Le Grand Dieu Pan d'Arthur Machen (05/04/2012)

Crédits photographiques : Daniel Mihailescu (AFP/Getty Images).
Arthur Machen dans la Zone.

C'est le texte par lequel Arthur Machen, magnifiquement traduit par Paul-Jean Toulet, l'auteur de La jeune fille verte et de Monsieur du Paur, un roman qui doit ses meilleurs effets au maître du fantastique, est devenu célèbre en France, auprès d'un petit cercle d'initiés aimant les récits dits de terreur et devinant que, derrière cette appellation un peu sotte, se cache une intention profonde qui bien sûr excède le genre.
La nouvelle intitulée Le Grand Dieu Pan parut à Londres en 1894, accompagnée de La Lumière intérieure et illustrée d'un dessin d'Aubrey Beardsley (1), puis fut traduite par Paul-Jean Toulet pour être éditée dans La Plume en quatre livraisons, du 1er janvier au 15 avril 1901.
Cette traduction reparut en 1918 chez Georges Crès & Cie dans la collection Varia et j'ai montré, dans un article pour le moment inédit, que Georges Bernanos, dont le premier roman, Sous le soleil de Satan, est né de la Première Guerre mondiale, a pu emprunter quelques éléments à Machen (par le biais du Toulet de La jeune fille verte) pour l'écriture de son Histoire de Mouchette qui compose le premier chapitre de son roman.
La Lumière intérieure est un texte d'un intérêt mineur si on le compare au Grand Dieu Pan, même si nous pouvons le rapprocher de ce dernier par deux de ses thèmes, celui du savant fou, ou plutôt qui s'approche de la folie en raison même de la nature de ses recherches ésotériques, et l'incarnation, dans un personnage féminin, d'un démon ou d'un principe démoniaque : dans ce texte assez court, c'est un démon qui prend ainsi la place de l'âme d'une femme que son époux, médecin fantasque, a emprisonnée dans une opale. Une lecture moins académique pourrait même affirmer que, débarrassé de son âme, c'est l'homme qui n'est en fait qu'un démon.
Le Grand Dieu Pan brille d'une lumière trouble, lointaine, que l'on dirait avoir été diffractée par la colossale distance parcourue, déformée par des masses énormes et pourtant invisibles. Comme dans le cas d'astres très lointains observés au moyens de ce que les astronomes appellent des lentilles gravitationnelles, la lumière du Grand Dieu Pan est de fait riche d'enseignements puisqu'elle nous indique ce qu'il y eut il y a bien longtemps : des rites effroyables, l'horreur dont un coin du voile seulement est levé, la présence, sur terre, d'êtres maléfiques, dont un savant ayant consacré toute sa vie à des recherches interdites, le docteur Raymond, va tenter de retrouver la trace et d'établir à coup sûr l'existence.
Du reste, cet homme n'a pas vraiment conscience de pénétrer dans des territoires interdits puisque le seul but de ses recherches est de nous faire contempler, par-delà les ombres et les rêves qui nous le cachent, «un monde vrai» (p. 22), «tout un monde, toute une sphère inconnue; des continents et des îles, et de grands océans sur lesquels aucun navire n'a jamais fait voile [...] depuis que l'Homme pour la première fois a levé les yeux et considéré le soleil, et les étoiles du ciel, et la terre tranquille sous elles» (p. 23).
La tentation prométhéenne et pourquoi pas faustienne, puisque c'est par un délire d'orgueil que le Mal pénètre dans notre univers, est évidente dans les premières pages du texte de Machen : «Imaginez qu'un électricien d'aujourd'hui se rende soudain compte que lui et ses amis n'ont fait que jouer avec quelques galets qu'ils avaient pris pour les fondations du monde; imaginez qu'un homme de cette sorte voie l'espace suprême s'ouvrir devant le courant, et les mots des hommes filer comme l'éclair jusqu'au soleil, et au-delà du soleil, dans les univers qui sont là-bas, et qu'il perçoive les voix des hommes dont le langage articulé résonne dans le vide désert qui borde notre pensée» (p. 24).
Un tel homme, à coup sûr, saisi d'effroi devant ce que désormais il est capable de comprendre, du moins en partie, pourrait affirmer qu'il a «vu cette faille vide, profonde, s'étirer obscure sous [ses] yeux, et à ce moment un pont de lumière s'est projeté de la terre au rivage inconnu», et qu'il a contemplé «le gouffre inexprimable, le gouffre impensable qui bée si profondément entre deux mondes, le monde de la matière et le monde de l'esprit» (ibid.).
C'est bien ce «gouffre inexprimable» qu'Arthur Machen tente de décrire, par exemple en nous donnant un aperçu de son étrangeté au moyen d'un savant enchâssement des différents récits (2) qui, peu à peu, précisent ce qui doit être dit au travers de différents personnages : Clarke et Raymond, puis Clarke et Phillips, puis Villiers de Wadhan, Charles Herbert et Austin, puis Villiers et de nouveau Clarke, et ainsi de suite jusqu'au dernier chapitre qui bouclera la boucle avec la présence des deux premiers protagonistes initiaux, Clarke et Raymond qui, conscient d'avoir outrepassé des bornes bien précises, admet qu'il a «forcé la porte de la maison de la vie» (p. 88) et même qu'il est «allé au fond» du torrent car, si «vous voyez la boue surnager sur le flot [...], vous pouvez être certain qu'elle gisait autrefois en son fond» (p. 77).
Et ce péché véritable de l'orgueil a sa traduction métaphorique dans une scène où la protagoniste principale, pourtant jamais évoquée directement, la démone Helen Vaughan, se dissout, littéralement : «Je vis la forme aller d'un sexe à l'autre, se séparer d'elle-même puis s'unir à nouveau. Puis je vis le corps descendre à l'état de bête, d'où il remonta, et ce qui était sur les hauteurs plonger dans le gouffre, dans l'abîme même de tout être» (p. 84). Et, dès lors, s'accomplit le noir miracle, la vision de ce qui ne peut être vu, non parce que cela nous aurait été défendu mais tout simplement parce qu'il n'y a rien à voir que le néant. Il est d'ailleurs intéressant de noter la mention d'un prisme dans ce passage, tant la quête littéraire de Machen peut se comparer avec celle consistant à trouver les moyens d'observer un rayonnement fossile, capter les plus infimes rayons de ce que nous pourrions nommer une lumière primordiale (3), que l'auteur semble penser être d'une essence pour le moins suspecte : «Dans la pièce, la lumière s'était faite noirceur, non pas cette obscurité de la nuit dans laquelle les objets ne sont pas vus distinctement [...]. Mais ceci était la négation de la lumière. Les objets se présentaient à ma vue, si je puis dire, sans médium, de sorte que s'il y avait eu un prisme dans la pièce, je n'y aurais vu aucune couleur» (ibid.).
Aucune importance, dès lors si, pour se rassurer peut-être, il faut tenter de nommer ce qui n'a pas de nom en l'affublant de la très antique appellation de Pan, qui n'est après tout qu'un cache parmi tant d'autres, un masque ou un symbole (cf. p. 80) rassurants qui nous cachent la singularité nue : «Ces forces ne peuvent être nommées, ne peuvent être imaginées si ce n'est sous le voile et sous le symbole, un symbole qui paraît à beaucoup d'entre nous une simple fantaisie antique et poétique, ou même un conte un peu sot» (ibid.).

Notes
(1) C'est cette édition, agrémentée d'une préface d'Arthur Machen écrite en 1916 et d'une postface inutile de Michel Meurger, que Terre de Brume a traduite par Anne-Sylvie Homassel et Jacques Parsons et publiée en 2003.
(2) Le procédé est bien décrit par l'un des personnages : «Une affaire de ce genre, c'est comme un assemblage de boîtes gigognes chinoises : on les ouvre l'une après l'autre, et leurs motifs sont de plus en plus étranges» (p. 43).
(3) Ne nous étonnons pas que cette volonté de saisir à sa première naissance la nature de la lumière soit finalement un phénomène proche de celui que Machen lui-même décrit dans une préface intitulée Par-delà le pont des années, où il affirme que Le Grand Dieu Pan, s'il «représente quelque chose, ce n'est pas le ferment des années 1890, mais les visions qu'un petit garçon eut 25 ou 30 ans auparavant» (p. 7). Ce n'est pas le passé qui, en tant que tel, fascine l'auteur, tout comme ce n'est pas l'existence du Diable qui intéresse Clarke («son seul plaisir était dans la lecture, la compilation et le classement de ce qu'il appelait ses Mémoires pour prouver l'existence du Diable», p. 32). C'est bien davantage, je crois, l'exposition du processus herméneutique par lequel un esprit contemporain, si du moins il est décidé à risquer sa santé mentale («Toute retraite m'était coupée, écrit ainsi le Dr Steven Black en se souvenant sans doute d'un propos de Macbeth, je ne pouvais plus qu'aller de l'avant», p. 128), peut rendre présent l'horreur invisible qui double l'univers visible, éprouvant alors l'impression d'un «souvenir obscur, lointain, vague mais tenace (p. 70), ce «sentiment curieux que l'on a parfois dans un rêve, lorsque des villes fantastiques, des terres de merveille, des personnages fantomatiques vous paraissent familiers et courants» (ibid.). Lovecraft se souviendra dans ses meilleurs textes de cette leçon secrète.

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