L’Ensorcelée de Jules Barbey d’Aurevilly, par Germain Souchet (14/04/2006)
Tsering Topgyal (AP).
La figure centrale de L’Enscorcelée est l’abbé Jéhoël de La Croix-Jugan et la plupart des commentaires de l’œuvre se focalisent sur cette figure satanique, peut-être la plus fascinante de la littérature française. En conséquence, le thème de la chute – celle de l’abbé naturellement, mais aussi de Dlaïde Malgy et de Jeanne de Feuardent – semble être au cœur du roman de Jules Barbey d’Aurevilly, que Charles Baudelaire considérait comme un authentique chef-d’œuvre. Pourtant, une lecture attentive nous montre que l’espérance chrétienne reste de mise, même dans les pages les plus tragiques de l’histoire de Jeanne Le Hardouey : car, au-delà de la chute, Barbey nous parle aussi de rédemption.
Tout, dans le personnage de l’abbé de La Croix-Jugan, est marqué du sceau effrayant de la chute, à commencer par son apparence physique. Autrefois beau, mais d’une beauté «sinistre et funèbre», selon le mot de la Clotte, qui compare son visage à celui de «Saint-Michel qui tue le dragon» – mais ne serait-il pas plutôt le dragon ? –, il revient défiguré par une tentative de suicide et par les tortures que lui ont infligé les Bleus sur son lit de souffrance. Son visage, caché par sa capuche de pénitent, bien que monstrueux et effrayant, continue cependant de fasciner et n’empêchera pas la pauvre Jeanne Le Hardouey de tomber amoureuse de cet être maléfique.
Car, et c’est là le deuxième trait le plus marquant du personnage, La Croix-Jugan a un pouvoir de séduction hors du commun, alors même qu’il semble n’éprouver aucun amour pour le genre humain. Toujours sombre depuis sa jeunesse, il paraissait autrefois avoir en horreur l’état de prêtre que sa famille avait choisi pour lui. Avant la Révolution – qui devait marquer une autre chute : celle de la France catholique et royale – il se rendait aux réunions orgiaques organisées au château de Sang-d’Aiglon de Haut-Mesnil mais ne participait jamais aux ébats de ce ramassis de débauchés. Il buvait cette étrange eau de vie dans laquelle la hure sanglante et les pattes boueuses d’une bête tuée à la chasse avaient été trempées, ce breuvage digne des potions de sorcières et qu’un des gentilshommes l’accusait «[d’aimer] mieux que le sang du Christ». Tel Lucifer, La Croix-Jugan se contentait d’être présent, cautionnant et peut-être inspirant ces réunions où tous les principes de la morale chrétienne étaient bafoués, sans jamais prononcer le moindre mot. Cette figure tutélaire du mal était ainsi bien plus effrayante que si elle avait été dotée de pouvoirs surnaturels ou si elle s’était vautrée dans le vice avec les autres seigneurs. Car, au fond, Satan n’a d’autre pouvoir que celui de la tentation qui, le plus souvent, est insidieuse est presque imperceptible.
Ce qui devait arriver arriva. Une des femmes succomba bientôt à la sinistre séduction de cet être insensible. Dlaïde Malgy se mit en tête de se faire aimer de ce prêtre, de ce frère Ranulphe que personne n’appelait jamais par son nom de religieux, comme s’il n’avait aucun sens pour lui. Mais elle se heurta à un cœur méprisant chez qui toute forme de compassion était absente. Alors qu’un soir, devant tous les convives, la jeune femme lui déclara publiquement sa passion brûlante, l’abbé se leva et, sans dire un mot, couvrit le son de sa voix en soufflant dans un cor de cuivre, «comme s’il eût été un des Archanges qui sonneront un jour le Dernier Jugement». En disant cela, la Clotte n’était pas très loin de la vérité : La Croix-Jugan était bien un archange, mais celui du Mal. Au jour du Jugement Dernier, il ne sera pas du côté de ceux qui sonneront les trompettes, mais auprès du Dragon et de la Bête, qui seront précipités dans la géhenne.
Le pêché de La Croix-Jugan est en effet le pire de tous, puisqu’il s’agit de l’orgueil. Le narrateur écrit sans ambiguïté que «ce singulier prêtre […] avait le secret de consoler par l’orgueil les âmes ulcérées, comme s’il avait été un ministre de Lucifer au lieu d’être l’humble prêtre de Jésus-Christ» (c’est moi qui souligne). À Jeanne de Feuardent, en qui l’histoire de Dlaïde Malgy se répète à l’identique, et qui prétend séduire l’abbé parce que même «les anges sont […] tombés !», la Clotte, lucide, répond : «Par orgueil, […] aucun n’est tombé par amour». Dès lors, frère Ranulphe ne pourra jamais être sauvé, car il est incapable de s’ouvrir à l’Amour, que celui-ci lui soit offert par une femme ou qu’il vienne de Dieu; il ne peut pas non plus faire réellement pénitence, car celle-ci suppose de reconnaître humblement ses pêchés et d’ouvrir son cœur à la miséricorde de Dieu et de l’Esprit Saint. Comme la Clotte l’avait prévu, Jeanne ne pourra faire tomber l’abbé de son piédestal fondu avec les flammes de l’enfer. À l’instar de Lucifer qui, dans sa chute, a entraîné d’autres anges, La Croix-Jugan fait tomber tous ceux qu’il fascine et qui finissent par succomber, eux aussi, à la tentation de l’orgueil en voulant coûte que coûte séduire celui qui séduit… Après Dlaïde Malgy, morte de douleur, on retrouve Jeanne Le Hardouey noyée dans un lavoir. Peu importe qu’elle se soit suicidée ou qu’elle ait été assassinée : dans les deux cas, elle est avant tout une victime du terrible Jéhoël de La Croix-Jugan, comme son mari, Thomas Le Hardouey, qui n’a pas résisté à la découverte de l’amour que sa femme portait à ce prêtre.
Avec tous ces pêchés, auxquels il faut ajouter le sang des hommes qu’il a fait couler en rejoignant la chouannerie, il était impossible que frère Ranulphe redevienne un prêtre à part entière. La Providence devait veiller à l’en empêcher. À peine relevé d’interdit, l’abbé commença à célébrer la messe de Pâques, la plus importante de la chrétienté. Alors que les villageois étaient au début méfiants, voire hostiles, ils furent rapidement séduits par la majesté de cet être extraordinaire; sa grandeur, la puissance de sa voix séduisit, subjugua de nouveau la foule. Mais, au moment de consacrer le pain et le vin, au moment de transformer, par les paroles sacramentelles ces offrandes en Corps et Sang du Christ, une balle atteignit l’abbé en pleine tête et le tua sur le coup. L’assassin ne fut jamais découvert, même si tout laissa à penser que c’était Thomas Le Hardouey. Mais, comme pour la mort de sa femme Jeanne, l’important n’est pas là : La Croix-Jugan, ce prêtre satanique, ne pouvait pas, ne devait pas toucher de ses mains sacrilèges le Corps et le Sang du Seigneur. Nul doute que cette balle fut guidée par la Providence; et, au lieu de voir le vin se transformer en Sang, les villageois assistèrent au terrible spectacle de l’hostie maculée du sang impur de l’abbé.
Cette messe, cette messe inachevée, La Croix-Jugan fut condamné à la recommencer éternellement et à ne jamais pouvoir la finir, s’arrêtant toujours au moment de l’Offertoire. Barbey nous dresse dans les dernières pages de ce roman un tableau effrayant de la damnation de cet abbé maudit. Cette vision de l’enfer, l’eau bénite bouillonnant dans les bénitiers, le cadavre à moitié décomposé de l’abbé, le sang séché sur son vêtement, son regard de flamme, tout est diaboliquement bien décrit. L’utilisation du fantastique au service d’un propos moraliste chrétien est d’une redoutable efficacité. Mais, si cette scène fait peur, c’est tout autant en raison de l’impossibilité de La Croix-Jugan de consacrer les offrandes et de rendre ainsi présent le Christ ressuscité. Dans la Bible, on peut lire que la damnation est le fait d’être éternellement privé de la présence de Dieu. Quelle plus terrible punition, pour un prêtre, que de célébrer une messe sans la présence de Jésus-Christ ?
La tonalité du roman est incontestablement tragique. Mais, malgré un déchaînement sourd et insidieux du Mal, celui-ci ne triomphe pas. Le Bien reste présent, de même que l’espérance, et si Dlaïde Malgy, Jeanne Le Hardouey et son mari ont chuté à cause de l’abbé de La Croix-Jugan, ces événements tragiques ont au moins permis la rédemption d’une personne, celle peut-être à laquelle on s’attendait le moins : Clotilde Mauduit ou la Clotte. Cette vieille femme, à moitié paralysée et condamnée à rester dans sa petite demeure autant ravagée par le temps que son occupante, avait été, dans sa jeunesse, «une des reines villageoises des fêtes criminelles qu’on célébrait» chez Sang-d’Aiglon de Haut-Mesnil. À la Révolution, elle avait payé chèrement son amour sans bornes pour cette race de seigneurs dégénérée, quatre Bleus sans vergogne l’ayant attachée et publiquement tondue avec les gros ciseaux d’un garçon d’écurie. En racontant cette histoire à Jéhoël de La Croix-Jugan, de retour à Blanchelande, la Clotte continue de nourrir une haine tenace à l’encontre de ceux qui l’ont ainsi humiliée, déclarant que le souvenir du bruit des ciseaux «l’empêcherait, même à l’article de la mort, de pardonner».
Car cette vieille infirme partage avec l’abbé un orgueil fou et continue d’opposer une hauteur silencieuse à tous ceux qui désapprouvent sa conduite passée et la montrent comme un objet de réprobation. Les seules larmes qu’elle ait versées, elle les a versées sur sa beauté passée, sur son corps un jour séduisant et désormais ruiné par la paralysie et la vieillesse. Le lien qui l’unit à Jeanne Le Hardouey, autrefois Jeanne de Feuardent, avant son mariage avec un gueux, acquéreur de biens nationaux, qui plus est ! est pourtant ambivalent : si elle retrouve en Jeanne une descendante des seigneurs auprès de qui elle s’est enivrée, elle semble porter une affection réelle à cette femme encore jeune qu’elle sait pure et bonne. Consciente du danger qu’elle court en tombant amoureuse de l’abbé, elle tente de la raisonner, mais, hélas ! c’est déjà trop tard.
La longue chute de Jeanne va désormais avoir pour corollaire la lente rédemption de la Clotte. En voyant un soir venir la pauvre Jeanne, pour ce qui sera d’ailleurs sa dernière visite, ployant sous le poids de cet amour insensé qu’elle porte à La Croix-Jugan, le cœur de l’infirme est touché : «les yeux secs de la fière Clotilde Mauduit, qui avait pleuré, disait-elle, toutes les larmes de son corps sur les ruines de la jeunesse, ressentirent la moiteur d’une dernière larme, la dernière goutte de la pitié». Un peu plus tard, alors que Mademoiselle de Feuardent, comme elle se plaisait à l’appeler, lui confie son terrible secret et la souffrance qui la tourmente, la Clotte l’interrompt «avec le geste et l’accent d’une toute-puissante tendresse; et elle [prend] la tête de Jeanne-Madelaine et la serr[e] contre son sein desséché, avec le mouvement de la mère qui s’empare d’un enfant qui saigne et veut l’empêcher de crier». Après toutes ces années, la Clotte oublie son orgueil égoïste qu’elle faisait revivre à travers les critiques acerbes du mariage de Jeanne et se montre de nouveau capable d’amour, d’un amour maternel et tendre. Malheureusement, elle ne pourra l’empêcher de courir ce soir-là à sa perte.
L’histoire de la Clotte ne se termine pourtant pas ainsi. Le lendemain, apprenant la mort de Jeanne, elle éclate enfin en larmes et ressent le besoin de prier. Barbey nous livre là quelques-unes des plus belles lignes de ce roman. Ayant soudain conscience de tout le mal qu’elle a fait dans sa vie, elle se juge d’abord indigne de prier pour Jeanne et demande à la petite Ingou, qui venait de lui annoncer la nouvelle, de le faire à sa place. Mais celle-ci lui répond que «c’est aussi le Dieu des misérables». Cette parole, qui pourrait paraître naïve, est pourtant d’une vérité éblouissante. Jésus-Christ est venu sur Terre pour sauver l’humanité du péché et il offre sa miséricorde infinie à qui veut bien ouvrir son cœur, quoi qu’il ait pu faire dans sa vie. Enfermée depuis trop longtemps dans son orgueil, au contact d’un prêtre qui n’avait jamais prêché ni appliqué dans sa vie l’Amour et le Pardon du Christ, elle avait fini par oublier cette évidence. C’est la parole d’une enfant, symbole de pureté, qui croit ingénument ce que son curé lui apprend – mais cette capacité à croire simplement en l’Amour du Seigneur n’est-elle pas plutôt une grâce que de la naïveté ? – qui convertit le cœur de cette vielle femme endurci par la haine et la rancœur. Et le miracle se produit : la Clotte tombe à genoux et prie aux côtés de cet enfant. Il n’y pas, je crois, de récit plus bouleversant de la capacité de conversion de la Parole miséricordieuse du Christ que ces quelques lignes sublimes du chapitre XIII de L’Ensorcelée.
Pour que la rédemption de la Clotte soit totale, il fallait qu’elle montre qu’elle avait définitivement ravalé son orgueil et que, par amour, elle était prête à tous les sacrifices. Les funérailles de Jeanne-Madelaine lui en donnent l’occasion. Presque incapable de se déplacer seule, elle décide cependant de se rendre à l’église, se traînant sur son bâton pendant des heures, finissant même en rampant, en marchant sur ses mains, son bâton entre ses dents. Comment ne pas voir dans cette scène poignante que la Clotte accomplit ce jour-là son chemin de croix, qui devait la mener à son martyr ? Car, comme le dit Barbey, «ce qu’elle n’avait point fait pour elle, cette femme, qui n’avait jamais demandé quartier à Dieu, l’avait fait pour Jeanne. Elle avait prié». Et ce qu’elle n’avait plus fait pour elle depuis quinze ans – se rendre à la messe – elle le faisait désormais pour Jeanne. Dans les dernières heures de sa vie, c’est donc bien l’Amour qui guide les pas engourdis de cette femme. Et Dieu semble prendre pitié d’elle car il lui permet d’arriver avant la fin de la messe.
La pitié, pourtant, n’était pas dans le cœur de tous les villageois ce jour-là. Reconnaissant Clotilde Mauduit, Augé, le fils du boucher qui avait participé autrefois à l’humiliation de la Clotte, refuse de lui donner le goupillon pour qu’elle bénisse la tombe de Jeanne de Feuardent. La vieillarde lui répond avec douceur et mélancolie, ne cédant pas à la rancune qu’elle avait si tenace. Mais la haine des anciens Bleus est trop forte : la Clotte est lapidée par une foule enivrée par les premières gouttes de sang et qui traîne le corps de la vieille femme agonisante dans les rues de Blanchelande. En mourant martyrisée, Clotilde Mauduit s’est peut-être rachetée; en tout cas, elle ne profère aucune parole de haine avant de mourir, disant au contraire à Augé : «je vais mourir, mais je te pardonne si tu veux me traîner jusqu’à la fosse de Melle de Feuardent et m’y jeter avec elle, pour que la vassale dorme avec les maîtres qu’elle a tant aimés». Réminiscences de l’orgueil d’avoir partagé la couche des seigneurs ? Peut-être, mais je retiens surtout cette parole : «je te pardonne». En quelques heures, quel chemin – au propre comme au figuré – parcouru par cette femme ! Son sort parviendra même à émouvoir l’inébranlable abbé de La Croix-Jugan. La trouvant agonisante, il pense d’abord à la venger, ou plutôt à se servir de son assassinat pour réveiller une chouannerie presque définitivement vaincue; mais, il se ravise et, descendant de son cheval, il prie pour elle, prononce les paroles sacramentelles de l’absolution et fabrique une croix de fortune qu’il dépose sur son cadavre recouvert de son manteau.
La Clotte échappera-t-elle à la damnation ? Dieu seul le sait, lui qui est le seul Juge. Les paroles de La Croix-Jugan révèlent en tout état de cause son incompréhension de ce Dieu d’Amour : «si un grand cœur sauvait, tu serais sauvée», déclare-t-il devant le corps de la défunte. Il existe bien un cœur qui sauve : c’est le Sacré-cœur de Jésus, au nom duquel il prétendait se battre. Si l’abbé est finalement damné, la Clotte, avant de mourir, a montré le chemin de la rédemption : c’est celui de l’humilité et de l’Amour.
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