Un Enfant de Dieu de Cormac McCarthy (30/06/2014)

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Crédits photographiques : Stan Bouman.
64016489.jpgCormac McCarthy dans la Zone.





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«Y aurait-il eu plus noires provinces de la nuit qu’il les eût trouvées», écrit Cormac McCarthy dans son troisième roman, Un Enfant de Dieu (1), aussi dépouillé que les deux premiers pouvaient être qualifiés de baroques. Ne doutons point de la volonté du personnage principal, Lester Ballard, de s'enfoncer profondément dans l'horreur et la nuit. Ne doutons pas, dans le même mouvement de main tendue, de la volonté de McCarthy de suivre coûte que coûte cet homme «livré à lui-même» (p. 38), «troll de la montagne rendu fou» (p. 130), «sombre réprouvé» (p. 50), «homme assailli par quelque abominable succube» (p. 131), «faux acolyte ou criminel aseptisé, praticien de l'horreur, goule à mi-temps» (p. 150), ce vagabond «à l'expression tourmentée» (p. 107) qui ne pleurera qu'une seule fois (cf. p. 147) en contemplant la nature qui l'entoure.
En fait, il est bien difficile de dire ce que Lester Ballard, tueur et nécrophile cela au moins est certain, est véritablement, malgré l'abondance de qualificatifs dont use McCarthy pour tenter de capturer un peu de l'essence labile du meurtrier. Peut-être s'approcherait-on de la vérité en affirmant que nous saisissons la qualité, le secret de cet homme, lorsque, après avoir contemplé, dans une scène bellement écrite, le travail d'un forgeron sur la lame d'une hache qu'il lui a donné à aiguiser, Ballard répond à une question du forgeron par quelques mots qui le condamnent et signifient son inutilité : «Si ça se trouve, d'avoir vu faire vous pourriez vous y mettre ?», demande ainsi le forgeron, alors que la réponse de Ballard, elle, constate l'évidence de son inutilité prodigieuse, «Me mettre à quoi ?» (p. 66).
Lester Ballard, plutôt qu'un réprouvé, est donc un homme sans qualités, au sens que Musil, mais aussi Broch, donnaient à cette expression. Sa bizarrerie, évoquée par le biais de personnages qui se racontent certaines des plus hautes actions de ce triste sire, ne peut même pas être rattachée à une lignée quelconque de crétins dont les gènes corrompus, semble nous dire McCarthy, pourraient expliquer la déhiscence, dans la cervelle de leur lointain rejeton, du Mal (cf. p. 72).
On hésite même à prononcer à haute voix ce mot grandiloquent de Mal dans ce roman épuré alors que Cormac McCarthy écrit, lui : «Quelle que fût la voix qui lui parlait, ce n’était pas celle d’un démon mais celle d’une sienne dépouille qui serait revenue de temps à autre au nom de la raison, pour le retenir d’une main douce dans sa rage désastreuse» (p. 136).
Cette rage outrageant la raison, dont le sommeil a en effet produit, au moins, un monstre, cette rage qui expliquerait les abominations commises par Lester Ballard, d'où vient-elle ? De la scène d'ouverture de notre roman à partir de laquelle Ballard, nous dit un personnage, n'a plus été tout à fait le même ? D'un certain nombre d'autres scènes dont se souviennent différents protagonistes que McCarthy fait parler entre eux, comme s'il s'agissait d'ores et déjà non seulement d'expliquer rationnellement le comportement stupide et violent de Ballard mais de le condamner ?
Et si, en fin de compte, Lester Ballard n'était qu'un de ces hommes creux (cf. pp. 94 et 151) qui ne semble se détacher, par sa monstruosité, d'une foule de ses semblables que pour mieux regagner le troupeau de ces êtres avachis, indolents, qui composent les masses modernes, n'être même que le premier spécimen de monstres à venir (2) ? : «Regardez-le. On aurait pu dire qu’il était porté par ses semblables, des gens comme vous. Qu’il en avait peuplé le rivage et qu’ils l’appelaient. Une race qui nourrit les estropiés et les fous, qui veut de leur sang mauvais dans son histoire et l’obtient. Mais ils veulent la vie de cet homme. Il les a entendus dans la nuit qui le cherchaient avec des lanternes et des cris d’exécration. Pourquoi parvient-il à surnager ? Ou plutôt, pourquoi ces eaux ne le prennent-elles pas ?» (p. 134). Pourquoi, en effet ? Pour nous avertir ? Pour nous hurler, mais nous refusons de l'écouter et même de l'entendre, qu'il est un des nôtres, que l'horreur de ses actes n'est pas d'une nature ontologique fondamentalement différente de celle dont nous sommes, tous, coupables à un moment ou l'autre de nos vies d'hommes des foules, dans lesquelles Poe avait parfaitement raison de suspecter l'existence de criminels accomplis ?
C'est peut-être cette incapacité profonde, viscérale, de faire partie d'une communauté qui nous permet d'interpréter ces deux scènes où Lester Ballard est confronté à son propre visage (cf. pp. 110 et 165), scènes qui l'indiffèrent ou au contraire le remplissent d'angoisse mais jamais ne semblent être parvenues à lui faire changer son comportement pour le moins aberrant.
C'est peut-être ce défaut d'être pourrait-on dire, ce défaut au sein même de son être qui empêche Lester Ballard de s'intégrer au troupeau de ses semblables autrement qu'en tuant des femmes puis en violant leurs cadavres, qu'il conserve au fond d'une grotte dont il semble n'être, littéralement, qu'une partie de plus en plus indifférenciée : «Au matin, lorsque la lumière dans la fissure en esquissa vaguement le contour, ce somnolent captif paraissait tellement imbriqué dans son orbe de pierre que vous auriez pensé qu’il n’avait qu’à moitié tort de se croire abandonné des dieux» (p. 163).
En somme, la minéralisation de la part humaine du personnage, si tant est qu'il en existe une, comme nous le voyons dans le remarquable conte fantastique de Michel Bernanos intitulé La Montagne morte de la vie est synonyme, n'en déplaise à Roger Caillois, d'une sauvagerie de plus en plus lourde et percluse, primitive aussi, contre laquelle aucun remède ne semble exister, même si Lester Ballard «avait des raisons de souhaiter et il souhaitait que quelque brutale sage-femme le forçât hors de sa prison rocheuse» (p. 164).
Cette glaciale minéralisation semble s'étendre à la création tout entière, comme nous le voyons dans cette magnifique scène où Lester Ballard contemple, depuis les Enfers, un ciel qui lui est refusé : «Un soir, Ballard, couché sur son grabat auprès du feu, les vit [il s'agit de chauves-souris] sortir de l'obscurité du tunnel et monter à travers le trou au-dessus de sa tête, voletant affolées dans la cendre et la fumée comme des âmes s'élevant des Enfers. Lorsqu'elles furent parties, il regarda les hordes d'étoiles froides étalées en travers du trou et se demanda de quoi elles étaient faites, de quoi lui était fait» (p. 122).
C'est dans cette interrogation sans réponse que Cormac McCarthy laissera son personnage principal totalement hors d'atteinte, avant que le grand roman qui suivra Un Enfant de Dieu, Suttree, ne nous propose l'histoire magnifique d'un homme, vagabond en rupture de ban comme Lester Ballard et tant d'autres héros de McCarthy, mais cette fois-ci en quête de rédemption.

Notes
(1) Cormac McCarthy, Un Enfant de Dieu [Child of God, 1973] (Actes Sud, 1992, traduction de Guillemette Belleteste, puis Le Seuil, coll. Points, 1999), p. 26.
(2) «Son corps fut expédié à l’école de médecine de Memphis. Là, dans un sous-sol, il fut plongé dans du formol puis transporté sur un chariot pour être placé au milieu d’autres morts qui venaient d’arriver. Il fut disposé sur une dalle, écorché, éviscéré et disséqué. On lui ouvrit le crâne à la scie et on en retira son cerveau. Ses muscles furent détachés de ses os. On lui enleva le cœur. Ses entrailles furent extraites pour être commentées et les quatre étudiants qui se penchèrent sur lui comme des aruspices d’antan discernèrent peut-être dans leurs configurations de pires monstres à venir» (pp. 167-8). Commet ne pas songer à Moravagine, ce fou dangereux également autopsié ?

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