Goya politique de Jacques Soubeyroux (18/04/2012)
Crédits photographiques : Esteban Felix (Associated Press).
LRSP (livre reçu en service de presse).
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Le Goya politique de Jacques Soubeyroux, spécialiste de l’histoire sociale et culturelle de l’Espagne du XVIIIe siècle, n’apportera aucune analyse radicalement nouvelle sur l’art ou même la vie du grand peintre, déjà évoquées par Pierre Gassier et Juliet Wilson-Bareau dans leur Vie et œuvre de Francisco Goya parue en 1970 et, à la date plus récente de 1992, par Jeannine Baticle, dans sa biographie intitulée Goya. Nous pourrions même nous amuser à remonter plus loin dans le temps, avec l’ouvrage, décrié mais fort intéressant, que Charles Yriarte publia en 1867 sur Goya. Solidement documentée, la thèse de Jacques Soubeyroux, même si elle s’appuie fort inutilement sur les exposés de Pierre Bourdieu (1) sur l’art et nous offre la reproduction, passablement mauvaise, de quelques-unes des gravures les plus connues du peintre, évoque ce que Bourdieu justement appela la conquête de l’autonomie, dans laquelle la dimension politique joue un rôle majeur selon Soubeyroux.
Convaincu que «le politique est la voie qui permet le mieux d'appréhender l’œuvre et la pensée de Goya dans une perspective globalisante» (p. 13), il s’agit de chercher en effet un «point de vue intégrateur permettant d’articuler entre elles les différentes facettes de l’homme» (ibid.) qui, surtout au cours des dernières années de sa vie, parvint à s’affranchir des contraintes sociales de l’Ancien Régime et ainsi gagner une liberté torturée qu’il mit à profit pour peindre, après 1793, date de son attaque cérébrale, quelques-unes de ses toiles les plus célèbres et inquiétantes.
C’est au moment où l’artiste, qui s’est durant des mois trouvé entre la vie et la mort s’enfonce dans la solitude et un long cauchemar que sa surdité a sans doute dû renforcer et tandis qu’il peint, à même les murs de sa maison appelée la Quinta del Sordo, certaines de ses visions les plus ténébreuses, qu’il acquiert selon Jacques Soubeyroux sa véritable grandeur politique, universelle parce qu’elle témoigne, notamment grâce à sa plus célèbre série de gravures, les Désastres de la guerre qui décrivent l’horreur dont les hommes, Français aussi bien qu’Espagnols, sont capables.
En fait, Soubeyroux affirme la double nature de l'émancipation artistique de Goya, pas originale puisque, à la même époque, Diderot, Louis-Sébastien Mercier ou encore Rétif de la Bretonne affirment la «dignité de l'artiste» et sa «nécessaire professionnalisation» (p. 82), à la fois «quête de légitimité» ou «repli sur soi» (p. 50), «liberté totale [d'un] artiste à l'égard de toutes les formes de sujétion» (p. 59) et pourtant parcours complexe d'un peintre qui n'a pas hésité à peindre pour les autres, pour «les académiciens, pour ses mécènes aristocratiques, pour la famille royale» (p. 17).
Paradoxe et même contradiction d'un peintre qui, «après avoir désiré ardemment devenir Peintre du Roi» et vivre confortablement de son travail, n'a cessé de «revendiquer une impossible indépendance» (p. 69) qui lui a permis de créer «un langage de la dissidence, fait de caricatures monstrueuses et de violence onirique» (p. 106), artiste encore qui, lorsque «les institutions monarchiques» se sont écroulées et que la violence s'est déchaînée, a peint et dessiné «souvent pour lui seul» (p. 17).
En fin de compte, et bien que le portrait que Soubeyroux nous brosse du peintre soit fort nuancé, nous pouvons nous demander si le trait de caractère principal qui se dégage de Goya n'est pas l'opportunisme, l'artiste n'ayant finalement fait que profiter «d'une ouverture que lui offrait la conjoncture pour sortir de son isolement et pour s'impliquer directement dans le contexte politique de son temps : une conception de l'expression artistique» qui semble à l'auteur «remarquable par sa modernité» (p. 111) puisque, «comme beaucoup de créateurs, écrivains et artistes, de tous les temps», Goya «trouvait dans les événements tragiques que son pays traversait l'occasion et la matière qui allaient lui permettre d'exprimer toute la puissance de son génie» (p. 113).
Modernité (2) si l'on y tient absolument mais surtout, peut-être, impossibilité voire échec, pour la méthode sympraxique privilégiée par Jacques Soubeyroux qui est certes critiquable (3), d'approcher du peintre d'une autre façon que par des réductions socio-politiques qui, aussi importantes que puissent nous sembler leur légitimité herméneutique, sont bien incapables de saisir la monstruosité irréductible de certaines des visions les plus noires de Goya desquelles ne rayonne absolument aucune lumière, fût-elle politique au sens le plus noble du terme.
Notes
(1) Jacques Soubeyroux poursuit en affirmant (cf. p. 21) que, tout comme Bourdieu, la démarche dont il s'inspire est celle de la sympraxie, «qui la différencie de la démarche distanciée adoptée par la plupart des critiques» puisqu'elle se propose de «prendre le point de vue de l'auteur» (cf. Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Éditions Raisons d'agir, 2004, p. 15).
(2) Sa dimension la plus facile du moins, qui se repère assez bellement dans ce paragraphe : «On ne peut comprendre la signification du grand diptyque historique peint par Goya qu'en le replaçant dans le contexte chronologique de sa création, correspondant au retour de Ferdinand VII et à la répression qui s'abat sur les libéraux et le peuple, quelques mois à peine après l'euphorie de la fin de la guerre contre Napoléon. Comme le Guernica a été conçu et réalisé par Picasso alors même qu'il était en train de graver cet acte d'accusation qu'il a intitulé Songe et mensonge de Franco, le Deux mai et le Trois mai sont nés au moment où Goya achevait de graver les Désastres de la guerre et c'est la même intentionnalité, la même violence qui a nourri les gravures et les deux tableaux» (p. 137).
(3) Critique que nous pourrions adresser à l'auteur en lui faisant remarquer que l'interprétation de certaines œuvres de Goya est tout de même assez sommaire sous sa plume : «De même l'horrible Saturne qui faisait face au visiteur entrant dans la salle du rez-de-chaussée de la Maison du Sourd n'est plus seulement Cronos, le symbole du temps dévorant ses créatures», mais «aussi l'État dévorant ses enfants avec une jouissance brutale que n'a jamais eue aucune représentation du héros mythologique» (p. 143). Ailleurs (cf. p. 168), Jacques Soubeyroux nous sert un Goya devenu quasiment communiste avant l'heure dans sa défense et illustration des «membres musclés des travailleurs».
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