Au-delà de l'effondrement, 41 : L'Amour parmi les ruines de Walker Percy (30/05/2012)
Crédits photographiques : Sergei Supinsky (AFP/Getty Images).
Les signes de la fin sont plus que discrets : des Noirs qui prennent leur revanche sur des Blancs qui ne parviennent plus à gouverner les États-Unis parce qu'ils sont divisés à l'infini (1), des maladies (2), surtout de peau, qui affligent nos personnages, une végétation qui commence à recouvrir des bâtiments abandonnés, quelques exactions ici ou là, certes, nous voici loin des déchirements des cieux promis par l'Apocalypse.
Dans L'Amour parmi les ruines, cette dernière a d'ailleurs des allures de vie banale, comme l'illustrera Ballard dans ses derniers romans, tous passables, comme s'il s'agissait de coller au plus près d'une fin de l'humanité sans tambours ni trompettes.
L'intérêt de ce gros roman de Walker Percy ne réside bien évidemment pas dans le caractère spectaculaire du monde vivant ses derniers instants, comme tant d'autres romans d'anticipation peuvent nous en fournir d'abondantes descriptions. Certes, quelques atrocités sont commises je l'ai dit aux abords des lieux où se déroule l'action, mais nous ne savons absolument rien de leur nature, si ce n'est qu'elles sont normales et ne semblent guère étonner les personnages, qui ont vite fait de les oublier. Certes encore, je l'ai dit aussi, la vigne vierge envahit décidément tout (cf. pp. 232 et p. 245) et c'est finalement elle qui constitue le signe le plus tangible que quelque chose est décidément pourri dans le cœur de la vieille Amérique tourneboulée.
Ainsi, Walker Percy ne s'embarrasse guère de longues analyses qui tenteraient d'expliquer les raisons de la ruine du continent.
L'intérêt du roman doit donc se trouver ailleurs, et il me semble ne pas me tromper en affirmant qu'il réside dans la tentative menée par le romancier pour évoquer une Histoire invisible par la petite lucarne d'une banale histoire de fin du monde : «Donc dans la terreur de ces derniers jours de la chère vieille et violente Amérique comme du meurtrier Occident oublieux du Christ, hanté par le Christ, voici que je reviens à moi dans un boqueteau de jeunes pins et m'interroge encore une fois : est-ce arrivé enfin ?» (p. 13).
Les dernières pages du roman de Percy évoqueront à nouveau le Christ et on se demande si, entre ces deux évocations, celle du début et celle de la fin, nous avons vu affleurer quelque chose qui ne serait pas la trame visible d'un motif secret : «Ce matin en halant à terre une bête énorme, inclassée parmi les poissons, je songeais au retour du Christ à la fin des temps, et comment il se fait qu'à toutes les époques on ait été tenté d'en voir les signes annonciateurs, mais que le sachant, il ne semble cependant point raisonnable, l'esprit des temps nouveaux y aidant, qui est à l'attente et l'observation, de croire que...» (pp. 478-9).
Tout de même, si, il y a quelque chose d'autres, mais c'est encore une nouvelle évocation du Christ, dérisoire et abject, semblable à celle que l'on trouve dans Héros et tombes : «Dans l'obscur miroir se dessine vaguement une figure de Christ espagnol aux yeux caves. La petite vérole se répand sur sa face. Des vacuoles s'ouvrent sur sa poitrine. C'est le nouveau Christ, le Christ grêlé, le Christ pécheur. L'ancien Christ est mort pour nos péchés, mais son échec est consommé. La réconciliation n'aura pas lieu. Le nouveau Christ réconciliera l'homme avec ses péchés. Le nouveau Christ est ivre mort au fond d'un fossé» (p. 200).
Cette présence du Christ, qui ne se signifie ici que par son absence ou son incarnation les plus grotesques et misérables, n'est finalement point étrange ni même incongrue puisque, à l'évidence, la glorieuse Amérique a failli à sa mission (3) : «Serait-ce que Dieu finalement a retiré sa grâce aux États-Unis, que nous ne percevons plus que le cliquetis de la vieille machine historique, les soubresauts des wagons du Scenic Railway dont la chaîne nous engrène et nous réintroduit dans l’histoire aux coutumières catastrophes, nous ramène vers l’abîme, nous arrache à cette voie d’évitement bienheureuse et privilégiée où chacun, fût-il incroyant, reconnaissait que si ce n’était Dieu qui bénissait les États-Uniens, alors on ne sait quelle chance immense nous était pour le moins échue, et que cette chance ou cette grâce retirée, la mécanique à présent cliquette, la chaîne engrène ses maillons et les wagons avancent par à-coups ?» (pp. 13-4).
Ailleurs, un magnifique passage que je cite longuement éclaircit le sens de ce péché qui, aux yeux d'un auteur tel que Walker Percy, ne peut sans doute s'expliquer que par la question de l'esclavage des Noirs : «Ç'aurait donc été la question nègre depuis le début ? Quelle sale blague ! Dieu disant : Voici le Nouvel Éden, il est à vous parce que vous êtes la prunelle de mes yeux, parce que c'est vous, farouches païens du Caucase, qui avez cru en moi et accueilli la Bonne Nouvelle venue de la lointaine Judée, si distants que vous en fussiez tous, et bien que vous ne l'eussiez connue que par ouï-dire, de la bouche d'étrangers. Mais vous y avez cru, et c'est pour cela que je vous ai tout donné; que je vous ai donné Israël et la Grèce, l'art et la science et la suzeraineté sur toute la terre; et que par-dessus tout je vous ai donné le Nouveau Monde, qu'à votre intention j'ai béni. En retour il vous suffisait de subir une petite épreuve, un jeu d'enfant pour vous qui aviez déjà subi la grande. Une unique petite épreuve : voici l'homme africain, seul et désemparé, il ne vous est demandé qu'une chose, qui est de ne le point profaner. C'est tout. Unique petite épreuve, mais vous y avez failli ! Dieu ! Est-ce donc depuis toujours la question nègre, maintenant comme en 1883, 1783, 1683, et n'est-ce pas ce à quoi nous avons toujours achoppé ? Depuis que le premier Gentil, venu de l'Occident wisigoth, coriace, rapace, rusé, violent, croyant en Dieu, hanté par le Christ, eut posé le pied sur cette terre avec le premier homme noir ? l'un voulant tout risquer, tout gagner ou tout perdre, et l'autre attendre simplement, et survivre, parce qu'une fois profané ne lui restait que la patience, sûr qu'il était que tôt ou tard celui-là se réveillerait, connaîtrait qu'il avait failli et serait convaincu de mensonge puis confondu d'y avoir vécu, car nul ne peut vivre dans ces conditions» (p. 80).
En conséquence et malgré une tentative d'explication toute rationnelle (4) qui ne convainc guère, les États-Unis semblent être devenus le théâtre d'une farce étrange, un de ces mystères du Moyen Âge dans lequel le Christ est invoqué, Dieu reste absolument inexistant (5) et où le Diable (6) et ses séides (7) tentent de s'emparer d'une invention révolutionnaire, le lapsomètre ou, plus exactement, le «lapsomètre ontologique quantitatif-qualitatif de More» (p. 47), des termes qui ne nous apprendront pas grand-chose et que voici éclaircis par l'inventeur du lapsomètre lui-même : «Mon petit appareil est le premier calibreur de l'âme» (p. 141) ou encore : «[…] ma découverte seule laisse espérer qu’on puisse un jour jeter un pont sur l’effroyable abîme qui depuis cinq cents ans se creuse dans l’âme de l’homme d’Occident» (p. 121).
Ce lapsomètre, dont il importe en fin de compte très peu de caractériser les détails techniques, sert à une seule chose, comme un personnage aura vite fait de le soupçonner, qui déclare à son inventeur : «Cette chose mesure-t-elle vraiment la... euh, profondeur de la chute ?» (p. 262) alors qu'un dialogue nous fait comprendre que, dans le roman de Walker Percy, le morcellement ontologique dont la littérature n'est qu'un des miroirs ironiques (8), les tracas provoqués par un désir qu'il convient d'orienter vers sa source réelle (9), les désordres des cervelles n'ont pour cause que les dérèglements spirituels et que, pour résoudre les premiers, les seconds doivent recevoir une médication elle aussi spirituelle :
«- Vous savez bien ce que je cherchais.
- La fontaine de Jouvence ?
- Exactement.
- L'avez-vous trouvée ?
- Bien sûr.
- Vous voyez ! s'exclame Budy, [...]
- La fontaine de Jouvence ! s'écrie le directeur avec son acerbe civilité coutumière. Que n'y avez-vous bu ! Mieux encore, que n'y avez-vous puisé pour faire provision de son eau !» (p. 290).
Ainsi le lapsomètre, décrit comme le «premier compas de l'âme, premier espoir de jeter un pont sur les puits de l'abîme qui déchirent l'âme de l'homme occidental depuis que l'illustre Descartes arracha le corps à l'esprit pour faire de l'âme même un fantôme condamné à hanter sa propre demeure» (p. 246) est-il, comme toutes les inventions, fussent-elles les plus géniales, un simple moyen, un outil qui serait bien incapable par lui-même de provoquer cette régénération spirituelle à laquelle aspire le narrateur, qui finalement semblera trouver une paix fragile, au milieu d'une société changée continuant de connaître son lot d'atrocités (10), en refaisant sa vie avec une nouvelle femme (son ancienne compagne s'étant tuée avec son amant), tous deux vivant simplement, ultime illustration du précepte valable sans doute pour chaque cas d'effondrement de la civilisation, lorsque les meilleurs perdent leurs forces et les méchants sont gonflés par une intensité maligne : «Quand tout sera dit et consommé, il ne restera plus qu'une certitude : la terre. La terre, on peut toujours compter sur elle» (p. 349).
George R. Stewart n'a pas affirmé autre chose avec son beau roman intitulé La Terre demeure.
Notes
(1) «La Cité de Paradis où j'habite est proprement paradisiaque, oasis de concorde au sein d'un pays en permanente effervescence. Car notre chère et vieille Amérique est entrée dans une mauvaise passe. Les États-Uniens se sont dressés les uns contre les autres; race contre race, droite contre gauche, croyant contre païen, San Francisco contre Los Angeles, Chicago contre Cicero. Les vignes folles prolifèrent dans des secteurs entiers de New York où les nègres eux-mêmes ne veulent plus vivre. Il n'est jusqu'à des loups qui ne soient signalés en plein cœur de Cleveland, comme à Rome au temps de la Peste Noire», Walker Percy, L'Amour parmi les ruines [Love in the ruins, 1971] (traduit de l’anglais par André Simon, Rivages poche/Bibliothèque étrangère, 1993), p. 31.
(2) Maladies (cf. pp. 13, 14, 15, 24, etc.) qui, notons-le, ne sont pas les mêmes suivant les bords politiques auxquels appartiennent les Américains puisque les «conservateurs se croient victimes de complots imaginaires, sont atteints de rages intempestives, d'hypertension artérielle, d'affections du gros intestin» alors que les «libéraux sont plutôt sujets à l'impuissance sexuelle, aux terreurs matinales, au sentiment d'être dépossédés de leur Moi» (p. 35).
(3) Il ne faut point se fier aux apparences bien sûr, et ne pas craindre de déchirer le voile pour tenter de comprendre ce qui se trame derrière lui : «Ne me dites pas que si les États-Unis s’en vont à vau-l’eau, la faute en incombe au gauchisme, au nodularisme droitier, à l’apostasie, la pornographie, la polarisation, et cetera. Que toutes ces choses soient apparues, je n’en disconviens pas, mais la désagrégation est venue de ce que tout a cessé de fonctionner sans que personne consente à ne plus rien réparer» (p. 87).
(4) Métaphysique n’est qu’un mot, Max. Le fait que les atrocités aient décuplé dans la région n’a rien de métaphysique. Les végétations spontanées n’ont rien de métaphysique (p. 152). Notons qu'ailleurs le narrateur différencie clairement la religion du délire intellectuel, la première seule étant capable d'ancrer les hommes dans la réalité : «Car ce qu'elle [Doris] ne comprenait pas, elle qui était spiritualiste et ramenait la religion à l'esprit, c'est que précisément il me fallût une religion pour réchapper du monde de l'esprit, m'empêcher d'orbiter autour de la terre comme Lucifer ou les anges, rien de moins que toucher le fil dédaléen au large des brumeuses autoroutes et manger le Christ en sa chair pour refaire de moi un mortel, pour me permettre d'habiter ma propre chair et de l'aimer elle-même le matin» (p. 320).
(5) Ainsi, l'un des personnages, pourtant un homme de foi, le Père Kev Kelvin, est-il «plongé dans la lecture d'un ouvrage, Le Christianisme sans Dieu» (p. 249).
(6) Satan incarné par un certain Art Immelmann qui, à la page 467 du roman, est éloigné par le narrateur d'une simple prière. Ailleurs, c'est son inversion qui est pointée, selon une très ancienne tradition patristique qui voit en Satan le singe de Dieu : «Comme disent les tailleurs, il se boutonne de droite à gauche, ce que pas un Américain sur mille ne fait» (p. 255).
(7) «Ce sont là des temps difficiles. Principautés et puissances sont partout triomphantes. L'iniquité fleurit en haut lieu» (p. 15).
(8) Non sans humour, Walker Percy fait cette remarque : «La littérature américaine n’est pas non plus à l’heure de sa plus grande gloire. Le roman gothique sudiste a cédé le pas au roman masturbatoire juif, qui lui-même a été détrôné par le roman homosexuel des petits Blancs puritains, qui à son tour est en passe de toucher à son terme. La renaissance catholique, longtemps attendue, a déçu toutes les espérances» (p. 33). Goûtons ce trait qu'on dirait avoir été écrit par Roberto Bolaño : «Dans Les Pédés font la noce, deux plongeurs du ciel en chute libre se livraient à la fellation en Ektachrome tridimensionnel sur un écran géant de deux cents pieds de haut» (p. 57).
(9) «Un peu plus tard, la lubricité fit place au chagrin, je me mis à prier les bras en croix comme un Mexicain, le visage inondé de larmes. Seigneur ! Je le vois bien maintenant, mais pourquoi ne le puis-je voir plus souvent que c’est vous seul que j’aime dans la beauté du monde, dans toutes les jolies filles, chez tous mes amis chers, et que nous ne sommes que des pèlerins, des voyageurs, des passants, et nullement des porcs ni des anges : Pourquoi ne puis-je être aimant et joyeux comme le fut mon ancêtre, le pur de cœur et noble chevalier de Notre Dame et de Notre Seigneur et Sauveur ? Priez pour moi, sir Thomas More !» (p. 145).
(10) «Science et sagesse reculent de nos jours. Les jeunes, qui déjà savent tout, font sauter les laboratoires, massacrent les professeurs, brûlent les bibliothèques en haine de la science» (p. 473).
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