L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité carcérale, par Michel Hoëllard (02/03/2011)

Crédits photographiques : Jessica Rinaldi (Reuters).
«En pénétrant ce regard évasif, on y découvre un gigantesque trafic qui changea la face du monde.»
Cricri, décryptant le Portrait d’une négresse – titre prudemment corrigé en Portrait d’une femme noire – de Marie Guillemine Benoist, 1800.

«Fruit d’un partenariat riche et novateur, une exposition de reproductions de peintures du Louvre est présentée pour les personnes détenues et les personnels de la maison centrale de Poissy, introduisant l’art dans l’univers carcéral. Mantegna, Caravage, La Tour, Géricault, parmi d’autres, investissent la cour de la maison centrale.»
Extrait du communiqué de presse souligné par l’auteur, comme le sera ici ou là, le texte qui suit.

«Tu peux toujours courir, aller, venir, t’iras nulle part, c’est un placard.»
Philippe Muray, Minimum respect.


Nul publiciste ou simple pigiste n’ignore qu’il existe des jours avec et d’autres, sans. Que l’inspiration comme on dit est chose fluctuante, séduisante mais las, pas toujours séduite. J’en veux pour preuve dans Le Monde (quotidien de révérence et du 2 février dernier) l’un de ces petits «papiers» sentant le torchage vite fait avant envoi chez l’imprimeur. Prestigieusement signé par Philippe Dagen, ce billet nous apprend avec une trouble fascination qu’enfin, parmi les divers et multiples publics «empêchés», le Grand Louvre s’ouvre désormais aux taulards long cours.
Il était temps.
D’abord testée à la Santé, cette opération «Projet prison» s’y est cassé les dents du fait de publics peu fidèles. La Santé par définition est une simple Maison d’Arrêt et l’on y demeure assurément bien peu de temps. Voilà pourquoi cette initiative Louvr’Ouverture s’aventure aujourd’hui du côté de Poissy, ciblant la Maison Centrale éponyme et sécurisée où les temps durs d’enfermement durent légèrement à plus long terme. En effet, à cette Centrale, chaque de pauvre gars en bisbille avec la société (civile ou non) en a au moins chopé pour 20 piges mais «quand t’aimes, t’as toujours…»
Ordoncques voilà-t-y pas que cette taule (où croupissait jadis le superbe Bulkaen du Miracle de la Rose et où, pendant que vous lisez ça, végètent 230 détenus réputés «difficiles») se la joue aujourd’hui partenaire du Grand Louvre. Rien de bien neuf en la matière et d’aucuns se souviennent sûrement d’un autre partenariat du même musée «déconcentré» avec Abou Dhabi mais Poissy, c’est plus près et pourtant, c’est à des reproductions qu’il a droit, ce néo-public de captifs malheureux comme des cailloux.
Dix reproductions – pas une de plus – de grandes œuvres choisies par dix volontaires incarcérés préalablement confirmés d’une certaine «appétence pour l’art» et bien entendu, ça loupe pas, un sieur Maurel, dirlo du lieu, y va du couplet escompté : «C’est très triste une prison. Cette exposition, c’est un moyen de s’évader, de retrouver une vie antérieure». Pelotant la même muse décatie, un prisonnier (anonyme, lui) ajoute ressentir «une sorte d’évasion par la tête», un droit transgressif dirons-nous, à la Culture.
Dix toiles faisant suite à dix choix de prisonniers parmi vingt-six œuvres ne comprenant aucun Piranèse... Et puis tiens, pourquoi donc vingt-six ? Et pourquoi dix ?
Chacun la sienne et une par bonhomme poussant ensuite son petit laïus ou «cartel» perso dans le catalogue «glacé et en couleurs comme un vrai» sous le contrôle forcément accompagnateur et bienveillant d’un écrivain de chair et d’os (ici, le dénommé Lang Luc qui, causant des participants tout de même solidement détenus, barre en vrille : «Libres dans la forteresse d’imaginer leurs parcours d’approche, leur chemin d’échappée, leur promenade solitaire, leurs circonvolutions oniriques, leur point de vue de regardeur et leur parole de sujet»). Est-ce là basse prose ou plain-chant quand l’objectif avoué de ce devoir d’ingérence en vase clos consiste à « associer une équipe-projet de personnes détenues à toutes les phases de l’élaboration d’une véritable exposition» ?

Quoi ? Un labyrinthe peuplé d’irréductibles résiste encore et toujours à l’Art envahisseur ? Arrgh et aux armes ! Haro… ou j’onirique ta mère ! Faut vite leur attribuer fissa le leurre et le pognon du leurre, subito ! Maintenant !

Observons donc ledit accrochage de plus près. Un long mur de béton ferme la cour (dénommée «cirque» côté captifs) de la Centrale et, sur ce mur, trônent nos dix tableaux. « Pas les originaux bien sûr », nous promet Philippe Dagen avec un adorable frisson, «pas en plein air» et pas d’aussi chefs-d’œuvre ! Je sais plus trop mais il me souvient vaguement que l’étymologie du terme obscène vaut d’exposer ou mettre en avant la boue, la fange.
Et ce «bien sûr» est délicieux.
Subséquemment dupliqués sur aluminium, échelle 1/1 et très haute définition qu’on peut même y cracher dessus en vrai, ils ont été ensuite installés par les mêmes détenus épaulés pour le coup d’un authentique et sympathique animateur-architecte-scénographe (Philippe Maffre) dans de vrais cadres vraiment dorés à l'ancienne puis fixés au moche mur du fond avec, chacun, sa petite loupiote.
On entend dire pareil que le «professionnel de la culture» et actuel directeur du Louvre, Henri Loyrette, est venu lui-même et à plusieurs reprises élargir leur horizon limité en discutant en personne avec ces prisonniers apprentis commissaires d’expo : «Pendant trois mois, nous allons ainsi proposer à ces détenus d’élargir leur horizon en méditant les leçons des grands maîtres».
10 taulards moins l’écrivain moins le scénographe = une sélection avec de vrais goûts d’embastillés dedans.
De l’authentic-tac sans charre !
De l’échec à l’Interrupteur !
Encore Dagen, prenant cette fois l’alu pour l’Art : «Le choix est très varié, du sujet religieux à la marine, de Mantegna à Géricault en passant par Murillo et Patinir». En effet, les instigateurs de cette croisade Bouge ta taule tiennent explicitement à ce que «les détenus s’emparent du projet et c’est (justement) ce qui se passe». Les enchristés sont donc libres (?) de préférer et de mettre en avant couleurs ou lumières mais surtout, de tracer en premier lieu une véritable «parabole de leur condition». Ainsi, Jean-Yves D. a-t-il été particulièrement captivé par la Crucifixion de Mantegna avec bon et mauvais larrons. Pour la figure du Christ et «la foi qui fait passer les montagnes» on le serait à moins mais aussi pour la minutie des détails, la « profondeur de ce panorama » ouvert sur du lointain fabuleux dont «…la lumière se retire. À la nuit tombée, Son enveloppe charnelle sera absorbée par l’ombre de la colline». Jean-Yves D. dont on admirera encore la concise limite douloureuse : «Trois croix sont érigées. Elles supportent trois suppliciés qui meurent en trois agonies différentes». Filant plus grossièrement la métaphore et l’éculé «point de fuite», un anonyme plumitif de Direct Matin se demande lui avec une feinte candeur si ça serait pas là justement «nouvelle manière de s’abstraire un temps de la clôture carcérale ?» Le côté sombre de la Force hein, si tu vas par là.
Ainsi encore, les Bateaux dans l'estuaire du Hollands Diep pris dans un orage d’Albert Cuyp évoquent-ils la sortie d’enfance en mer d’un autre détenu. Lequel, observant du coin de l’œil «sa» marine accrochée, avoue aux intellos de service baguenaudant sans savoir quoi faire de leurs os que «oui, alors on n’est rien et ça, ça changera pas. En tout cas, j’espère». Devant l’air con et cul-pissant desdits accompagnateurs stipendiés, il leur enfonce même le rivet : «Oui, on voit pas les choses pareil que vous». En effet, tout est là.

PRENEZ GARDE À LA PINTURE !

Vrai que c’est drôlement beau une œuvre d’art et que, commentée, ça devient même pas con du tout. Lambdas, voici comment de contemporains taulards découvrent, et mieux certainement que bien d’autres, que la peinture, eh oui, ça pense et même, que ça pense sans paroles !
L'arbre aux corbeaux tiens, par exemple du grand Caspar David Friedrich est sélectionné lui par Sébastien Mattei, 31 ans, qui dit se sentir «comme cet arbre sans feuilles en ce moment, mais derrière il y a toute la lumière, l'espoir, la liberté» même si à force de le voir à chaque «promenade» quotidienne sur tout un trimestre, y a de fortes chances que Sébastien se sente de moins arbre décharné et que sa lumière, son espoir et sa liberté rabougrissent ou ratiboisent. Quoiqu’il en soit, du fait qu’aucune prison ne propose pour l’heure de saison «portes ouvertes» au grand public (1), assurons cet ami qu’il risque pas d’être emmerdé et empêché de voir par la foule grouillante qu’on connaît nous dans la vraie vie. Il aura la distance requise et qui sait, le temps qu’il faut d’une praticable intimité. Il aura aussi tout loisir d’appeler «le silence par son petit nom».

«C’est une évasion, le mot interdit…» (quand niais, je croyais moi que c’était pas le mot) et notre publiciste pruneau d’ajouter in fine : «Vue par tous les détenus jusqu’au 29 avril, l’exposition pourra peut-être avoir des effets bénéfiques». Peut-être ? Genre quoi ? Des remises de peine ? Du rab de purée ? Quelques bons points de bonne conduite ? Un Louvre-Pass dès le 1er janvier 2030 ? Ah là-là si c’est pas honteux d’entendre, sous la «vaine ostentation des bonnes œuvres» jadis épinglée par Molière, des choses pareilles !
En Centrale où y a bien moins d’Ailleurs que d’Après, faut plus qu’il y ait tant d’Autre que ça. Qu’honni soit donc l’hétérogène, le coupable, l’antagoniste, la différence radicale. Quand le propre incompressible des philanthropes modernes est ainsi de poursuivre et d’éradiquer encore et toujours à perpète, les zones de non-droit à la culture, peut-on sans rire causer d’une Prise de l’apostille ? Voilà pourquoi la carte, devenue bien plus qu’un territoire, leur impose d’en combler les blancs, les enclaves, les creux, les anomalies, les plis, les marges et tous les trous concrets et béants par la fête de tous et partout entre l’architrave et la cave. La Maison Centrale qu’est encore vraie et pas OGM pour un rond, reste en la matière une zone inédite d’investigation pour de nouvelles aventures à la fois ouvertes et fermées.
À l’instar des autres taules de l’Hexagone bientôt contaminées et dans la foulée de cette basse bienveillance, on peut donc être assuré que de semblables et dérangeants iconoclasmes humanitaires viendront sous peu réanimer joliment les murs de nos services psychiatriques jusque là insupportablement négligés, ceux de nos maisons de retraite atrocement amnésiques voire ceux, plus crapoteux par essence, des batteries de pauvres petits poulets industriels pourtant assez œcuméniques.
En vrai, tous murs ceinturant leurs résidents contre gré.
C’est donc pas une condescendance hein, mais bien plutôt de l’Art lancé comme un pavé colorisé à l’assaut de la colonie pénitentiaire. On applaudit bien fort, bien sûr à une telle nouvelle avancée du bonheur. D’autant que c’est risque zéro : le taulard reste en taule et l’œuvre originale, au Louvre !
C’est là une forme de lutte que nos édiles évidemment impertinentes mènent contre l’immobilisme archaïque dont est bien entendu coupable la vieille justice pénale. Tout comme Paris ces derniers temps se réapproprie son vieux fleuve sur des rives de sables blonds avec transats, tout comme le même assiège nos nuits trop tristes à coup de Nuit blanche à la blanche, tout comme l’autre Fou creuse son Puy ou Disney, son Land, voici venu le jour des prisons vivifiées et réaménagées par des experts en évènements culturels. À quand les uniformes siglés Jean-Paul Gaultier ? Les barreaux en couleurs, menottes d’organdi, une femme en chaque cellule ? Les sucettes à l’anis ?
Mais aussi, tout visiteur d’une quelconque scénographie Monet ou Tintoret au musée de masse du coin sait bien qu’on est plus souvent convié à voir des images de tableaux (projecteurs, chatoiements, verre antiseptique à l’épreuve des balles, dos et nuques d’autrui dont le père est pas vitrier) plus que simplement, des tableaux. À Poissy au moins, même devant du toc, t’es comme un poisson : peinard.

Dans ces Cartels in carcere à forte mixité sociale, écoutons encore pérorer un maton, ou gardien de musée en prison : «Devant ces tableaux, enfin, on peut parler d’autre chose avec les prisonniers. Ici, du fait des longues peines, tout ce qui les occupe est bienvenu. Surtout que le travail manque, dans la prison, c’est comme dehors.» J’imagine en effet la tronche du DRH Grand Louvre voyant débarquer dans son vaste bureau, tout frais élargi de Poissy, un ex-gibier de potence en quête d’emploi arguant de sa longue expérience dans le domaine des cimaises…
De même et luttant depuis de nombreuses années contre toutes les formes d’exclusion, Henri Loyrette (one more time, compétent directeur du Louvre) promet déjà de récidiver. Et de travailler, avec le directeur de l’administration pénitentiaire, pour imaginer ensemble dans les nouvelles prisons à construire, «pourquoi pas, des lieux pour exposer de vraies œuvres». À quoi M’sieur Lathoud, quidam compétent lui aussi et incidemment directeur de cette Administration pénitentiaire, ajoute sans rire, huître dénichant sa perle, que «l’accès à la culture est (désormais) partie intégrante du parcours d’exécution de toute peine». Ici, notons que l’antique imperfection humaine (Adam, Caïn, Landru ou tiens, Genet) n’est plus reconnue par ce qu’elle est mais plutôt par ce qu’elle n’est pas : l’horreur que tous ont du réel dans ses grandes largeurs. La vérité concrète de ce qu’est tout de même une taule n’est juste plus tolérable et, on le voit, nos maîtres-panseurs n’ont de cesse qu’à gommer ses barreaux… et barrer ses gommeux. Vrai, y a comme du paradoxe colonial là-dedans : insuffler aux divers mitards de France et Navarre une sorte d’état de grâce en place de grâces tout court. Occuper leur temps oui et surtout, pouvoir leur causer d’autre chose que de la vétusté des chiottes ou des cellules riquiqui.
Ça fout bien les miquettes, non ? Un langoureux froid dans le dos ? Et, pour évoquer un temps où la littérature avait raison, citons : «On se distingue à tout prix par le ridicule, par une affectation d’amour pour le système pénitentiaire, pour l’avenir des forçats libérés. Ces diverses manies créent des dignités postiches, des présidents, vice-présidents et des secrétaires de sociétés dont le nombre dépasse celui des questions sociales qu’on cherche à résoudre» C’est pas moi, c’est Balzac qui le dit dans Beatrix et moi, qu’on vienne pas me soupçonner (bouh !) d’être «pour» l’incarcération dure et pure de quiconque. Dix gusses font montre ici d’une dignité et d’une tenue que bien des auteurs ou artistes contemporains ne possèdent pas, surtout quand c’est pas simple d’en prendre pour vingt ans et tous donc, moi je les assure, et chacun, de mon amitié durable.
Hors le magnifique «on voit pas les choses pareil que vous» cité plus haut, notons qu’en plus de dignité, ces taulards ont fait preuve d’une authentique courtoisie en foutant pas dehors pied au cul, ces nouvelles Âmes de charité.
Citant Ioulia Iakoubova, diva discrète, «juste c’est l’art de la manière qui m’agace prodigieusement» quand le bon vieux Cabinet d’escampe, le crève-cœur visible-invisible dans ces difficiles conditions deviennent des bouffées d’oxygène préparées par le Ministère de tutelle. Dirait-on pas que directeurs, écrivain et scénographe de service apportant la lumière du Louvre dans l’un des lieux maudits du monde, méprisent (ou ignorent) aussi bien Mantegna que ceux que Mantegna aurait pour mission de distraire, d’occuper et de sidérer. Je ne parle même pas de l’idée et du sens d’une Crucifixion.
Y a pas photo, ce paternalisme porté par de faux-culs fonctionnaires dans de si faux tableaux me chafouine un tant soit peu mais, pantin pessimiste, j’en reste à souhaiter qu’au-delà de cette outrecuidance institutionnelle, l’un des dix coupables et humiliés et offensés et enchristés de longue durée ou même, l’un de leurs compagnons soit, définitivement, touché par cette «cosa mentale» qu’est l’Art, s’il en reste.


Exposition Au-delà des murs. Maison Centrale de Poissy, 17 rue de l’Abbaye, 78300. Poissy (01 30 06 28 40). L’exposition, invisible et interdite aux moins de 20 ans, durera aux heures habituelles de fermeture jusqu’au 29 avril 2011.
Si j’ajoute que le 29 avril est consacré à sainte Catherine de Sienne, stigmatisée et protectrice dit-on des journaleux et autres reporters, la messe est dite.

Note
(1) J’ai essayé, j’ai fait le J’ai essayé, j’ai fait le testing : pas possible vraiment d’entrer. Après avoir interpellé la Halde, j’attends sa réponse.

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