Quelque chose de français, par Gael Marb (18/01/2013)

Crédits photographiques : Micheal Eastman (National Geographic Photo Contest).
Ce texte a été publié une première fois sur le site de l'auteur, D-Fiction.

Sur une hypothétique spécificité de la littérature française

Je n’avais jamais entendu parler d’un quelconque rapport de l’écriture avec la décapitation d’un roi… Des meurtres écrits et lus, à foison. On aime ça même : la littérature américaine. Toute cette violence physique et sociale mise en scène pour illustrer des passages de la Bible cités (ou non) en tête de chaque chapitre. Qu’on ouvre seulement un livre d’Hubert Selby Jr – qualifié de nouveau Céline américain – et l’on verra de quoi il s’agit. Mais de l’écriture, et particulièrement, à strictement parler, la française, comme souvenir d’un meurtre, celui d’un roi tirant sa souveraineté de Dieu, mon Dieu ! – bien fait pour sa gueule d’héritier crierait le vulgaire que je suis… Jusqu’à ce qu’on nous parle de ce texte de Jean-François Lyotard que nous citons avec le plus grand respect : «Je dirai seulement sans développer ce point, que nous Français nous n’arrivons à penser ni la politique, ni la philosophie, ni la littérature, sans nous souvenir que tout cela, politique, philosophie, littérature, a eu lieu, dans la modernité, sous le signe du crime. Un crime a été perpétré en France en 1792 [sic]. On a tué un brave roi tout à fait estimable qui était l’incarnation de la légitimité […]. Nous ne pouvons pas ne pas nous souvenir que ce crime est horrible. Cela veut dire que lorsque nous cherchons à penser la politique, nous savons que la question de la légitimité peut être posée à tout instant. Nous savons cela par notre histoire, car nous avons quand même changé dix fois de Constitution depuis ce crime, et ce n’est pas un hasard. La question de la légitimité risque toujours d’être posée, à propos de n’importe quel petit fait politique, ce qui n’est pas le cas aux États-Unis. Il en va de même pour la littérature. La difficulté que les Américains, et aussi bien les Anglais ou les Allemands, ont à comprendre ce qui chez nous s’appelle écriture est liée à cette mémoire du crime. Quand nous parlons d’écriture, l’accent est mis sur ce qu’il y a de nécessairement criminel dans l’écriture, chose qui est aussitôt oubliée dès l’instant où l’on se met à parler de la littérature en termes purement académiques» (1).
Nous ne pensons pas avoir les capacités de mesurer l’ampleur d’un tel propos ni d’exposer quels en sont les enjeux et les implications. D’ailleurs, nous n’en ferons pas ici l’analyse. Nous nous contenterons seulement de cela : ce que scelle ce crime historique (on nous l’apprit), c’est un déicide : le roi tenait sa légitimité de Dieu. Et ce déicide un altéricide (Dieu étant la figure de l’Autre absolu), ce qui fait beaucoup de morts en fin de compte, et il n’aura suffi que d’un coup de guillotine pour t’envoyer tout le monde au placard. Nous ajouterons qu’en lui coupant la tête, on castra en même temps la voix du Père et sa mainmise dans la gestion de nos affaires, jusqu’alors conduites en son Nom comme c’est encore le cas aux États-Unis, dans une sorte d’accomplissement réel et définitif de l’œdipe.
L’écriture et le crime. La spécificité française. Et bien voici quels liens se firent, par extrapolation, un auteur en appelant un autre comme une image d’autres à sa suite durant les rêves. Au texte de Lyotard vint d’abord coaguler celui de Sade, extrait de ses Idées sur les romans qui s’ouvrent sur l’origine supputée du genre : «On appelle roman, l’ouvrage fabuleux composé d’après les plus singulières aventures de la vie des hommes. Mais pourquoi ce genre d’ouvrage porte-t-il le nom de roman ? […] La langue romane était, comme on le sait, un mélange de l’idiome celtique et latin, en usage sous les deux premières races de nos rois ; il est assez raisonnable de croire que les ouvrages du genre dont nous parlons, composés dans cette langue, durent en porter le nom, et l’on dut dire une romane» (2).
Une idée à la volée : ce qu’on a tué avec le roi, ce n’est pas seulement Dieu ni l’autre prétendant au tort commis, mais aussi peut-être le bouffon. Le bouffon, c’est-à-dire celui qui prenait la place du roi lors des semaines de carnaval consacrées au renversement chronique et momentané des ordres. Celui qui dans le royaume annonce qu’un autre royaume menace l’ordre établi, sa légitimité supposée et ses règles. Celui de qui venait le Jugement : «Ta place n’est pas sur ce trône, mon cul vaut le tien !». Aux armes citoyens : rillettes et jambons ! Voici l’esprit du peuple français peut-être, l’esprit bouffon d’avant 1793, la puissance dénonciatrice et critique du grotesque à l’égard des codes et des valeurs établies que les Droits de l’Homme, malgré la noble cause qu’ils servent, auront conduit peut-être à se taire, garants qu’ils sont d’une paix civile et pérenne contre toute nouvelle révolution puisqu’ils en sont le terme.
Et le roman alors ? Ce mélange de l’idiome celtique et latin qui a traversé les régimes et les siècles, ce mixte de l’idiome mineur (tenu pour tel : barbare) et de l’idiome impérial dans l’imposition à sa syntaxe archaïque de la Loi Romaine et de sa grammaire, ce petit bâtard né de l’union mixte du Vainqueur et Maître Latin avec le vaincu dominé couillon… et le celte, c’est bien aussi la langue d’avant l’Occident réalisé, le non grec, le non romain, au sens politique et impérieux du terme. Elle refusait l’écriture par superstition. C’était l’oralité même, la langue qu’aucun code orthographique ne devait contraindre. Mais suivons Sade dans sa genèse historique du roman et glissons avec lui !
«À mesure que la galanterie prit une face nouvelle en France, le roman se perfectionna, et ce fut alors que d’Urfé écrivit son roman de L’Astrée, qui nous fit préférer, à bien juste titre, ses charmants bergers du Lignon aux preux extravagants des XIe et XIIe siècles […]. Gombreville, La Calprenède, Desmarets, Scudéry crurent surpasser leur original, en mettant des princes et des rois à la place des bergers du Lignon, et ils retombèrent dans le défaut qu’évitait leur modèle […]» (3).
L’idée, c’est que dans l’émergence du roman on perpétuait déjà le meurtre de 1793. Le roi, sa clique : on s’en foutait pas mal, d’un coup, on préféra nos nombrils et ils ne firent plus l’objet de tous nos récits. Le profane exhibait clairement ses revendications. Le peuple des sentiments intéressait bien plus que les exploits du roi. Sa légitimité déjà en prenait un coup. Les bergers du Lignon et les fous cervantesques les détrônèrent dans les cœurs avant qu’il ne soit question d’instaurer quelque modèle de République. Les romans français tiennent sans aucun doute cela d’autres cultures, notamment l’art récitatif des Maures, qui passa lui-même par l’Espagne si l’on en croit la fable de Sade, mais c’est en France qu’on mit ce genre littéraire à exécution : par la guillotine. À la poubelle les rois leur cour et leurs frasques ! On veut du cul ! Et ce serait dû à la langue : la bâtarde romane, cette langue-ouvrage où le quotidien, le vulgaire, le mineur obtient finalement la première place, comme le bouffon qui pour un temps siège à la place du roi, et non la langue française qu’on connaît, construite de toutes pièces par des cerveaux entêtés à servir le régime : l’unification du territoire alors infesté de patois pour sceller une bonne fois pour toute l’union nationale dans une langue commune, garante de l’exercice du pouvoir royal sur l’ensemble de ses domaines. Ce dont fut chargée, sous le patronat de Richelieu, l’Académie Française. Comme le dit Céline à sa manière de vieux con (superbement) dans Rabelais il a loupé son coup
«Tout ce qui était reçu, établi, le roi, l’Église, le style, il était contre. […] Non c’est pas lui qu’a gagné. C’est Amyot, le traducteur de Plutarque. […] Rabelais avait voulu faire passer la langue parlée dans la langue écrite : un échec. Tandis qu’Amyot, les gens maintenant veulent toujours et encore de l’Amyot, du style académique. Ça c’est écrire de la m… : du langage figé. […]. Pas dangereuse, pas trop forte, pour ne pas effrayer le public. […] Il faudrait comprendre une fois pour toutes que le français est une langue vulgaire, depuis toujours…» (4).
Suivant notre fable, avec Louis XVI, c’est la belle langue de l’Académie qu’on aurait donc aussi tuée : l’esprit de Richelieu. S’en souvenir, c’est peut-être perpétrer chaque fois de nouveau ce meurtre. Parler un peu la langue mineure qui a toujours travaillé, dans le français, sous le latin, à refaire surface. Ne serait-ce qu’à en défier la syntaxe. Reflux anamnésique d’un autre idiome, telle notre langue parlée d’ouvriers ou de paysans bien ancrée dans ses particularités régionales avant qu’on nous envoie en masse dans les écoles de la République pour nous arracher notre accent et nos drôles de tournures idiomatiques. Ibidem pour cette langue argotique des cités qui jaillit en tous lieux comme des modèles de langues expérimentales étrangères au monopole langagier du système. Modèles de résistance parlée dont l’un des buts est justement de ne se faire pas comprendre. C’est cette puissance politiquement dangereuse et inventive des langages, dans leurs particularités et leur pluralité, que le français académique voulut définitivement anéantir, il y a bientôt quatre cents ans, avec, en tête, l’idée d’instaurer une langue servant la communication claire et distincte en tout point du territoire. Qu’on ravale nos patois ! Sinon procès politique en vue. Que l’on pense aux Bretons. Et c’est encore ce que l’on veut de nous, partout : du communicable. À l’échelle mondiale aujourd’hui. Un seul idiome pour la grande communauté fraternelle des homo economicus. Puisque tout système a besoin d’une langue unique pour se communiquer et étendre son pouvoir sur les âmes et les corps. Universellement. Un langage commun pour une vision commune du monde et de l’humanité.
Écrire «français» donc, si je me concède un peu de cohérence, dans ce qui fut tenu si longtemps pour un genre mineur : le roman, et ce jusque dans nos productions les plus intimistes – c’est quand même là l’une de nos spécificités sur le plan international – écrire «français» donc, ce serait chaque fois faire claquer son clapet à Dieu, ne serait-ce qu’à prendre sa place en se tenant au centre du récit alors que la grande majorité des productions littéraires américaines semblent n’être qu’un ensemble de notes de bas de page écrites en marge de la Bible, hantée par l’idée, sinon de Dieu, du moins du Salut qu’il propose aux pauvres pécheurs que nous sommes. Combien de romans noirs – genre dominant l’Amérique et par elle le reste du monde – se présentent comme des illustrations de passages bibliques en les citant en exergue, fussent-ils eux-mêmes l’exemplification d’un monde abominablement crasse. Le crime y est l’objet du récit, ils s’interrogent sur le sens de son existence dans le meilleur des mondes possibles promis par Dieu à Abraham Lincoln. Nos récits, à nous, sont des crimes. De lèse-majesté tout au moins. Ne serait-ce que parce qu’ils sont des profanations au sens où nous sommes défaits du commentaire biblique. Nous dédions nos écrits les plus virulents, comme Céline non à Dieu mais «Aux animaux». À l’inhumain. À ce qui dérange le genre et l’espèce. Les remet l’un et l’autre en cause. Pose la question de leur légitimité en somme.
Mais j’exagère, je triche sur tous les plans… Ce n’est là qu’une fable. On veut aujourd’hui encore et toujours la belle langue, le bon ton, le bel ouvrage, les thèmes convenus (vendables) jusque dans nos romans français – fusse l’opinion consensuelle qui en fournisse les critères et non les poussiéreux héritiers de Richelieu qui hantent son institution. Nous n’avons plus la mémoire du roman sacrificiel et profanateur à l’origine du genre, même à en reprendre inconsciemment le geste. Ou si nous l’avons nous ne pouvons que nous taire. D’autres y veillent et se chargent de faire respecter notre silence. La littérature est devenue pour elle-même un objet sacré dont la liturgie est marquée au fer par un nouveau genre de prêtres. On érige à chaque rentrée littéraire de nouvelles idoles au Panthéon de la République des Lettres. De nouveaux dieux. Ils doivent nous servir de modèles et de guides. Tout est devenu français au possible, panthéonesque et conservateur, «c’est-à-dire haïssable». Et si jamais on continue de tuer des rois à écrire français, reste surtout que l’on tue Rabelais… On reste Français d’après 1793, on ne comprend plus la révolte. On n’entend plus le patois débridé des païens sous le latin impérieux faire trembler les édifices de l’État. Cette langue insubordonnée qui «étouffe le tambour». Reste encore et toujours une guerre à mener dans la langue, contre la langue par la langue. Ce qui n’est rien d’autre qu’une politique d’écriture. Manière de ne pas rendre les armes à César. Résister, et mordre ! C’est cela qui est, qui fut français peut-être, à diverses époques de grands troubles. D’autres rois, sous d’autres figures et sous d’autres régimes ont pris depuis la place du roi décapité, et au-dessus d’eux non plus Dieu dont ils tireraient leur légitimité mais l’Économique dont le pouvoir s’exerce jusque sur nos choix de publications, selon la sainte loi de l’offre soumise à la présupposée demande chapotant l’ensemble du système. Pour faire tomber le chapeau le plus simple reste de couper la tête. Se souvenir ! Comme remettre le sacrifice sur la planche…
«Un crime, vite, que je tombe au néant, de par la loi humaine.» L’illustre merdeux d’Une saison en enfer.

Notes
(1) Discussion entre Jean-François Lyotard et Richard Rorty, Critique, n° 456, mai 1985.
(2) Idée sur les romans Idée sur les romans, in Sade Polémiste. Idées sur les romans et sur le mode de la sanction des lois (Éditions Mille et une nuits, 2003), page 7.
(3) Idem, pp. 14-15.
(4) Rabelais, il a loupé son coup, in L’argot est né de la haine ! (André Versaille Éditeur, 2010), p. 64.

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