deffand découvrit ce mystère, sa colère éclata en sanglants reproches.»
Lettres de mademoiselle de Lespinasse, suivies de ses autres œuvres, avec appendices, variantes, index, notices biographiques et littéraires, notes par Eugène Asse (Édition Eugène Fasquelle, couronnée par l’Académie française, Bibliothèque Charpentier, 1913), pp. XII-XIII.

«Les ressemblances entre Saint-Simon et Léon Daudet sont nombreuses […]. Les différences sont nombreuses. Celle qui me frappe le plus est ce double «état» que nous avons de la pensée de Léon Daudet, dans la polémique et dans ses souvenirs. Je connais depuis peu la polémique de Léon Daudet. Ne pouvant plus lire qu’un journal, je lis, au lieu de ceux d’autrefois, L’Action française. Je peux dire qu’en cela je ne suis pas sans mérite. La pensée de ce qu’un homme pouvait souffrir m’ayant jadis rendu dreyfusard (1), on peut imaginer que la lecture d’une «feuille» infiniment plus cruelle que Le Figaro et les Débats, desquels je me contentais jadis, me donne souvent comme les premières atteintes d’une maladie de cœur. Mais dans quel autre journal le portique est-il décoré à fresque par Saint-Simon lui-même, j’entends par là Léon Daudet ? Plus loin, verticale, unique en son cristal infrangible, me conduit infailliblement à travers le désert de la politique extérieure, la colonne lumineuse de Bainville. Que Maurras, qui semble détenir aujourd’hui le record de la hauteur, donne sur Lamartine une indication générale, et c’est pour nous mieux qu’une promenade en avion, une cure d’altitude mentale. À l’autre point de l’horizon scintille la constellation d’Orion.»
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux Mélanges, Journées de lecture, XI : Léon Daudet (1918-1919), préface de Bernard de Fallois (Édition Gallimard-N.R.F. 1954), pp. 439-440.


Ni l’auteur ni son éditeur ne sont naïfs. On le comprend dès la couverture, première comme quatrième pages de couverture qui méritent, chacune, un mot préliminaire.
Les deux photos de la «première de couverture», celle d’un Victor Hugo presque rigidifié par la pose choisie, pose qui métamorphose son image en une sorte de buste vivant, hésitant ontologiquement entre le vivant déjà proche de la mort et la pierre presque vivante par sa fidélité expressive, celle d’un Jean-Paul Sartre surpris un instant méditatif et presque angoissé, surgissent telles des images (qui seraient saisies par on ne sait quel fantastique procédé photographique) de deux fantômes qui se détachent nettement mais presque fugitivement, l’espace d’un rapprochement spatio-temporel par nature impossible, d’une commune ombre noire et sépulcrale, menaçante, presque expressionniste. Faut-il le dire ? Cet ensemble nous a plastiquement séduit – il nous semblait produire un effet de sens à décrypter, le rendant mystérieux et donc excitant – et c’est d’abord à cause de ce dispositif esthétique, outre la signature, que nous l'avons demandé en SP à l'éditeur.
Elles encadrent un titre trompeur, volontairement lacunaire : Une histoire politique des intellectuels. Des intellectuels, oui, mais de quel pays, et de quel temps ? Concernant le pays, le lecteur cultivé se doute qu’il s’agit des intellectuels français puisque les deux photographies sont celles de Français. Les autres lecteurs peuvent passer à côté de la bonne réponse, si par hasard ils se posent la question. De quel temps ? C’est ici que la «quatrième de couverture», constituée d’extraits provenant de l’introduction, énonce le principe de base qui fonde cette étude dynamique correspondant à une statique, statiques et dynamiques ne correspondant ni à la statique sociale ni à la dynamique sociale que la sociologie d’Auguste Comte avait, toutes deux, chargé de dévoiler sa théorie des institutions et sa philosophie de l’histoire. Minc nous prévient donc : «L’intellectuel moderne naît, à mes yeux, au XVIIIe siècle, lorsqu’il échappe à la mainmise royale et à l’omniprésence religieuse. C’est la société qui constitue son bain amniotique et non plus la monarchie et l’Église. Il prend place pour un face-à-face avec le pouvoir : cet affrontement définit son identité autant que le travail de création. L’intellectuel pense le monde : les mots sont des actes, les idées des armes, les théories des canons. C’est une spécialité très française.»
Il y aurait beaucoup à dire sur cette pétition de principe (2) mais il faut, pour la comprendre et l’estimer, peut-être revenir presque quinze ans en arrière, à un autre ouvrage, le Dictionnaire des intellectuels français, collectif édité sous la direction de Jacques Julliard et Michel Winock, aidés de Pascal Balmand et Christophe Prochasson et de bien d’autres contributeurs (édition originale 1996 puis rééditée en 2009). Ce dictionnaire est en effet la véritable statique dont le livre d’Alain Minc se veut la dynamique. Minc précise en outre qu’il avait auparavant, dans le même esprit, écrit et publié Une histoire de France (Édition Grasset, 2008) : son histoire des intellectuels bénéficie tout naturellement de sa rédaction car Minc avait encore bien présents à l’esprit le soubassement des évènements, la vision qu’il en avait retenue. Sa confrontation aux intellectuels sous l’angle de leur histoire politique fut ainsi, sans aucun doute, mentalement plus aisée en raison de cette proximité.
Les points communs du dictionnaire de Julliard et Winock d’une part, de l’histoire des intellectuels français par Minc d’autre part (on rajoute l’adjectif «français» par commodité pour le lecteur qui prendrait ce paragraphe au vol, sans avoir lu ce qui précède : son titre exact devrait être Une histoire des intellectuels français du XVIIIe siècle à nos jours) nous semblent être au nombre de trois : l’éveil des libertés individuelles et la montée des démocraties, les compétitions [le mot est faible : les guerres souvent !] entre capitalisme ouvert et systèmes économiques fermés totalitaires, les luttes contre les forces réactionnaires ou «antimodernes» et les modifications de celles-ci. Le point nodal du dictionnaire comme de cette histoire étant de repérer en profondeur ce qui amène à l’Affaire Dreyfus depuis les plus lointaines origines (donc depuis le XVIIIe siècle, à cause des intellectuels juifs progressistes d’une part et à cause des intellectuels français progressistes d’autre part, qui tous auraient pu devenir dreyfusards deux siècles plus tard) puis de définir les conséquences de l’Affaire Dreyfus jusqu’à nos jours. L’Affaire Dreyfus étant une affaire juive autant que française, naissant presque avec le sionisme, et au sein de la France la plus intelligente de l’époque, on comprend cette fascination que tout intellectuel juif comme non-juif, qu’il soit historien ou philosophe, journaliste ou sociologue, haut fonctionnaire ou administrateur privé, éprouve presque naturellement à l’égard de ce phénomène intellectuel au sens large puisque qu’il allia le social, le politique, l’historique, le religieux, le philosophique. Rétrospectivement, cette Affaire Dreyfus éclaire assurément ce qui est venu avant elle et ce qui viendra après elle. Dont acte. Mais l’éclaire-t-elle davantage qu’une autre affaire (affaire Calas dans laquelle Voltaire intervient, etc.) de calibre à peu semblable, à défaut d’une nature ou d’une essence semblable ? On peut se poser la question et à son propos, s’en poser une seconde, à savoir celle de la nécessité, ou non, du paradigme en histoire ?
Car se la posant, on retombe sur une autre histoire célèbre d’une discipline voisine, supérieure par essence, englobant toutes les autres comme en se jouant, à savoir l’Histoire de la philosophie d’Émile Bréhier. On se souvient que Bréhier avait choisi Plotin comme paradigme de toute l’histoire de la philosophie occidentale. Presque chacun des grands systèmes de l’histoire de la philosophie était comparé, que ce soit au moyen d’une simple phrase pertinente ou, mieux encore, d’un plus ample paragraphe souvent admirable, à celui de Plotin. Bréhier avait choisi Plotin comme paradigme pour des raisons métaphysiques internes à l’histoire de la philosophie, mais aussi sans doute en raison de sa connaissance profonde du système : il édita les Ennéades aux Belles lettre, en C.U.F. avec texte grec et traduction française. Une sourde nécessité interne et une pure contingence avaient, en somme, toutes deux présidé à ce choix du paradigme. Mais il aurait pu choisir aussi bien Platon ou Aristote, Parménide ou Héraclite ! Et si nous revenons à nos moutons (de Panurge), on leur signale que si le mot «intellectuel» date bien de l’affaire Dreyfus (de 1898 précisément), la chose – ou plus exactement les individus que désigne ce terme – existait bien avant. En Occident, l’intellectuel laisse ses premières traces écrites en Grèce entre le Xe et le Ve siècle avant J.-C., en même temps que le premier homme intelligent : Ulysse chez Homère. Homère est un intellectuel qui méprise les intellectuels : il peint des hommes menés par une passion ou plusieurs, doté de quelques qualités communes (Ulysse est nostalgique de sa patrie d’origine et il est, en outre, astucieux, intelligent, fidèle aux Dieux qu’il honore, etc.) mais très peu d’intellectuels, sinon pas du tout. En revanche, il n’hésite pas à peindre des Dieux, des Déesses, des magiciennes, des spectres dont certains émettent parfois des remarques intellectuelles sur la race humaine, son gouvernement, sa société, son monde. En Orient, selon qu’il s’agit du Proche-Orient, du Moyen-Orient ou de l’Extrême-Orient, on peut remonter à une période plus haute encore de l’Antiquité.
Revenons-en à la dynamique de Minc et à la statique de Julliard et Winock : les deux ouvrages sont «intellectuellement» très excitants et assurément très savoureux. Bien sûr, la vie c’est le dynamisme, l’action, le mouvement : les trois derniers siècles de la vie intellectuelle de la France, restitués par Minc, sont très vivants. La statique des noms et des biographies, restituée par le dictionnaire, fige inévitablement ce qui vécut en destin désormais accompli : c’est moins vivant. Minc prétend à une totalité et à une généralité temporellement plus amples, dans laquelle il replace des individus d’élite. Le dictionnaire (plus modeste bien que plus analytique et épais) prétendait, pour sa part, à une parcellisation scientifique ramassée sur une période plus brève, plutôt qu’à la totalité dialectique du mouvement d’ensemble. Raison pour laquelle lire ces trois siècles de Minc est plus excitant que de lire le siècle unique du dictionnaire. Si un index avait été établi pour le livre de Minc (c’est une lacune : il n’y en a pas) il ne comprendrait probablement pas les 240 noms que le dictionnaire compte dans son édition originale. Le dictionnaire savait, par exemple, qui fut Lucien Laberthonnière (1860-1932) alors que Minc ne le cite pas : plutôt un théologien qu’un intellectuel, à ses yeux ? Ignoré comme intellectuel ? Jamais lu donc ignoré… totalement ? Après tout, Minc n’écrit pas l’histoire générale des intellectuels mais une histoire des intellectuels, celle de son rapport à des personnalités qu’il estime emblématiques d’un mouvement, donc à des personnalités «représentatives» pour employer un mot démocratique. Minc est un libéral et un démocrate : il croit au succès de l’intellectuel, et mesure ce succès à l’influence politique ou pratique que l’intellectuel a sur la société. Sa conception de l’intellectuel est exactement opposée à celle de Plotin qui méprisait totalement la politique et l’histoire du monde sub-lunaire; il faut se souvenir qu’on ne trouve l’entrée «cité» mentionnée qu’une seule et unique fois dans le monumental Index des mots grecs comme dans l’Index analytique des matières, établis par Émile Bréhier à la fin du dernier volume des Ennéades (tome VI, 2e partie, p. 254 de notre édition originale de 1938) et encore l’y trouve-t-on afin d’y préciser simplement qu’une cité bien gouvernée… n’est pas composée d’égaux ! La République de Platon ? Une simple propédeutique selon Plotin, dixit Maurice de Gandillac dans sa Sagesse de Plotin !
Retour à Minc, bien que nous ne nous en soyons écartés qu’en apparence : sa conception de l’intellectuel est au fond bien plus restrictive que la conception plotinienne. Il est certain qu’il synthétise bien le mouvement général des trois siècles écoulés, les enjeux qui sont souvent disséminés dans d’autres manuels ou traités. On comprendra mieux, plus clairement et plus simplement l’histoire intellectuelle de la France du XVIIIe siècle à nos jours en lisant ce livre de Minc qu’en lisant les trois volumes du Lagarde et Michard consacrés au XVIIIe, XIXe et XXe (première comme seconde édition, concernant ce tome sur le XXe siècle) ou le tome II de Bréhier, donc un manuel d’histoire de la littérature et une manuel d’histoire de la philosophie chassant sur des terres proches, s’intéressant aux mêmes évènements et soubassements. Précisons immédiatement : on la comprendra mieux à condition de déjà connaître le contenu précis du Lagarde et Michard, le contenu du Bréhier. Minc connaît aussi ses classiques étrangers : il sait que l’intellectuel français possède certaines spécificités qui le distinguent parfois nettement de ses alter ego étrangers : par exemple, celle de publier individuellement des articles sur divers supports, en fonction de leurs contenus. Nous nous flattons de constater que c’est exactement notre cas, encore aujourd’hui bien qu’un support plus compréhensif ou extensif (comme parle la logique formelle antique) accueille parfois des textes de nature différente : Stalker (Juan Asensio) édite nos notes littéraires, philosophiques, politiques (politique = économie + morale) et certaines de nos petites études d’histoire et d’esthétique du cinéma que nous ne nous résolvons pas à nommer «critiques» en raison de la connotation journalistique négative qui nous semble être attaché à ce méchant terme et bien que ce soit, pour des raisons sociologiques, sous ce nom médiocre que nous en fassions paraître ailleurs. Le Cercle jeune France de Raphaël Dargent a publié notre texte sur Bossuet et celui sur les S.A.S. de Gérard de Villiers bien qu’il s’agisse aussi, en apparence (leur souci métaphysique est pourtant, à qui sait lire, toujours identique, simplement appliqué à divers objets) de deux textes d’essences bien différentes. Oh ! Et puis… à la réflexion, ce terme de critique ne mérite peut-être pas cet excès d’indignité que nous lui attribuons : le «criticisme» de Kant ou de Renouvier, ce n’était pas rien ni rien de médiocre non plus !
Certains chapitres de Minc, disions-nous, sont admirables d’humour, d’intelligence, de pertinence, de lucidité, et tout, lorsque c’est le cas, nous y paraît alors bien vrai, bien formulé, bien pensé. Les leçons étonnantes (ou attendues mais qu’il fallait redire : on ne perd jamais à la répétition du vrai) admirablement tirées ! Tels sont, ou nous semblent être, par exemple, les chapitres sur madame du Tencin et madame du Deffand, ceux sur Victor Hugo, sur Renan, sur Marc Bloch (à un ou deux points près : il aurait peut-être fallu citer aussi le logicien Jean Cavaillès qui servit de modèle au personnage organisateur de «Luc Jardie» interprété par l’acteur Paul Meurisse dans le film français L’Armée des ombres, réalisé en 1969 par Jean-Pierre Melville) et sur Raymond Aron. D’autres nous semblent paradoxalement (car ils ne sont pas moins épais ni intenses que ceux que nous citions antérieurement) plus légers : André Malraux ou Jean-Paul Sartre, pourtant bien fouillés du point de vue de l’histoire de leur action comme de celle de leur pensée sur cette action. Mais justement, le problème est là ! Nous voulons dire que parler seulement de l’aspect politique de la pensée de Malraux ou de Sartre ou de Aron, c’est inévitablement rater Malraux, Sartre ou Aron ! Sartre c’est par exemple d’abord La Nausée, qui est peut-être plus authentiquement métaphysique que la succession laborieuse des dissertations scolaires qui composent L’Être et le néant, et qui est sans doute aussi plus fondamentalement «intellectuelle» – au sens où Minc lui-même l’entend – que les Situations reprises des Temps modernes. André Malraux, c’est aussi sa préface de 1932 à la traduction française de L’Amant de Lady Chatterley de D. H. Lawrence en Gallimard-NRF, et c’est autant son autre préface de 1949 à la traduction française du Sanctuaire de William Faulkner, encore en Gallimard-NRF ! Raymond Aron, c’est d’abord en 1938 son Introduction à l’étude de l’histoire : essai sur les limites de l’objectivité historique, anti-hégélien et pro-hégélien à la fois, méditant les thèses contemporaines de Paul Valéry sur l’histoire, Raymond Aron c’est aussi Les Étapes de la pensée sociologique un peu plus tard. On n’est d’ailleurs pas convaincu du tout du caractère «illusoire» [sic] de ses Dix-huit leçons sur la société industrielle, contrairement à ce qu’en pense Minc : après tout, la convergence politique entre capitalisme et communisme, provoquée par la technologie et les exigences économiques pures, a bien lieu : nous en sommes les témoins vivants. Le capitalisme autoritaire russe ou chinois sont dorénavant plus proches de la démocratie capitaliste ou socialiste européenne qu’ils ne le sont du communisme. Il se peut même qu’ils préfigurent l’avenir des démocraties européennes : un contrôle maximal pour une efficacité maximale. On nous répondra : le Japon est une démocratie capitaliste très proche de la démocratie européenne mais on sait que le Japon est une démocratie bien plus disciplinée que les démocraties européennes. Bref… chacun rêve sans doute de voir le restant converger vers lui, autrui se plier à ses règles : le paradis serait l’unité, en rêve. La réalité de la vie est la diversité, voire la guerre ou l’affrontement, voire parfois et heureusement, l’amour et la réconciliation de la paix.
Certains raccourcis de Minc sont parfois douteux : a-t-on le droit d’écrire qu’Albert Camus ou Jean-Paul Sartre furent des «protégés» de la Censure allemande pendant la Seconde Guerre mondiale parce qu’ils publièrent tous deux leurs romans et firent jouer tous deux certaines de leurs pièces de théâtre durant cette période ? Qu’on le dise de Robert Brasillach – dont il faudrait absolument, soit dit en passant, rééditer un jour Notre avant-guerre (Plon, 1941) qui témoigne d’une belle capacité de restitution du concret à défaut de témoigner de la profondeur d’esprit de Brasillach lui-même, qui s’y peint d’ailleurs assez honnêtement comme incapable de comprendre vraiment les cours de philosophie qu’on lui enseignait à Louis-le-Grand, mais qui fut tout de même capable d’écrire une biographie de Virgile d’une manière apparemment inédite, biographie qui nous semble intéressante telle qu’il l’y mentionne et qu’il faudrait peut-être rééditer aussi ! – admettons… mais qu’on le dise de Sartre ou de Camus, c’est une assertion problématique du point de vue historique. Nous avons lu attentivement, et deux fois, intégralement, Les Mémoires d’une jeune fille rangée, La Force de l’âge et La Force des choses : à aucun moment des deux derniers titres, Simone de Beauvoir n’écrit quelque chose qui puisse laisser penser cela de l’un ou de l’autre, si notre mémoire est bonne. Par ailleurs, contrairement à ce que dit le début du chapitre 50 intitulé Les Nouveaux maîtres, il n’est pas historiquement exact que «l’ascendant passe brutalement aux sciences humaines» dans les années 1970. Qu’on relise, si on souhaite se convaincre du contraire, le beau volume collectif dirigé par Gaëtan Picon, Panorama des idées contemporaines (Éditions Gallimard, 1957) qui prenait certes soin de maintenir une saine subsumation de ces dernières sous l’autorité métaphysique et gnoséologique de la philosophie, mais qui leur accordait néanmoins déjà une place très généreuse au long des 800 pages serrées qu’il comptait ! En revanche, dans le même chapitre 50, la manière de parler d’André Glucksmann nous a plu et nous semble bien rendre compte de ses qualités stylistiques, même si le paragraphe est inévitablement très très léger relativement à son sujet. Il aurait peut-être fallu mentionner, par exemple, que Glucksmann fut le premier philosophe français à écrire un livre pertinent sur l’irruption du V.I.H. dans la société française et dans sa manière de penser le rapport de l’amour à la maladie ou à la mort. Chaque génération a sa maladie emblématique dont il faut souffrir et parfois mourir : au XVIIIe siècle, la petite vérole, au XIXe la tuberculose (maladie des Romantiques allemands, anglais, français) et la syphilis, au XXe première moitié, encore la tuberculose, et seconde moitié, cancer et S.I.D.A. : l’intellectuel grec, romain, français, anglais, allemand, espagnol, italien, portugais, norvégien, russe, suédois, polonais, irlandais, autant que l’intellectuel argentin ou japonais, chinois ou thaïlandais se reconnaît aussi à la manière dont il pense, à chaque génération, la mort qui l’entoure et lui ravit ses amis ou ses proches, la menace de mort qui le met en joue personnellement, sa mort annoncée parfois. La femme nue et la tête de mort doivent décorer, à part égale, la bibliothèque de l’intellectuel authentique. Glucksmann a pensé la politique parce qu’il pensait aussi – et aussi sérieusement – la mort et le désir, pas seulement la politique !
Et puis il y a les grands absents : rien, nada sauf erreur ou oubli d’une simple mention aussi vite mentionnée qu’oubliée, sur Paul Valéry ! Valéry qui a pourtant publié régulièrement des articles et des conférences sur les problèmes les plus brûlants comme les plus profond liés à la modernité de la première moitié du XXe siècle, articles et conférences rassemblés ensuite vers 1945 sous le titre Regards sur le monde actuel (Gallimard, NRF puis réédition en collection de poche Idées-Gallimard, en deux jolis tirages successifs, le petit et le plus grand format, illustré chacun d’un photographisme différent d’H. Cohen, aussi beau l’un que l’autre). Rien sur Étienne Gilson alors qu’il y a eu une «Affaire Gilson» dans les années 1950 ! Rien sur Régis Debray dont l’itinéraire est pourtant un des plus passionnants de la seconde moitié du XXe siècle ! Rien sur bien d’autres encore… ! C’est évidemment à dessein, et afin de lui rendre justice car nous l’aimons bien, que nous avons voulu ouvrir ce texte par une citation en exergue provenant des lettres de mademoiselle de Lespinasse dont Minc ne dit pas un mot non plus alors qu’elle fut la rivale puis l’égale de madame du Deffand… que nous admirons tout autant. Rien sur Alain Finkielkraut non plus, dans un autre registre. Du point de vue culturel, scientifique, le dictionnaire de Julliard et Winock demeure donc bien supérieur à l’ouvrage de Minc, au moins concernant la période communément couverte, c’est évident. Sur la fin du XIXe et le XXe, le dictionnaire est la Terre, l’histoire de Minc un de ses arbres, ou de ses arbustes qui y poussent.
«[…] impasses voulues, choix assumés… tous les ingrédients sont là d’un procès en sorcellerie. Mais un peu de mauvaise foi souriante n’est pas interdit vis-à-vis des intellectuels qui cultivent souvent la mauvaise foi grinçante.»
Minc a, certes, répondu par avance à nos reproches en introduction reprise en quatrième de couverture : non pas une histoire complète, générale, où tous les noms d’un monumental dictionnaire seraient rassemblés et analysés, mais son histoire, une histoire parmi d’autres possibles, son point de vue (de faux Candide, plutôt d’amateur très éclairé) sur cette histoire. Dont acte, à nouveau.
Reste que… même sur le plus concret et le plus singulier, sur le moins douteux car le plus rapproché, on peut ne pas voir ni comprendre du tout les choses comme il les voit et les comprend. Rien que de naturel mais enfin il faut le dire ! Minc assène ainsi très tranquillement page 360 que Bernard Henri-Lévy est le premier intellectuel à avoir bien «manié» la télévision, comme Valéry Giscard d’Estaing est, selon lui, le premier homme politique à avoir bien «manié» la télévision. Concernant BHL, on ne pense pas que le fait d’avoir été l’un des premiers (Sartre l’avait précédé, sur son tonneau non pas diogénien mais prolétarien) à s’y montrer sans cravate lui confère un brevet d’intelligence médiatique ou médiologique (clin d’œil à Régis Debray) supérieure. Concernant l’ancien Président de la République Giscard d’Estaing, on garde pour notre part le souvenir d’un personnage caricatural, insupportable, mettant en scène ses vœux compassés aux Français, rigidement assis d’un côté de sa cheminée, son épouse de l’autre alors que le moindre document de l’I.N.A. montrant le Général Charles de Gaulle prouve avec éclat que le Général était bien plus à l’aise avec la télévision ! Il faut par exemple se remémorer son admirable répartie aux journalistes qui lui faisaient part des soupçons pesant sur son «coup d’État» et à qui il répondait en substance, s’amusant et les amusant bien aussi : «Est-ce que vous croyez que c’est à mon âge qu’on prendrait plaisir à faire un coup d’État !?», très détendu et alerte, aux antipodes d’un Giscard d’Estaing glacé et impersonnel. Autre problème, historique celui-là : on parle un peu d’Althusser mais en négligeant de signaler qu’il fut interné après avoir étranglé sa compagne. Ce n’est pourtant pas rien lorsqu’on s’intéresse à un intellectuel qui fut directeur de l’E.N.S. et marxiste ! Il aurait fallu le signaler. Enfin on ne pense pas, contrairement à Minc, qu’Internet change quoi que ce soit à la situation politique de l’intellectuel qu’il nomme «e-intellectuel» : les media sont neutres, contrairement à ce que les médiologues voudraient nous faire croire. De même que les armes sont neutres, ou que les stylographes furent neutres. Minc est un intellectuel mais il lui manque la culture profonde des choses : il ignore qu’en technique d’armurerie, on conçoit d’abord le calibre, qu’on fabrique ensuite la munition et que c’est seulement ensuite qu’on élabore le fusil qui tirera cette nouvelle cartouche. Un texte, qu’il soit diffusé par lecture orale, de bouche à oreille, ou par papier, ou par Internet qui n’est qu’un papier potentiellement «omniapparent» par-delà l’espace et le temps, sous réserve que la technique du réseau demeure active (elle pourrait mourir un jour, détruite par un virus informatique terroriste activé par un groupe ou un État, que sais-je ?) et demeure un texte, donc, à l’origine, une simple idée. Les idées gouvernent le monde. Les sentiments gouvernent le monde. Les croyances gouvernent le monde. Les intellectuels ne sont que des personnes un peu plus sensibles que les autres : des morceaux de cire sur lesquels le Destin, les Dieux, le Hasard, l’Histoire ou Dieu impriment mieux que sur les autres ces idées et ces sentiments et ces croyances.
Quelques remarques matérielles, à présent : la chronologie finale et la bibliographie finale sont très honorables mais il manque (on l’a déjà dit) un index des noms cités. Il manque aussi les références des citations. On sait bien qu’en Lettres supérieures puis en Première supérieure, il fut un temps (1979-1981 en ce qui nous concerne) où les professeurs nous expliquaient que citer exactement sa source dans une dissertation était vulgaire, inutile et qu’il ne fallait surtout pas le faire. Cela nous amusait et nous navrait tout à la fois puisque nous savions que c’était l’inverse qui devenait vrai à partir du moment où nous voudrions devenir des universitaires respectés. La démocratie – au moins l’enseignement démocratique ! – c’est de donner accès aux sources, par définition. Qui est responsable de cela ? Gabriel Zucman, le jeune normalien remercié page 369 pour avoir sélectionné des «extraits d’ouvrages», a pioché des citations parfois tout à fait remarquables mais on ne sait pas d’où elles sortent, ni comment les retrouver, ni comment les lire dans leur contexte, tout bonnement dans leur texte pour le dire plus simplement en ne donnant pas prétexte à mauvais jeu de mots. Décision du prince Minc, probablement mais nous nous avançons peut-être à la légère : l’éditeur a peut-être aussi suggéré qu’on n’alourdisse pas inutilement les bas de page puisque la cible visée n’était pas en priorité le public étudiant ? Qui sait ? Bref… il aurait donc fallu citer ces sources. Au fond, c’est ce qui nous a le plus agacé : on attend une seconde édition avec les pages et les éditions précises ! Pour nous venger, nous n’avons pas donné toutes nos sources non plus dans cette recension. On précise qu’on accepterait sans difficulté qu’une édition nouvelle le précisant soit vendue plus chère en raison de l’augmentation de savoir qu’on en retirerait : nous sommes libéraux de ce point de vue, nous aussi, et nous savons comprendre la loi de l’offre et de la demande ! Plus d’informations, vaut davantage naturellement d’argent. D’une conséquence de l’informatisation de la société : retenir l’information à la source est preuve de savoir, mais aussi preuve de pouvoir. La classe 2010 n’est pas de voir apparaître le visage, la date de naissance, l’adresse, la localisation ni d’entendre la voix d’un individu sur le rectangle visuel d’un téléphone portable, c’est d’être invisible, secret, inconnu mais effectivement influent. Le nouvel intellectuel : l’influent qui ne dit pas son nom ni son adresse mais qui pénètre subrepticement les esprits. Bon… foin de fantasmes dignes du docteur Mabuse de Fritz Lang dans ses trois versions cinématographiques (celle de 1922, celle de 1932 et celle de 1960) mais de grâce, revenons-en à la saine habitude des parchemins et des collations méthodiques des philologues ! Guillaume Budé must rule !

Bref… à lire absolument, même sans les sources des citations !
Le plaisir du texte, c’est aussi le plaisir du suspense d’un texte actuel devenant texte possible, imaginaire, rêvé, parfait.

Notes
(1) Proust ne craint pas d’ajouter, quelques lignes après, à la page 440 de notre édition : «…si revenu que je sois depuis longtemps de tous les dreyfusards nantis qui essayent de se faire une position dans le faubourg Saint-Germain…».
(2) Définition ne correspondant ni à celle du dictionnaire Larousse Universel en deux volumes de 1922 ni à celle de l’admirable Vocabulaire technique et critique de la philosophie en un fort volume dirigé par André Lalande et la Société française de Philosophie, édition originale parue dans les fascicules du Bulletin de la S.F.P. de 1902 à 1923 puis nouvelles éditions en volumes, constamment revues et augmentées jusqu’à la nôtre, la 12e de 1976 aux P.U.F. Cette œuvre monumentale demeure un des titres de gloire de la philosophie française en raison de la variété et de la qualité – inédites auparavant et depuis jamais égalées – des contributeurs.

Liste de quelques coquilles et erreurs relevées
Nous relevons ci-dessous quelques coquilles à corriger, en vue d’une seconde édition :
- p. 80, second paragraphe : Joseph de Maistre mal orthographié «Mestre».
- p. 110, premier paragraphe, un curieux «au mitant du siècle» au lieu de «au mitan».
- p. 165, première ligne, on cite Le Ménage au lieu du correct En ménage de J.-K. Huysmans.
- p. 169, à la liste des intellectuels allemands cités en bas et en s’en tenant à la définition restrictive de Minc, il faut (au moins) rajouter Novalis et F.-W. Schelling.
- p. 171, le dernier texte du philosophe allemand Kant n’est pas, contrairement à ce qu’affirme le second paragraphe, l’Anthropologie de 1798 : on prie le lecteur de se reporter à la dernière page du sérieux tableau chronologique (couvrant sa vie et sa bibliographie) établi par Théodore Ruyssen. Kant (Librairie Félix Alcan, collection «Les Grands philosophes», troisième édition revue et corrigée, couronnée par l’Académie française, 1929), p. 380. On prend plaisir à signaler, en cette année où Kant est (une fois de plus) au programme de l’agrégation de philosophie, ce beau volume qui demeure une des meilleures synthèses jamais publiées sur son œuvre en langue française, avec celles – plus techniques et donc d’un niveau de difficulté inévitablement supérieur – données à la France par Émile Boutroux (métaphysique), Victor Delbos (philosophie pratique ou morale) et Victor Basch (esthétique et problème téléologique).
- p. 174, il est inexact que Walt Whitman, parmi d’autres écrivains américains cités à la fin du second paragraphe, se soit désintéressé de la réalité sociale et politique qui l’entourait : il suffit de lire les Specimen Days [Pages de journal] sélectionnées et traduites par Léon Bazalgette, éditées au Mercure de France en 1926 puis leur version plus complète chez le même éditeur en 1993, pour s’en convaincre.
- pp. 244-245 : il manque des italiques au titre du journal Marianne.
- p. 407 : c’est sans doute Edgar Morin, plutôt qu’Edgar Maurin, qui est l’auteur de L’Homme et la mort en 1976.

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