Étonne-moi, saint Espace ! (12/01/2005)
Crédits photographiques : Dr. Jorge Bernardino de la Serna.
Proudhon, lettre du 29 octobre 1860 in Correspondance, Paris, 1875, t. X.
A mesure que le moment approche, vendredi après-midi, je trépigne comme un gamin auquel on aurait promis de révéler un secret. Je parle, bien évidemment, de la descente dans l’atmosphère de Titan de la petite sonde européenne Huygens qui, jusqu’à présent, voyageait accrochée comme une tique au flanc de sa sonde mère, Cassini, de conception (bien évidemment) américaine. Si tout se passe bien, nous assisterons depuis la salle de contrôle dédiée au petit module, en différé tout de même (le temps que les informations émises par Huygens sur son environnement, relayées par Cassini, parcourent la distance séparant Saturne de la Terre, soit plus d’une heure) à la première descente d’un objet fabriqué par l’homme sur l’un des satellites (hormis, bien sûr, notre lune...) les plus mystérieux de notre système solaire.
Je rappelle que Titan, la plus grande lune de Saturne, a été découverte en 1655 par l’astronome néerlandais Christiaan Huygens et que c’est la sonde Voyager 1 qui a réalisé les tous premiers clichés du satellite en 1980, dévoilant une lune entièrement masquée par une épaisse et fascinante (par ses caractéristiques biochimiques) atmosphère.
Au-delà d’un intérêt purement scientifique aisément compréhensible par tous (encore que…), puisqu’il s’agit-là de découvrir la chimie exotique d’un monde que les savants nous présentent comme étant une sorte de Terre primordiale congelée, il me semble évident que le projet d’une migration modeste puis sans doute massive de l’homme vers quelque astre d’abord peu lointain (la Lune puis Mars) est de moins en moins le fruit d’une imagination détraquée par les acides et les mauvaises séries télévisées de science-fiction. Je me suis même souvent demandé si ce n’était pas cette quête nouvelle et elle seule qui, par la somme des sacrifices, des rêves et des peurs immémoriales qu’elle charriera indiscutablement dans les artères policées de notre petit confort d’Occidental électronisé, sera seule capable de réveiller nos âmes lassées de tout. Quelques âmes seulement d’abord, celles des courageux qui n’auront pas hésité à risquer leur vie pour contempler de loin notre planète, c’est après tout une juste récompense réservée à celles et ceux qui n’ont pas peur. Puis, sans doute très vite, trop vite puisque toute notre vie semble désormais se précipiter (vers quelle gare inconnu, comme on le voit dans une nouvelle terrifiante de Dürrenmatt ?) comme un TGV lancé à pleine vitesse, véhiculés par les réseaux capillaires infinis de la Toile et des ondes, ce rêve médiatisé, ces images splendides irrigueront-ils chaque recoin de nos imaginations recluses.
Attention, je voudrais que l’on ne me prenne pas pour l’un de ces apôtres transis de la transmigration prétendument inéluctable vers les étoiles d’hommes pressés de quitter leur berceau devenu subitement trop étroit. Je sais ainsi qu’il ne nous sera d’aucun secours de lancer sur orbite quelques singes surentraînés et sponsorisés par McDonald’s, y compris et surtout si ces singes sont des Américains pressés de déployer dans l’espace leur drapeau étoilé ou quelques Européens, à leur tour victimes d’une autre diarrhée, après tout plus gênante et grotesque que celle de leurs confrères : je veux parler de la diarrhée humanitaire consistant à proclamer que c’est bel et bien l’humanité tout entière (y compris les Lapons et Arnaud Viviant), dans sa diversité colorée et métissée qui, dans ce nouvel exploit d’une Europe sur orbite, sera magnifiée… Et surtout, grands dieux non, je ne puis une seconde oublier ces phrases de Pierre Boutang extraites de son Ontologie du secret : «Qu'étaient les rhétoriques, l'opéra fabuleux de cette mort prophétisée par Nietzsche, auprès de son épreuve, dans un déplacement indéfini à la rencontre de la divine absence, jamais déçue ? Comme, de surcroît, le secret d'énergies cachées et quasi infinies de la matière, à travers une sorte de décréation atomique, procurait l'espérance d'une fuite toujours plus lointaine, de ce que Heidegger nomme l'arraisonnement illimité de l'Univers, l'ivresse d'une dernière croisade pouvait saisir les cœurs ; on se souvient du cri d'un des premiers pionniers, rappelant qu'il n'avait pas rencontré Dieu dans les espaces... Mais, comme pour les Croisades du Saint Tombeau, le second mouvement n'est pas loin, sinon déjà commencé : la subsistance de la question, et l'évidence, dans une dimension nouvelle, de la réponse négative, que Dieu ne peut pas plus être visible dans son espace créé que le corps du Christ ressuscité dans son tombeau, envahissant sans doute l'histoire; la réalité terrestre pourrait en être vécue tout à neuf, et les parcours, dans les quelques petits cantons abordables de l'Univers devenus allégoriques, signifier le pèlerinage dans l'être, la reconnaissance finie de la Création transcendante à nos idées du fini et de l'infini».
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