Nightfall de Jacques Tourneur, par Francis Moury (22/09/2012)
Crédits photographiques : Jon Nazca (Reuters).
Wyoming et Californie, Los Angeles, 1956 : la vie de James Vanning, un homme ordinaire qui campait dans les montagnes avec son ami médecin, bascule après leur rencontre avec deux gangsters meurtriers qui viennent de voler 350 000 dollars. Ils abattent le médecin et laissent Vanning pour mort mais oublient le sac contenant le butin à côté de son corps inanimé. La nuit venue, Vanning se réveille… alors qu’ils reviennent pour l’achever et récupérer le sac. Vanning n’a que le temps de s’enfuir. Les deux criminels le traquent jusqu’à Los Angeles…
Critique
«De tels retournements de situation, de tels écarts entre la cause et l’effet, sont la règle sur ce théâtre d’ombres où rien n’est jamais définitivement acquis, où les puissances trompeuses se jouent de nos facultés de jugement, où l’esprit vacille au seuil de vérités insoutenables. Le concept de suspense, impliquant une libre détermination de la créature, n’a plus cours ici car le Destin ne frappe jamais à l’endroit ni au moment où on l’attend : il surgit au détour d’un plan, inexplicable, imprévisible. […] Comme cet accident de voiture sur une route enneigée du Wyoming qui livre James Vanning aux angoisses d’une chasse à l’homme (Nightfall d’après David Goodis).»
Michael Henry, fiche Jacques Tourneur, in Dossiers du cinéma, Cinéastes, 3 (Casterman, Belgique, 1974), p. 194.
Réalisé par Jacques Tourneur presque dix ans après son film noir américain RKO La Griffe du passé / Pendez-moi haut et court [Out of the Past / Build My Gallows High] devenu un classique du genre, Nightfall (1) est co-produit par l’acteur Tyrone Power et distribué par la Columbia en 1956. Dans la filmographie générale de Jacques Tourneur (1904-1977), Nightfall précède son génial Night of the Demon / Curse of the Demon [Rendez-vous avec la peur] (G.-B., 1958). De même que le roman de David Goodis Nightfall [Vicious Circle] adapté par Stirling Silliphant, la nouvelle fantastique anglaise de Montague Rhode James adaptée par Tourneur dans Night of the Demon décrira elle-aussi un «cercle vicieux» : l’une des figures les plus habituelles du destin lorsqu’il tourmente les pauvres humains, créatures semblables, sinon à des ballons de papier comme dans le titre d’un film japonais classique, du moins à la boule rebondissant sans cesse en équilibre sur le jet d’eau du bassin de la petite ville frontalière mexicaine où rôde L’Homme léopard, peut-être le chef-d’œuvre absolu de Tourneur bien qu’il soit moins connu que La Féline [Cat People] et que Vaudou [I’ve Walked With a Zombie], tous trois produits par le grand Val Lewton et distribués par la RKO Pictures en 1942-1943. Le thème du cercle est patent dans la filmographie de Tourneur : un de ses films a d’ailleurs pour titre original Circle of danger [L’Enquête est close] (États-Unis, 1951). À partir du thème cauchemardesque (classique dans la littérature et le film noir américain) du fugitif innocent basculant dans une vie de peur et d’angoisse, David Goodis avait, de son côté, déjà traité en 1946 le sujet, en adjoignant déjà à son héros l’aide d’une «anti-femme fatale» : Dark Passage (1947) adapté au cinéma par Delmer Daves sous le même titre (2).
Ni pour le romancier Goodis, ni pour le scénariste Stirling Silliphant, ni pour le cinéaste Jacques Tourneur un tel sujet n’a donc rien de spécialement nouveau mais il est ici, comme souvent dans les bons films de Tourneur, sous-tendu par autre chose que son discours manifeste : un discours latent analogue à celui des rêves et des cauchemars nous y parle, et nous y parle un ton plus bas – comme Henry l’avait déjà bien noté en 1974 – que dans les productions habituelles d’Hollywood. La structure anamnésique du script de Silliphant permettant d’alterner ville et montagne alors que le roman de Goodis était majoritairement urbain voire statique, d’alterner déplacements et transferts avec des moments de réflexion ou d’absences (au sens physique, parfois : le regard cherche un objet ou une personne qu’il ne trouve pas et le suspense nait de cette absence, de ce vide presque ontologique), la cruauté insigne de la mort du second gangster et celle de la torture dont on menace Aldo Ray, la rencontre improbable des deux solitudes que sont Ray et Anne Bancroft (cette dernière alors au sommet de son érotisme et de sa beauté) : tous ces éléments concourent à créer cette sensation de (parfois) mauvais rêve baigné par une musique à la mélodie curieusement envoûtante, baigné aussi par une photo aux registres très heurtés (neige nocturne, neige diurne, ville nocturne, ville diurne) sans solution de continuité sauf durant l’aube, le crépuscule, seules périodes indécises laissant un répit possible aux héros. Ce dernier terme est d’ailleurs, on le sait, lui-même inadéquat : il n’y a pas de héros chez Tourneur, du moins pas dans le sens où on l’entend ordinairement. Jean-Marie Sabatier pensait qu’un cinéaste tel que Mario Bava se situait du côté des Tragiques grecs, des Présocratiques et de la poétique de Gaston Bachelard : l’univers de Jacques Tourneur n’en est pas si éloigné, dimension nécrophilique (le cinéma de Bava étant autant une physique qu’une métaphysique aristotélicienne de la mort, comme nous l’avons rappelé à propos de son Ecologia del delito / Reazione a catena [La Baie sanglante]) mises à part. Car chez Tourneur aussi, le Destin, la Némésis, l’Ananké, les quatre éléments composent d’étranges tableaux, oscillant constamment entre volonté et représentation, comme eût dit Arthur Schopenhauer. L’oscillation tourneurienne, par sa modulation très particulière, l’aurait d’ailleurs sûrement passionné.
Jacques Tourneur a irrégulièrement mais admirablement servi le cinéma fantastique – genre qu’il tenait pour majeur : ses entretiens en témoignent – entre 1940 et 1965 : il y a une esthétique et des traces thématiques relevant du fantastique dans certains de ses autres films. Nightfall en fournit un parfait exemple. En tant que film noir américain, Nightfall est probablement mineur par comparaison avec Out of the Past. En tant que film de Jacques Tourneur, Nightfall lui est peut-être supérieur à cause du degré supérieur de fantastique qu’il recèle.
Notes
(1) La Nuit tombe, traduction française chez Gallimard (coll. Série blême, 1950). Pour le film, je me réfère au DVD édité en juin 2012 par Wild Side dans la collection Confidential Classics, comprenant un livret illustré et relié de 80 pages, Le noir n’est pas si noir : le cinéma de David Goodis par Philippe Garnier. Riche en informations de première main et contenant l’ensemble du matériel publicitaire de l’époque mais aucune déclaration de Jacques Tourneur lui-même concernant son film, sauf erreur de lecture. Ce décentrage du livret vers le scénario de Silliphant et le roman de Goodis plutôt que vers le cinéaste Jacques Tourneur est un pari bien tenu dans la mesure où il permet à Garnier de spécifier, à propos de nombreux détails, la thématique et l’esthétique de Jacques Tourneur. Celui qui ne s’intéresse absolument pas à Goodis mais beaucoup à Tourneur (c’est notre cas) y trouve donc tout de même une ample nourriture.
Entretien avec Michael Henry Wilson, auteur d’un livre sur Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion (Éditions du Centre Pompidou, 2004). Michael Henry avait aussi écrit un excellent article d’ensemble sur Jacques Tourneur pour les Dossiers du cinéma, Cinéastes, 3 (op. cit. ), l’un des meilleurs parus dans notre langue avec celui de Jean-Marie Sabatier intégré comme fiche à son musée imaginaire dans Les Classiques du cinéma fantastique (Balland, 1973). Jacques Tourneur (1904-1977) fut réellement redécouvert au crépuscule de sa carrière par son pays d’origine puisque c’est seulement vers 1965 que les revues Midi-Minuit Fantastique, Positif et Présence du cinéma lui consacrent entretien et articles.
Galerie affiches et photos de presque 50 documents, la plupart d’entre eux également imprimées sur le livret.
(2) Dark Passage porte le titre français d’exploitation Les Passagers de la nuit et le livre traduit en français porte le titre Cauchemar chez Gallimard (Série blême, 1949).
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