Confettis d’empire, motif 1, d’Arnauld Le Brusq (05/12/2011)
Crédits photographiques : NASA/ESA/S. Beckwith - STScI, and The HUDF Team).
Voici, précédé d’un texte qui présente sa belle entreprise, le premier des magnifiques confettis d’empire, intitulé La dernière bataille, qu’Arnauld Le Brusq, faute d’éditeur, s’est résolu à publier sur son site, Terre Gaste.
La suite de ces confettis doit être lue là-bas, puisque nous en sommes, déjà, au troisième, Le royaume perdu d'Abomey.
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Alors que la mémoire, entendue comme réserve d'images et de fictions, se trouve habituellement conçue comme première par rapport à l'histoire, comprise comme discours scientifiquement élaboré, Paul Ricœur émet dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, la curieuse hypothèse d'une mémoire d'après l'histoire : «La connaissance historique n'en a peut-être jamais fini avec ces visions du temps historique, lorsqu'elle parle de temps cyclique ou linéaire, de temps stationnaire, de déclin ou de progrès. Ne serait-ce pas alors la tâche d’une mémoire instruite par l’histoire de préserver la trace de cette histoire spéculative multiséculaire et de l’intégrer à son univers symbolique ? Ce serait peut-être la plus haute destination de la mémoire, non plus avant, mais après l’histoire» (1). À travers cette simple remarque qu'il ne poursuit pas plus avant, Ricœur ouvre une vaste perspective et peut-être un gouffre sous nos pas. En renversant l'antériorité de la mémoire sur l'histoire, il indique la fin de cette histoire, au moins comme discipline scientifique et inaugure un régime narratif inédit, c'est-à-dire un changement d'être au monde. Ce n'est pas une restauration de la mémoire que Ricœur laisse entrevoir, celle des mythes et légendes portés par l'imagination et l'oralité, mais bien l'avènement d'une nouvelle mémoire ayant digéré le texte de l'histoire. Comment ne pas projeter sur ce bouleversement l'éclosion de la mémoire sans profondeur et protéiforme à laquelle nous assistons sur les réseaux électroniques globalisés ?
Ainsi aurait vécu la forme nationale du discours historique enté sur la diffusion impériale de la langue, celle qu'analysait Michel de Certeau dans L'Écriture de l'histoire qui s'ouvrait sur une allégorie de la découverte de l'Amérique, l'auteur pointant dans la rencontre coloniale l'impulsion initiale du régime moderne d'historicité : «Amerigo Vespucci le Découvreur arrive de la mer. Debout, vêtu, cuirassé, croisé, il porte les armes européennes du sens et il a derrière lui les vaisseaux qui rapporteront vers l'Occident les trésors d'un paradis. En face, l'Indienne Amérique, femme étendue, nue, présence innommée de la différence, corps qui s'éveille dans un espace de végétations et d'animaux exotiques. Scène inaugurale. Après un moment de stupeur sur ce seuil marqué d'une colonnade d'arbres, le conquérant va écrire le corps de l'autre et y tracer sa propre histoire. Il va en faire le corps historié – le blason – de ses travaux et de ses fantasmes. Ce sera l'Amérique «latine». Cette image érotique et guerrière a valeur quasi-mythique. Elle représente le commencement d'un nouveau fonctionnement occidental de l'écriture» (2).
Histoire et colonisation ont donc partie liée. À suivre de Certeau, l'entreprise coloniale s'interprète même comme la mise en histoire du monde. Si l'on considère que le projet sous-jacent à cet ordre colonial visait à homogénéiser les modes de vie dans leurs dimensions économique par la mise en marchandise des choses et parfois des gens, politique par l'organisation d'un système représentatif dans le cadre de l'État-nation, culturel par le déploiement de l'humanisme, de ses savoirs et de ses pratiques, alors il faut bien constater que ce procès de civilisation s'est accompli, contre la volonté même des métropoles, au moment des indépendances et au-delà. L'ensemble des peuples cohabitant sur la planète en ont été affectés dans leur identité. Pour les métropoles, la «perte des colonies» a occasionné un changement radical de conception de soi. Pour reprendre l'idée de Benedict Anderson suivant laquelle la projection sur la carte est constitutive de la reconnaissance nationale, pour la France la rupture s'est traduite par le passage brutal de l'étendue des fameuses taches roses sur les cinq continents au repli sur l'hexagone (3). Cette rupture n'a pas engagé le seul être collectif. Chaque individu ressortissant de la nation a dû l'éprouver et l'éprouve encore, malgré les tentatives de redéploiements ultérieurs sur l'imaginaire européen ou les collectifs transnationaux contemporains. Cette projection de soi sur l'espace et vis-à-vis des autres doit s'entendre au sens le plus corporel. Entre autres témoignages de cette rupture, le plus souvent tue, Jean Genet rappelait simplement : «Quand j'avais quinze ans il y avait une culture diffuse à travers toute la France, peut-être à travers toute l'Europe. Nous savions que nous étions, nous, Français, les maîtres du monde, pas seulement du monde matériel mais de la culture aussi» (4).
Autrefois consubstantielle à la vie nationale, au point que sa remise en cause a toujours été le fait d'infimes minorités, la domination coloniale s'est effondrée brutalement dans une volonté d'oubli immédiat (5). Les générations ayant grandi au cours des années soixante et soixante-dix auront vécu ces temps alors tout juste révolus comme une réalité anachronique, exotique et interdite. Temps du deuil dira-t-on, aujourd'hui levé. Il pourrait être entrepris pour le passé colonial un travail d'analyse mémoriel analogue à celui que Henry Rousso avait naguère effectué pour la période de Vichy, étant bien entendu que les deux phénomènes ne sont pas assimilables au fond, ne serait-ce que par la longue durée du premier et la brièveté du second (6). La mémoire coloniale française a aussi connu ses écrans : les vibrantes évocations des héros ayant résisté sous la torture nazie prononcées lors du transfert au Panthéon de Jean Moulin par André Malraux, en 1964, ne résonnent-elles pas du silence sur d'autres tortures alors récemment perpétrées pour tenter de garder la mainmise politique en Indochine, en Afrique noire et au Maghreb ? Elle a aussi connu ses refoulements avec, entre autres symptômes, l'emprisonnement suivi de l'amnistie des cadres de l’OAS, l'épuration de la fonction publique et de la police, la relégation des harkis. Elle a aussi connu ses retours du refoulé avec la prise d'otages d'Ouvéa en 1988 ou la récurrence des révélations sur la torture dont les dernières datent des années 2000 (7). Il se pourrait qu'elle connaisse aussi ses hantises à travers la promulgation des lois dites mémorielles, celle du 21 mai 2001 «tendant à la reconnaissance, par la France, de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité», celle du 23 février 2005 «portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés» qui a tenté d'affirmer le «rôle positif» de la colonisation, à travers aussi des mouvements se réclamant des «indigènes de la République» ou la réactivation de la loi sur l'état d'urgence de 1955 pour faire face aux émeutes à la fin de l'année 2005. Quoi qu'il en soit, à la différence du «passé qui ne passe pas» la mémoire coloniale se présente plutôt comme «un passé qui passe à côté». Cela tient vraisemblablement à la nature de l'histoire coloniale, certes annexée au récit national mais tenu en marge, dans un mince rayon spécialisé, comme si le statut juridico-politique des territoires concernés et de ses habitants d'autrefois se perpétuait aujourd'hui dans la mémoire, comme si l'histoire coloniale ne parvenait pas à intégrer l'histoire nationale et qu'au fond le régime de séparation entre «ici» et «là-bas», «eux» et «nous», se prolongeait dans ses représentations rétrospectives.
Si l'histoire est avant tout un type de discours hégémonique, comment tenter de construire un texte sur les choses passées qui échappe à la fatalité du pouvoir ? Appliquée aux sujets de la colonisation, en tant que discipline critique l'histoire se trouve fatalement prise dans les hiérarchies de l'évaluation et du point de vue focal des «lieux de la culture» (8). De sorte que le risque n'est jamais éteint de voir s'enkyster dans ses productions le résidu de refoulé que signalait Jean Baudrillard dans L'Échange symbolique et la mort à propos de la connaissance psychanalytique qu'il opposait au langage poétique : «L’objet-fétiche n’est pas poétique, précisément parce qu’il est opaque, bien plus saturé de valeur que n’importe quel autre, parce que le signifiant ne s’y défait pas, au contraire il est fixé, cristallisé par une valeur à jamais enfouie, à jamais hallucinée comme réalité perdue. Plus moyen de débloquer ce système, à jamais figé dans l’obsession du sens, dans l’accomplissement de désir pervers qui vient remplir de sens la forme vide de l’objet. Dans le poétique (le symbolique) le signifiant se défait absolument – alors que dans le psychanalytique, il ne fait que bouger sous l’effet des processus primaires, […] dans le poétique il diffracte et irradie dans le procès anagrammatique, il ne tombe plus sous le coup de la loi qui l’érige, ni sous le coup du refoulé qui le lie, il n’a plus rien à désigner, même plus l’ambivalence d’un signifié refoulé. Il n’est plus que dissémination, absolution de la valeur – et ceci est vécu sans l’ombre d’une angoisse, dans la jouissance totale.» Sur cet axe psychanalytique, de Certeau fait écho à Baudrillard au sujet du «tri» des matériaux primaires auxquels ressortit le «fétiche» documentaire : «[...] ce que cette nouvelle compréhension du passé tient pour non pertinent – déchet créé par la sélection du matériau, reste négligé par une explication – revient malgré tout sur les bords du discours ou dans ses failles : des «résistances», des «survivances» ou des retards troublent discrètement la belle ordonnance d'un «progrès» ou d'un système d'interprétation. Ce sont des lapsus dans la syntaxe construite par la loi d'un lieu. Il y figurent le retour d'un refoulé, c'est-à-dire de ce qui, à un moment donné, est devenu impensable pour qu'une identité nouvelle devienne pensable» (10). Car ce qui est en jeu à travers l'écriture d'une histoire des temps coloniaux, ou mieux, d'une mémoire des temps coloniaux informée de son histoire, c'est l'accueil d'un nouvel être au monde, la reconfiguration d'une identité collective et individuelle ou bien d'une identité ni collective ni individuelle, insoupçonnée, à venir. Ici il faut en revenir à Ricœur proposant incidemment l'émergence d'un récit de mémoire qui engloberait le discours historique, dépassement de ce dernier dans l'emprunt à des formes préexistantes, celles des légendes, des mythes et de la fable : des fictions. Mnemosyne mère de Clio. La recherche d'un récit qui réinvestisse la dimension de l'oralité, apanage de la mémoire, contre l'écriture, propre de l'histoire. C'est en cela que prend sens l'appel au poétique lancé par Baudrillard dans sa nostalgie de l'«échange symbolique». Un pari sur la capacité du langage à pulvériser la valeur, le pouvoir et la représentation que faisait déjà Michel Foucault pour qui littérature avait vertu de maintenir la continuité entre les «choses» et les «mots»ayant prévalu jusqu'aux «grandes découvertes» : «On peut dire en un sens que la «littérature», telle qu’elle s’est constituée et s’est désignée au seuil de l’âge moderne, manifeste la réapparition, là où on ne l’attendait pas, de l’être vif du langage». (11). Un pari sur la force d'empreinte de la littérature pour habiter le temps des Confettis d'empire, dans le magnifique devenir du participe présent.
Notes
(1) Paul Ricœur, La Mémoire, l'histoire, l'oubli (Le Seuil, 2000), p. 201.
(2) Michel de Certeau, L'Écriture de l'histoire (Gallimard, 1975, coll. Folio), p. 10.
(3) Benedict Anderson, Imagined Communities (Londres, Verso, 1983, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, La Découverte, 2002, coll. La Découverte/Poche), pp. 174 à 181; sur l'émergence de la figure de l'hexagone comme représentation de l'espace national, voir l'article d'Eugen Weber, L'Hexagone, in Les Lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, deuxième partie, La Nation, vol. II (Gallimard, 1986), pp. 96 -116.
(4) Jean Genet, Entretien avec Madeleine Gobeil, in L'Ennemi déclaré (Gallimard, 1991), p. 20.
(5) Benjamin Stora en retrace les processus à propos de la guerre d'Algérie dans La Gangrène et l'oubli (La Découverte, 1991).
(6) Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy 1944-198... (Le Seuil, 1987); avec Éric Conan, Vichy, un passé qui ne passe pas (Fayard, 1994); voir aussi Paul Ricœur, op. cit., pp. 581-584.
(7) Parmi les ouvrages parus sur le sujet durant cette période, la thèse de Raphaëlle Branche fait figure de référence : La Torture et l’armée pendant la guerre d'Algérie, 1954-1962 (Gallimard, 2001).
(8) Voir Michel de Certeau, op. cit., partie intitulée Un lieu social, pp. 79-95; pour une interprétation post-coloniale, Homi K. Bhabha, The Location of Culture (Londres, Routlege, 1994, traduit en français par Françoise Bouillot, Payot, 2007).
(9) Jean Baudrillard, L'Échange symbolique et la mort (Gallimard, 1976), pp. 327 et 328.
(10) Michel de Certeau, op. cit., p. 17.
(11) Michel Foucault, Les Mots et les choses (Gallimard, 1966), p. 58.
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Cinquante ans plus tard, dans l’ouest de la ville-capitale, un soir de printemps, quelques-uns s’étaient rassemblés après leurs occupations du jour, à la rencontre d’un morceau de mémoire, dans l’attente d’en saisir une parcelle, rassemblés dans le même souvenir, venus partager à l’occasion d’une conférence de quartier, quoi ? une page. Quelques images. Les rangs de l’auditoire s’étaient resserrés. Les chaises de la mairie d’arrondissement manquèrent rapidement. Beaucoup se tenaient debout aux portes de la salle, et au-delà dans le couloir. Dans le brouhaha propre aux foules qui attendent l’orateur, la chaleur animale de cette assemblée réunie dans cette salle trop petite, rendue patiente par la ferveur commune. Enfin arriva par le fond celle qu’ils attendaient, une femme déjà âgée, aux cheveux blancs, l’œil bleu et vif, le visage pâle aux pommettes rehaussées de rose, qui se fraya avec énergie mais sans précipitation un chemin au milieu de la petite foule, laquelle s’écarta sur son passage avec respect et curiosité, jusqu’à la tribune encadrée des traditionnels rideaux de velours rouge. Après l’apaisement des éclats de voix, un silence, la femme entama son récit.
D’abord souriante, commençant d’un ton alerte, presqu'enjoué, débutant par la description d’un paysage, une plaine enfoncée loin dans les terres de ce pays des antipodes dont les deux syllabes, à l’époque où se situait le récit, commençaient seulement à être prononcées mais devaient longtemps et quotidiennement résonner tout autour de la planète dans un mélange d’exaltation et d’effroi sur les transistors et les télés alors en noir et blanc. La femme prenant appui sur les premiers mots qui sortaient de sa bouche rose aux lèvres fines, d’abord par petits paquets, légèrement hésitants mais presqu’avec entrain, d’une voix douce et légèrement flûtée, dressant devant l’auditoire les collines chargées d’une dense végétation vert sombre et mate, étagées autour de la vallée parsemée de rizières qui alternaient au fil des saisons le gris boueux de leurs labours, le vert vif des jeunes pousses et le jaune paille des moissons, d’abord plaine paisible ponctuée de villages abrités derrière leur proverbiale haie de bambou contre laquelle venait buter la loi du souverain, une vallée sillonnée d’une rivière maigre et serpentine sous le gris du ciel souvent chargé de nuages; la voix et les mots de la femme prenant maintenant eux-mêmes la teinte verte et mate qu’ils déversaient sur le paysage, couleur kaki, pour faire surgir du fond du ciel un lourd vrombissement d’avion au-dessus d’un paysan au chapeau conique qui redressait la tête et distinguait nettement le ventre de l’avion, les hélices et même le piquetage des rivets du fuselage, tout comme ce paysan d’Hésiode voyait passer au-dessus de lui dans le ciel de Béotie le char de Mars dont il détaillait les roues cerclées de métal scintillant, l’essieu brillant dans les rayons du soleil, la croupe pommelée des chevaux attelés, leurs ventres arrondis et leurs naseaux écumeux sur fond de nuages blancs, le surgissement d’un, puis deux, puis trois avions Dakota qui changea ce paysage paisible, presqu’idyllique, appesanti cependant d’une menace de drame, en théâtre des opérations, les lourds cargos de l’air au nom de tribu indienne quasi exterminée lâchant des grappes d’hommes tels des graines portées par le vent, d’abord points noirs chutant quelques instants à grande vitesse, puis suspendus à une petite torche, une jeune fleur de liseron encore entortillée dans ses vrilles, se déployant avec un claquement imperceptible en une corolle blanche, diaphane, soyeuse et irisée dans le soleil qui perçait les nuages, une puis deux puis trois coupoles éclatant sur fond de ciel au-dessus du paysan à la face cuivrée, aux yeux bridés, la pluie d’hommes suspendus à leurs ombrelles débutant à cet instant t et ne devant plus cesser jusqu’à la fin, une pluie incessante de voiles dansant un moment dans le ciel, telles ces mouettes légères que le narrateur observait au-dessus de la plage de Balbec dans sa Recherche du temps perdu, les pépins glissant avec une infinie lenteur vers le sol, jusqu’à l’impact parmi les buissons d'ombellifères à fleurs blanches et bleues, comme si la terre les absorbait au fur et à mesure pour ne plus les rendre, une semence inutile, perdue, que la femme relevait de l’au-delà, un à un, toute une armée fantôme jaillie du sol à la manière de cette armée de terre cuite vieille de vingt-deux siècles que les archéologues chinois faisaient surgir de la plaine de Xian, les hommes tombés du ciel aux alentours du village dont le nom traduit dans la langue alors aux trois couleurs, donnait quelque chose comme Chef-lieu de l’administration frontalière, les hommes ramassant leur parachute et se précipitant vers leurs points de ralliement baptisés dès ce premier jour de prénoms féminins, Natacha au nord, Simone au sud et Octavie à l’ouest, ces prénoms féminins soufflés dans l’air et tapés à la machine sur les ordres de mission, depuis longtemps transformés en pièces d’archive, enfermés à deux pas du chêne du roi saint Louis, au château de Vincennes, ces prénoms féminins désignant alors les DZ, les dropping zones de ce jour-là, en avant-courriers d’autres prénoms féminins appelés à désigner les collines environnantes, massifs noyés sous la végétation bleu-vert, collines alors sans visages, avant qu’au fil des jours leurs baptêmes successifs en Anne-Marie… Béatrice… Dominique… Éliane… Gabrielle… Huguette… Isabelle… ne recouvrent les noms de Bản Kéo, Him Lan, Doc Lap ou Bản Hồng Cúm qui s’écrivaient naguère encore dans les registres des mandarins en caractères dérivés du chinois, à l’encre et au pinceau sur papier de riz, noms impossibles à mémoriser et comme dénués de sens, avant que ces appellations féminines ne confèrent aux collines environnantes une existence tangible, identifiable, tout comme les jeunes filles en fleurs apparaissaient au fil des pages de la Recherche, avec qui elles ne partageaient pas seulement la sonorité fruitée de vieux prénoms féminins de la langue de ce cher et vieux pays, mais avec qui elles partageaient aussi le mode d’apparition, de venue au monde, d’abord silhouettes indistinctes, amalgamées, formant la petite bande qui se profilait sur la digue de Balbec contre le ciel bleu de la Normandie, acquérant progressivement une vie autonome, dotée chacune d’un prénom particulier, Albertine… Andrée… Gisèle… Rosemonde… et pourvue d’une densité corporelle propre, la gracilité ou la robustesse des membres, une chevelure abondante ou coupée court, une forme de visage, le teint plus ou moins pâle ou tel trait aussi remarquable que les joues cirées d’Albertine, l’incarnat des lèvres plus rose, plus rouge ou tirant sur le violet, et passée cette première approche, comme les jeunes filles en fleurs étaient appelées dans la Recherche à montrer plusieurs visages à mesure qu’elles étaient mieux connues, certaines s’évanouissant très vite, passant au second plan, d’autres s’imposant, certaines jouant des rôles alternatifs, l’une demeurant un temps captive puis disparaissant tout à fait, ainsi dès que les combats débutèrent, les collines qui entouraient la cuvette furent-elles appelées à changer de physionomie avec le déroulement du temps, à se dédoubler, comme si elles dévoilaient chaque jour de nouveaux aspects de leur personnalité, de sorte qu’Huguette par exemple, considérée d’abord comme une entité unique, se fragmenta jusqu’en sept dénominations différentes, simplement numérotées Huguette 1, Huguette 2, Huguette 3 et ainsi de suite, tout comme un peintre moderne, un Pablo Picasso aux prises avec une personnalité aussi complexe que celle d’une Dora Maar, aurait intitulé la série des portraits successifs de son modèle par son prénom suivi d’un numéro, ou en l’occurrence d’une date; ainsi prénommées, les collines sombres qui bordaient ce cirque naturel acquéraient des traits psychologiques, devenaient tantôt agents, tantôt sujets de l’action, telle Isabelle, loin au sud, s’enfonçant dans un isolement définitif dès le 31 mars ou Gabrielle disparue dès le 14 et Béatrice capturée le même jour, la familiarité affectueuse poussant les soldats à leur donner des surnoms, telle Claudine devenue un temps Lilie, Lilly ou Lili, tous ces prénoms à l’origine obscure que l’interprétation la plus vulgaire, formulée au conditionnel, donnait pour la collection des conquêtes féminines du colonel chef de ce camp retranché, mais plus vraisemblablement due à la succession alphabétique à partir du prénom Anne-Marie, sorti lui d’une chanson allemande pleine d’une mélancolie détachée sur laquelle défilaient les légionnaires, Anne-Marie où vas-tu de par le monde ? je vais à la ville, là où sont les soldats, car ils chantaient les hommes dans la vallée, souvent en allemand, appelant les notes douces et les notes suaves sur leurs lèvres, les vétérans arrondissant leur bouche pour siffler l’air qui avait fait fureur à travers tous les cyclones et destructions, de Buchenwald à Saint-Malo, le refrain mondial : Wie heisst Lili Marlene ? Et comme le désir des femmes stimule l’imagination plastique les rotondités d’Éliane furent bientôt simplement appelées lolos. Et comme la puissance se mesure d’abord au pouvoir de nommer, de recouvrir le nom de villages ancestraux par des prénoms féminins sortis du calendrier des postes suivant une logique oubliée, qui a pourtant éclot un de ces jours-là dans le cerveau d’un officier, une logique affective qui remplaçait les traditionnelles appellations d’opérations martiales par une salve de prénoms populaires venue se plaquer sur une vallée subtropicale en un ultime et dérisoire baroud d’honneur de la nomenclature aux accents tricolores qui avait pour un temps étendu ses nominations sur les paysages mouillés de cette nation aux deux syllabes alors en train d'éclore, à partir d'Anne-Marie les prénoms féminins se déployèrent dans un ordre vaguement alphabétique en une bordée sonore capable de transformer les collines environnantes en nymphes des bois, créatures évanescentes, irréelles, que les soldats tentaient de saisir dans le souvenir de scènes de drague, les soirs de printemps, à la sortie d’une usine ou d’un grand magasin, l’attente d’une jeune ouvrière ou vendeuse, les soldats crapahutant après la chimère de posséder une colline au prénom féminin, à l'image de cette Mathilde apparue dans la forêt épaisse, aux feuilles tremblantes dans le vent léger, en haut d’une montagne aux formes arrondies, marchant, cueillant des fleurs, dansant et chantant le long d'une rivière d’oubli, tandis que les soldats du camp adverse, vêtus de pyjamas verts et chaussés de pneus découpés, désignaient les mêmes collines au moyen de coordonnées mathématiques, rationnelles, abandonnant eux aussi les désignations venues de leurs ancêtres pour de secs repères alphanumériques : E1, D1, D2, D3, C1, C2, etc., rêvant quant à eux d’un objectif traduit par un slogan en caractères rouges sur une banderole jaune, Không có gì quý hon đôc lâp tủ do, d’étendre sur leurs rizières la justice de la réforme agraire et de contempler bientôt les courbes statistiques de la production industrielle en annonce du bonheur socialiste. Et comme dans ces récits mythologiques où le paysage se hérisse d’élévations aux résonances funèbres, magiques, empreintes de tabou, à commencer par ce Golgotha, ces montagnes qui parsemaient les contes, dessinant de profonds défilés entre lesquels se faufilaient les chevaliers casqués, en quête d’animaux fabuleux à combattre, se dressaient à proximité le mont Fictif et le mont Chauve, deux pitons jumeaux, le premier d’existence improbable, au statut de leurre, destiné à une réalité tangible seulement dans la croyance de l’ennemi, le second d’apparence désolée, appelant dans le cerveau de celui qui le baptisa une réminiscence musicale en invitation à y passer une nuit. Ainsi se dessinait la carte du théâtre des opérations où, sur la trame à peu près stable de la surface terrestre, tel l’échiquier dans l’attente d’une partie, allait se jouer l’affrontement, le mouvement incessant des pièces qui recomposerait le site devenu une masse mouvante au gré des avancées et des reculs, jusqu’à l’étranglement final.
La femme déjà âgée ayant achevé de planter le décor engagea le récit, l’implacable succession des jours et des heures depuis le moment où elle ne put plus quitter la vallée maintenant transformée en cuvette, jusqu’à la fin, alors que Noël était depuis longtemps passé, avait depuis longtemps été fêté en présence du général en chef, lequel allait partout répétant Les conditions de la victoire sont réunies, que pendant la messe, une de ces messes où quelle que soit la guerre en cours les soldats chrétiens communiaient les yeux baissés dans le vœu ardent, toujours renouvelé, de faire enfin régner sur tout l’univers la pitié, la justice et l’amour, la reconquête de Jérusalem, s’étaient élevées dans l’air sombre les notes et les paroles de Stille Nacht Heilige Nacht puis de O Tannenbaum, suivies de deux rafales de mitrailleuse, tandis que le ciel s’empourprait de l’éclat des balles traçantes, l’événement se déroulant, un point dans l’espace, un point dans le temps, suivant l’implacable succession crantée des faits durant laquelle, seule femme restée à bord de ce navire qui ne rentrerait plus au port, Atalante parmi tous ces Argonautes en perdition, elle les accompagna tout le temps que dura le naufrage de ce camp retranché où quelques milliers de guerriers étaient tombés du ciel un à un, qu’elle relevait par son récit, la plupart Viêts des plaines côtières ou des deltas, réguliers ou supplétifs, partisans thaïs distingués par les ethnologues en noirs et blancs selon la couleur du costume de leurs femmes, Nungs ou Hmongs aux croyances chamaniques, légionnaires venus de la vieille Europe à travers les mers, petits paysans des provinces ou titis sortis du ventre de la ville-capitale poussés par la faim et l’appel d’autre chose, parmi lesquels fuyaient leur mauvaise fortune quelques Alsaciens anciens malgré nous, et les Bretons alors, avec des noms du genre Le Meheu, Kerdoncuf, Coëffe, Colleter, Kravic ou Le Boudec, tout un régiment de nigousses :
Les pommes de terre pour les cochons !
Les épluchures pour les Bretons !
À la nigousse ! gousse ! gousse !
Italiens, Espagnols, Polonais, Allemands rescapés de la Wehrmacht, artilleurs du Sénégal, du Tchad, de la Côte d’Ivoire, tirailleurs algériens et goumiers marocains venus du Moyen Atlas, nostalgiques des montagnes fauves de Taza, jeunes gens tout juste arrivés parmi les vivants ou vieux chibanis ayant vécu l’épopée libératrice des mâchoires nazies, depuis l’Afrique jusqu’au bunker d’Adolf Hitler, campagne de Tunisie, campagne d’Italie, campagne du pays tricolore, l’armée Leclerc à Strasbourg !… et ses Sénégalais coupe-coupe ! plus quelques poussières, Antilles ! Glorieuses ! Yanaon ! Karikal ! Pondichéry ! tous ces hommes, dans l’intermittence des combats et des tâches quotidiennes, la réparation des abris, la préparation des repas et le lavage du linge, dans le silence de la nuit à la faveur d’un ciel clair, d’une trouée entre deux nuages, levaient les yeux vers la coupole piquetée d’étoiles, dans l’oubli de la mort qui venaient des mains d’autres hommes, comptant et lisant les étoiles et se récitant de vieux récits peuplés d’ancêtres, de dieux, de création de la terre et du ciel, des animaux et des plantes, ces récits qui sortaient de la bouche des hommes dès qu’ils regardaient les étoiles, arrachés pour un court moment à l’enfer, car la sortie de l’enfer se reconnaissait à une étoile clouée au ciel, juste avant que les trombes de boue et de sang ne s’abattent de nouveau, les ramenant au plus profond du chaos, recouvrant le ciel, dans les grondements, les éclats, les chuintements, les sifflements et les explosions du fer et du feu, un rassemblement précipité des quatre coins où se dressait le drapeau aux trois couleurs, un amalgame qui parlait toutes les langues, les dialectes pour ethnologues, la gouaille de l’argot des Halles mêlée aux accents provinciaux et même les différents parlers bretons, l’alsacien, la cascade sonore du Dante, les rocailles de l’Espagne, les sons brusques, gutturaux et râpeux de l'arabe et du kabyle, les colliers de consonnes polonaises, les chants allemands, le wolof, le bambara, toutes ces langues obéissant aux ordres proférés dans la seule tricolore, minimale, rudimentaire, criée plutôt qu’articulée, réduite à quelques brefs signaux : un rassemblement comme jailli du récit lui-même, les miettes d’une geste alors en train de se disloquer, une émanation, un décalque de chair des taches roses posées sur le planisphère qui attendit encore un peu pour être décroché du mur des écoles, une armée emportée par un colonel qui reçut ses étoiles de général au fond de cette cuvette, par la voie du ciel, elles aussi parachutées, dont le nom, Christian-Marie de la Croix de Castries s’auréolait de gloire, disait lui-même, son vieux blaze, la plongée au cœur de la vieille royauté, rassemblant le fils et sa mère au pied de l’arbre à sacrifice fiché sur une antique motte féodale, le colonel-général ne sortant jamais de son abri sans son calot ni son foulard écarlates de cavalier désormais sans cheval car le cheval avait déjà disparu du théâtre des opérations, en qui survivait une longue lignée d’ancêtres habitués à abaisser le ventail de leur casque de fer, à apprêter la lance de combat et à charger sur le champ, le colonel-général entouré d’officiers eux aussi souvent pourvus de noms à particules, héraldiques, venus là par atavisme, parce que chaque génération payait son tribut à l’art de la guerre, peu importait laquelle pourvu qu’elle soit menée au nom du vieux pays émergé des brumes mérovingiennes, ou bien sortis des rangs de la république, les officiers aux noms bourgeois, populaires, roturiers, parfois d’origine étrangère, engagés pour cueillir une parcelle de cette gloire, dont certains continueraient l’aventure au-delà de sa fin, de l’autre côté, d’une rive l’autre, refusant qu’elle s’achève, l’aventure, qu’elle s’arrête-là, qui seraient jetés en prison, quelques uns fusillés, l’opprobre jeté sur leurs noms particulés ou non et aujourd’hui encore tenus sous le boisseau, se livrant alors dans cette cuvette jour après jour et nuit après nuit à un dialogue sans cesse interrompu et repris sur radio au fil de l’implacable avancée du temps durant laquelle leurs hommes et parfois eux-mêmes mourraient, l’un après l’autre ou soudain par paquets, les corps tombant les uns après les autres comme tombent les corps morts, perdaient un bras, une jambe ou un œil, se vidaient de leur sang et souffraient :
― Brèche du gars Pierre… Brèche du gars Pierre… pour qui la dégelée qui vient de tomber ?
― Le gars Pierre de Brèche : pour Eliane 2 !
s’appelant ainsi par leurs noms de code aux résonances pleines d’affection, jouant une manière de pièce radiophonique entre Dédé, Bruno, Pierrot, Brèche et Cab :
― Bruno de Dédé… les munitions vont manquer
― Bruno de Brèche… ça va lâcher
toutes ces voix entrecroisées dans le crachouillis des ondes hertziennes, d’une colline l’autre par-dessus la cuvette, parasitées par des chants dans la langue tricolore, ironiques, lancés dans la nuit d’une voix nasale :
― L’ami entends-tu le vol noir des corbeaux dans la plaine ?
certaines s’éloignant pour ne plus revenir :
― On est mélangé au viêt… je répète… nous sommes mélangés au viêt… je fais sauter la radio…
disant l’alliage visqueux du combat, la mêlée gluante des corps sanglants et boueux dans les tranchées et sur les pitons alentour, maintenant dépourvus de toute verdure, hérissés de quelques arbres morts, tandis qu’au loin dans la solitude de son bureau à l'air conditionné, le commandant en chef au nom d’ancien royaume, Navarre, au prénom royal, Henri, un vrai mot de passe vers le casse-pipe en somme, lui aussi héritier de l’aventure qui l’avait emmené bivouaquer aux confins du désert avant qu'il ne conduise ses spahis prendre la ville de Karlsruhe et le repaire de Siegmaringen, il tentait pour l’heure de réécrire cette pièce qu’il ne maîtrisait déjà plus, qui lui échappait des doigts tant il était vrai qu'un général, ainsi que l'expliquait le dandy de Balbec, se trouvait comme un écrivain qui voulait faire une certaine pièce, un certain livre, et que le livre lui-même, avec les ressources inattendues qu'il révélait ici, l'impasse qu'il présentait là, faisait dévier extrêmement le plan préconçu, donnant à ses épisodes le généchef des accents antiques, mythologiques, cultivés, raffinés même, les intitulant Castor qui eut bientôt son chapitre symétriquement nommé Pollux, mais aussi Atlante ou Xénophon, comme s’il s’était agi d’écrire pour des comédiens devant se produire la saison prochaine sur la scène du Châtelet ou comme s’il avait voulu crypter d’un sens poétique l’inéluctable avancée vers la catastrophe finale, toutes ces réminiscences classiques se doublant de contrepoints aux connotations modernistes et technologiques, tel ce groupe opérationnel nord-ouest ou ce groupe aérien tactique, souvent abrégés en signes aussi ésotériques et équivoques que G.O.N.O., G.A.T.A.C. ou encore C.O.M.I.G.A.L. ou G.A.C.E.O., le récit se précipitant vers son terme, les personnages des chefs se glissant dans la peau d’animaux plus ou moins totémiques, lui, Navarre, le généchef en renard argenté, flanqué de son subalterne, le géant au nom de boxeur de foire, René Cogny, le taureau frappant de son pied le terrain meuble de la berge du fleuve Rouge, tous deux faisant face, dans le camp adverse, au tigre, cet ông cop qui sévissait aux alentours des villages, qui effrayait les paysans et dont le trophée était exhibé au retour de la chasse, le temps d’une photographie, Võ Nguyên Giáp qui affectionnait dans son surnom l’homonymie avec un autre combattant, d’une autre guerre, qui eut aussi sa voie sacrée sillonnée de camions sous la pluie quand ici c’étaient de simples vélos venus de la manufacture des armes et cycles de Saint-Étienne et qui déplaçait son QG de village en village, s'installant ici ou là dans une maison sur pilotis au plancher mal équarris et branlant, au-dessous duquel couraient de maigres poulets et quelques cochons noirs, il roulait dans son cerveau, Võ Nguyên Giáp, des pensées opposées à celles du généchef, qu'il puisait dans l'arsenal idéologico-stratégique de l'art de la guerre réinterprété par son lourd voisin chinois : La doctrine fait croître l'unité de pensée; elle nous inspire une même manière de vivre et de mourir, et nous rend intrépides et inébranlables dans les malheurs et dans la mort.
La femme convoyeuse de l’air devenue infirmière au sol, accueillant un à un les guerriers à mesure qu’ils arrivaient, sanglants et boueux, au fond de l’antenne chirurgicale principale, apposant au milieu de cet enfer sur les plaies des soldats le baume de son sourire et le parfum doré de son prénom de légende médiévale, Geneviève, se penchant sur eux telle la figure consolante d’une sainte détachée d’un vitrail d’église de campagne, son prénom s’ouvrant comme la surface en miroir d’une fontaine de village d’où sourdait une eau toujours fraîche, son nom héraldique, de Galard, en arrière-petite-cousine de ces grandes dames blondes et particulées dont l’ascendance remontait à la fée Mélusine et qui parsemaient À la recherche du temps perdu, Oriane de Guermantes avec qui elle partageait, au moins sur le mode imaginaire, la lointaine parenté avec la duchesse de Brabant, alors que le temps de Noël était maintenant bien oublié, que Béatrice et Gabrielle étaient depuis longtemps tombées, disparues, englouties, que le chef de l’artillerie au bras unique, dont il fourrait la manche de chemise dans le ceinturon de son pantalon, s’était depuis longtemps recroquevillé au fond de son abri, sa cagna comme il était d’usage de dire en déformant la langue locale, recroquevillé sur une grenade à main qu’il avait dégoupillée contre son cœur, longtemps aussi après cette phase des combats appelée bataille des cinq collines qui avait duré jusqu’à Pâques, alors que la pluie continuait de tomber, que les chefs s’échangeaient dans le lointain, des courriers comme celui-ci :
Mes télégrammes des 24 et 26 avril restés sans réponse. Résultats parachutage G.O.N.O. 28 avril nuit 28 au 29 journée 29 zéro Isabelle 22 tonnes. Situation extrêmement critique en vivres et munitions infanterie. Seule possibilité largage C 119 basse altitude les autres moyens ayant fait faillite dans conditions actuelles météo. En outre ces dernières susceptibles se renouveler de plus en plus fréquemment. Il y va de l’existence du G.O.N.O. Honneur vous demander décision dont me permets souligner extrême urgence.
la voix de la femme se faisant alors incantatoire, ayant perdu toute légèreté, emportée par son récit, les mots jaillissant d’eux-mêmes de sa bouche aux lèvres roses, tremblantes, des mots sanglants et boueux, comme si elle mâchait maintenant des mots de chair crue, débutant alors le récit funèbre de l’agonie, l’auditoire saisi de l’émotion propre à la tragédie, avertis pourtant de la fin mais pris comme étaient pris les enfants par un conte terrifiant qu’ils redemandaient et redemandaient encore, écoutant la femme dont la voix prenait maintenant l’accent de ces concierges accumulant avec complaisance les détails sanglants des accidents, des maladies, des opérations et des faits divers criminels, les rapportant avec une délectation non tout à fait dissimulée, faisant passer le frisson sur l’échine de leur auditoire à la manière dont certains toreros soulevaient le cœur de leur public, la femme faisant surgir les ventres éclatés, les moignons sanguinolents, les pansements moisis d’humidité et les anus artificiels, la voix chevrotant maintenant d’un sanglot contenu et le regard bleu presqu’extatique, rapportant comme en songe l’anecdote de ce jeune soldat qui avait perdu une jambe et un bras, lui disant au fond de l’abri-hôpital aux parois de terre à moitié éboulées, où s’infiltrait la pluie :
― Geneviève, je voudrais prendre l’air
alors, appuyant sur elle son bras valide, tous deux allant jusqu’au bout de la tranchée et le jeune homme disant :
― Geneviève, quand tout cela sera terminé je vous emmènerai danser
la femme achevant maintenant son récit, racontant la dernière nuit, annoncée par toutes les nuits précédentes durant lesquelles les guerriers désormais pris au fond de la cuvette écoutaient avec angoisse le grattement sourd, les impacts amortis des pelles et des pioches, perceptibles durant les accalmies des tirs d’artillerie, les galeries creusées jusqu’à la dernière nuit, jusqu’au dernier matin où Éliane 2 explosa en une gerbe qui atteignit le ciel et retomba en pluie de terre sur les abris, jusqu’au dernier jour dans la puanteur des cadavres sans sépulture, ajoutant pour finir, maintenant épuisée, pâle, exsangue, les lèvres sèches :
― et les vagues de Viêts déferlaient… et les vagues de Viêts déferlaient… et… jusqu’à la fin où le silence s’étendit sur la cuvette… enfin le silence.
C'est alors qu'elle se métamorphosa en madone de la dernière bataille, deux fois la couverture de Match, tournée aux États-Unis, qu’elle se transforma en ange de la dernière bataille, veillant sur les souffrances du camp retranché, seule femme restée à bord dans l’oubli des filles des B.M.C. qui apportèrent aussi tout ce qu’apporte un visage de jeune femme penché sur un soldat blessé, au pied d’un Dakota, l'ange blond Geneviève de Galard souriant de ses lèvres fines, apportant au cher pays les consolations de la propagande, son récit venant s’ajouter à tous ceux donnés par les guerriers poussés par la nécessité de dire quoi ? j’y étais. Au nom de tous les morts qui chaque jour leur susurraient à l’oreille ce que le sodomite de l'enfer exigeait du poète : si tu sors un jour de ces lieux obscurs et retournes voir les belles étoiles, lorsqu’il te plaira de dire : j’y étais, fais que les vivants aient souvenir de nous. Certains des survivants préférant se taire tandis que d’autres, nombreux, écrivaient un à un des livres de témoignage aux titres souvent littéraux, plats, répétant les trois syllabes du nom du théâtre des opérations, aux couvertures de couleurs vives, criardes même, aux typographies agressives, illustrées de photos montrant les auteurs en apparat de combat, leurs belles gueules de fiers guerriers aux bérets rouges ou verts, sur la poitrine desquels vibraient les fiers insignes, cinquante ans plus tard leurs livres épais à l’étal des bouquinistes sous une bâche qui tentait de les abriter de la pluie, aux pages cornées, aux dédicaces émues elles aussi rendues à la poussière, annotés d’une écriture tremblante, au stylo à bille bleu, rectifiant une date, un nom, un chiffre, au fur et à mesure que les années passaient les soldats sortis de l’enfer poussés par le besoin irrépressible de dire, faisant crépiter une Remington ou une Olivetti, essayant de ranimer les cendres de la vaine gloire, chacun apprivoisant par le baume du récit l’horreur de sang, de sueur et de larmes, l’incompréhensible vanité de ces cent soixante-dix jours qui terminèrent l'aventure, voulant livrer la vérité avec son grand v, confrontant les souvenirs qui se mettaient eux aussi à trembler comme leurs mains vieillissantes, les soldats survivants se retrouvant de temps à autre pour une cérémonie funèbre, dans la cour des Invalides, assemblée de vieux guerriers aux têtes blanchies autour du cercueil de l’un des leurs, recevant quelques poignées de main et de nouvelles médailles, discrètement, ainsi que l’accolade des successifs présidents de la république bleu-blanc-rouge, leurs récits de papier répétant l’implacable passage du temps entre le début et la fin, ressassant indéfiniment le cours de l’événement, jour après jour, heure après heure, faisant se succéder les tableaux des mouvements unité par unité, rejouant l’indétermination du sort quand il oscillait encore entre la victoire et la défaite, interpolant entre deux descriptions la reconstitution d’un dialogue, faisant varier les points de vue, la mémoire vacillant, les dates et les noms se brouillant, depuis le généchef dégageant sa responsabilité dans l’agonie de la péninsule jusqu’au simple officier qui disait ne rien regretter, entre l’énumération des documents portés en annexe, le détail des forces en présence, le matériel déployé, l’énumération des unités, le chiffrage des morts, des blessés et des prisonniers alors que d’autres choisissaient pour consolation l’échappée romanesque et faisaient rougeoyer les couchers de soleil sur les rizières du sud lointain, répétant :
— Car nous l’avons aimé ce putain de pays !
une page, deux pages, trois pages, dix mille pages à la poursuite, dans le désespoir de l’impossible page de gloire désormais impossible à écrire, l’infini récit contradictoire tandis que, les années passant, Anne-Marie, Béatrice, Eliane, Huguette s’effaçaient du paysage comme s’évanouissaient les créatures surnaturelles venues visiter un moment les vivants, la vallée retrouvant sa végétation vert-bleu, immuable, comme si avait succédé aux mouvements terriblement vivants des combats le calme presque mort du cycle des saisons, les survivants continuant leur recherche de la vérité, les certitudes s’affaiblissant, à commencer par le fait de savoir si oui ou non le drapeau blanc avait été hissé au-dessus du poste de commandement, ce jour-là, le 7 mai vers 17 h 30 ?
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