Night of the Demon de Jacques Tourneur, par Francis Moury (02/02/2014)

Résumé du scénario
Angleterre 1957 : Julian Karswell, riche fondateur d’un culte sataniste, est menacé par une enquête publique à son encontre, menée par le professeur Harrington à la suite du meurtre commis par Rand Hobart, un de ses disciples. Harrington assure un soir à Karswell qu’il mettra un terme à l’enquête à condition que Karswell le protège de la terrible menace qui pèse sur lui. Karswell sait exactement de quoi il s’agit et le lui promet mais ne peut pas ou ne veut pas tenir sa promesse. La mort atroce de Harrington provoque la reprise de l’enquête par son ami américain le Dr. Holden, venu à Londres la poursuivre publiquement à l’occasion d’un congrès de pychologie et de parapsychologie. Karswell menace Holden de subir un sort analogue à celui de Harrington : être déchiqueté par un démon venu de l’Enfer, au terme échu de la malédiction qu’il a lancée sur lui, suivant une technique médiévale occulte dont il détient la maîtrise. Joanna Harrington, la nièce du professeur, est persuadée que Holden court le même danger que son oncle. Elle tente de l’aider, avec l’aide de la propre mère de Karswell, effrayée par les agissements de son fils. Le temps accordé à Holden, avant sa mort annoncée par Karswell, est de quelques jours. D’abord incrédule, Holden ne peut que prendre en compte les signes maléfiques qui s’accumulent rapidement autour de lui : il devient bientôt persuadé lui aussi qu’il mourra durant la terrible «Nuit du démon». La question qui se pose à lui n’est plus, dès lors, de savoir si elle existe mais de savoir comment y survivre.

Critique
«Because he knows, a frightful fiend
Doth close behind him thread.»
Samuel Taylor Coleridge, The Rime of the Ancient Mariner, §VI (1798).

Night of the Demon / Curse of the Demon [Rendez-vous avec la peur] (Angleterre, 1957) de Jacques Tourneur est un cas limite dans sa filmographie. Son édition en coffret Bluray et DVD, parue le 27 novembre 2013 dans la collection Classics Confidential de Wild Side Vidéo, assortie d’un livret rédigé par Michael Henry Wilson, permet de mieux prendre sa mesure.
Adapté d’une nouvelle de l’écrivain universitaire anglais Montague Rhodes James (1862-1936) intitulée Casting the runes (1), le scénario de Charles Bennett – auquel Cyril Enfield aurait travaillé – lui assure une efficacité originale. Bennett avait été scénariste de Alfred Hitchcock : il transforme la nouvelle de James en un hallucinant suspense, à l’architecture symétrique impeccable, émaillée de moments plastiquement cauchemardesques alors que le récit de James était, comme d’habitude, très retenu et allusif mais distillant une peur calculée d’autant plus insidieuse. Toute la distance qui sépare l’art fantastique de la littérature fantastique : distance nécessaire en raison de la concision temporelle du récit cinématographique. Pourtant, l’essentiel de l’ambivalence effrayante, fondatrice de la peur essentielle au genre fantastique, du récit de James est magnifiquement préservé sinon amplifié par Tourneur.
Certes, on sait depuis longtemps que l’apparition du démon à l’ouverture du film a été réalisée (peut-être par le cinéaste Michael Gordon crédité ici du seul montage) à la demande du producteur contre l’avis de Tourneur qui ne voulait le montrer que d’une manière ambivalente en un plan bref vers la fin. Pourtant, cette ouverture, telle qu’elle est montée et filmée, ménage aussi l’ambivalence : qui nous dit que le démon médiéval n’est pas l’effet d’une hallucination, que Harrington n’est pas simplement électrocuté ? C’est la suite du film qui nous fera reconsidérer notre point de vue, tout comme Holden reconsidère le sien. Wilson écrit dans son livret que le spectateur a un temps d’avance sur le héros à cause de cette séquence : ce n’est pas à cause de celle-là qu’il en a un mais à cause du générique. Nous y reviendrons. Tourneur maintient l’ambivalence in-extremis : Karswell meurt –il écrasé par un train ou déchiqueté par le même démon ? Voit-il le parchemin brûler par lui-même ou croit-il le voir alors que le parchemin brûle sur un charbon ardent rejeté par une locomotive ? La stricte objectivité de ces deux séquences spectaculaires maintient l’ambivalence. On sait que Sabatier admirait le plan de la fumée sortant de la locomotive dans laquelle le démon apparaissait aux yeux de Karswell : il y voyait l’essence du génie plastique de Tourneur et l’essence de sa thématique reposant sur l’incertitude, l’inquiétude, ici la terreur pure face au destin.
Bien sûr, Night of the Demon est un film d’épouvante : entre l’ouverture et la fin, certaines séquences semblent rompre l’équilibre mais à y regarder de près, rien n’est certain. Holden assailli par un «démon mineur» félin dans la bibliothèque, puis par un «démon majeur» dans le bois de Lufford Hall est-il vraiment assailli ou bien seulement victime d’un charme psychologique, d’un envoûtement hallucinatoire, voire d’une machinerie comme il le suggère à Joanna dans le bureau de Scotland Yard ? Aux yeux des producteurs et du grand public, une telle ambivalence n’était pas tenable : il fallait montrer le démon, faire savoir qu’il existait, montrer quelles techniques l’évoquaient, quelles techniques pouvaient permettre d’en venir à bout. Dont acte : au premier degré, Night of the Demon affirme la réalité du démon au sens théologique du terme, en reprenant sa tradition picturale. Au second degré, le film va plus loin.
Ici encore, le thème tourneurien du cercle (2) est illustré : Night of the Demon repose sur le rapport entre le pré-générique filmé à Stonehenge d’une manière documentaire par Tourneur et la séquence située vers le milieu du film où Holden visite Stonehenge à la recherche de l’emplacement gravé du parchemin : le plan comparant le parchemin et les caractères runiques gravés dans la pierre monolithique, manifeste que les Démons de l’enfer sont aujourd’hui aussi actifs qu’ils le furent lorsque les monolithes furent érigés, monolithes témoins d’une mentalité primitive qui les craignait et y croyait absolument. Il faut remarquer que la fiction transforme ici, pour les besoins de la cause, Stonehenge en Pierre de Kensington dans la mesure où aucun message runique n’est inscrit sur les pierres de Stonehenge : Wilson n’en dit pas un mot dans son livret. Ce n’est donc nullement le démon vu par Harrington qui nous donne un véritable cran d’avance par rapport au héros, c’est ce pré-générique documentaire filmé à Stonehenge. C’est parce que l’action du film contraint Holden de venir précisément là, en plein milieu du film, examiner un signe dont dépend dorénavant sa vie qu’une première boucle est bouclée, que le destin manifeste clairement sa terrible emprise (3). Autre boucle, celle-là purement plastique : Karswell sera à terre face au démon sur la voie ferrée comme Holden l’a été dans le bois de Lufford Hall, sous le même angle. Enfin le dialogue insiste sur l’idée de la circularité terrifiante de l’économie démoniaque : «Si ce n’est pas sa vie, ce sera la mienne qui sera prise» dit en substance Karswell à sa mère. Le récit de James reposait aussi dessus puisque c’était cet effet qui en déterminait la conclusion. Enfin c’est l’évocation hypnotique – une technique qui inspira la psychanalyse de Freud et qui contribue ici à sauver la vie de Holden – de la «Nuit du démon» de Hobart qui permettra à Holden d’apprendre comment résister à la «Nuit du démon» de Karswell.
Sur le plan purement théologique, il faut remarquer que Montague Rhodes James ne donnait qu’une seule définition précise de Karswell dans sa nouvelle : Karswell ne pardonne jamais les offenses qu’on lui fait. Ce qui suffit à en faire une sorte d’Antéchrist. Le Karswell de Bennett, Enfield et Tourneur est moins ample et lointain : humanisé, il devient une victime de sa propre démesure, par la faute annexe de sa propre mère qui enclenche – alors qu’elle voudrait son bonheur– un processus le menant à sa perte, permettant également à Holden de renverser la situation. Ce n’est pas cet aspect psychanalytique sur lequel Tourneur insiste mais il fait aussi partie du film : Karswell n’est pas marié, il vit seul avec sa mère désolée d’un tel célibat. A défaut de procréer, Karswell – lorsqu’il ne se déguise pas en clown pour amuser les enfants et s’amuser lui-même : clown terrifiant capable de provoquer une tornade ! – évoque : il fait jaillir des ténèbres une lumière démoniaque capable d’anéantir celui qui la visionne ! Cette survirilité inhumaine le détruira lui-même lorsque le processus sera retourné contre lui. C’est alors son essentielle passivité qui sera mise en lumière et qui le perdra. Karswell n’avait rien fait d’autre que rechercher sa vie durant un code lui permettant de décrypter un langage primitif. Mais ce langage était un langage magique lui permettant la toute-puissance jusqu’à un certain point : le point précis où Holden le rattrape logiquement. La sémantique vue comme une passivité démoniaque : savoureuse amorce de critique psychanalytique. On songe à l’article de Francis Pasche, Le psychanalyste sans magie, paru dans Les Temps modernes n°50, qui répondait à l’article de Claude Lévi-Strauss, Le Sorcier et sa magie, paru dans la même revue la même année 1949 et qui comparait le psychanalyste au chaman des sociétés primitives, comparaison indue et non avenue contre laquelle Pasche s’était clairement inscrit en faux (4).
Le discours manifeste de Night of the Demon est bien, au final, que le Démon existe mais s’agit-il du démon intime, subjectif, imaginé au point d’être tout-puissant aux yeux des protagonistes principaux ou bien s’agit-il du démon objectif médiéval ? Les effets de circularité entre l’espace et le temps, effets implantés par la mise en scène de Tourneur et le script de Bennett, concourent à rendre finalement impossible une délimitation totale. Devant l’irrationnel, la raison doit s’avouer limitée. Au terme du film, le spectateur et le héros se retrouvent donc, cette fois-ci assurément, sur le même plan ontologique et gnoséologique. Et lorsque le hurlement d’un second train déchire le silence de la nuit, les deux frissonnent dorénavant de concert. La transmutation spectaculaire opérée par la mise en scène de Jacques Tourneur aboutit à cet effet final : transformer le réel le plus banal en un élément démoniaque, pour tout dire expressionniste au sens que Goethe donnait à ce terme et au sens où Lotte H. Eisner l’avait employé. Alors que Tourneur avait filmé, jusqu’à 1956 inclus avec Nightfall, le fantastique d’une manière strictement réaliste, la poésie gisant davantage dans le scénario que dans sa mise en scène très concrète. C’est en cela aussi que Night of the Demon est un cas limite stylistique dans sa filmographie (5) : il prolonge l’esprit de la série Val Lewton tout en modifiant profondément sa forme, son style. Tourneur donnera par la suite encore quelques films au genre, notamment son savoureux et plastiquement beau Comedy of Terrors, parodie shakespearienne de la série Edgar Poe de Roger Corman.

Notes
(1) Le Document secret [Casting the runes], faisait partie du recueil original More ghost stories (1911); Michael Henry Wilson signale dans son livret que sa traduction française se trouve dans les Histoires de fantômes anglais, anthologie rassemblée et préfacée par Edmond Jaloux (Éditions Gallimard, 1962).
(2) Voir notre critique de Nightfall (États-Unis, 1956) de Jacques Tourneur, réalisé l’année précédente, qu’il ne faut pas confondre avec le moyen-métrage fantastique Nightcall (1964) du même Jacques Tourneur, tourné pour la série Twilight Zone de la télévision américaine.
(3) Le titre américain Curse of the Demon renvoie à cette pérennité. Certaines affiches de 1957 et 1958, reproduites dans le livret, allaient plus loin : on y voyait une silhouette en assaillir une autre à l’aide d’une arme blanche ou d’un gourdin dans Stonehenge alors que rien, dans le film, n’y correspond. Profitons-en pour préciser que seule la version anglaise Night of the Demon est la version intégrale du film : c’est bien elle qui fut présentée en France, uniquement en VOSTF, dans les salles de cinéma et dans les cinémathèques françaises ainsi qu’à la télévision française. La version américaine titrée Curse of the Demon est une version plus ou moins gravement mutilée par ses divers distributeurs. C’est elle, si on en croit les affiches belges mentionnant le titre original américain, qui fut distribuée en Belgique francophone sous le titre Rendez-vous avec la peur. Je profite de ces précisions pour signaler que seule la VOSTF de Night of the Demon mérite d’être entendue à cause du fait que Tourneur attachait un soin particulier à la direction phonique des acteurs qu’il sélectionnait aussi en raison de leur voix. Son attachement filmographique à l’acteur Dana Andrews était, pour partie, certainement motivé par la tonalité très particulière de la voix de cet excellent acteur. Idem pour les autres acteurs du film, tous excellents à commencer par Niall MacGinnis dont c’est le plus grand rôle.
(4) Cet article de Pasche est l’un de ceux qui furent oubliés dans la bibliographie établie par Michèle Bertrand, Francis Pasche (P.U.F., 1997, collection Psychanalystes d’aujourd’hui) et il fait partie du groupe de ceux qui sont absents des trois recueils d’articles de Pasche parus, de son vivant ou posthume, chez Payot (1969) et aux P.U.F. (1988 et 1999).
(5) Cet expressionnisme ontologique se manifeste plastiquement dans Night of the Demon par la direction de la photographie N&B telle que Tourneur l’exigeait : effets de clair-obscur, trucages optiques, trucages physiques, contraste obsédant, décors d’intérieur admirablement dessinés. La direction artistique très soignée du cinéma britannique de 1955-1960 le permettait : c’est aussi l’époque des premiers grands Hammer Films anglais. Bizarrement, Tourneur ne semble pas avoir vraiment mesuré ce tournant esthétique, unique dans son œuvre et très particulier même s’il disait que Night of the Demon lui avait montré la voie à suivre. On sait que nul n’est moins bien placé que le créateur pour juger de son œuvre. Qu’on en juge puisqu’il rêvait au même moment d’un documentaire réaliste sur les maisons hantés, avec ordinateurs et appareils de physique permettant les mesures des ectoplasmes. En somme, tout le contraire de l’expressionnisme esthétique et thématique de Night of the Demon ! Tourneur voulait faire ce que font les protagonistes du The Legend of Hell House [La Maison des damnés] (Angleterre, 1973) de John Hough, adaptation plus ou moins fidèle du roman de Richard Matheson mais aussi remake technocratique et technologique du beau The Haunting [La Maison du diable] (États-Unis, 1963) de Robert Wise. Cf. la critique assassine de Jean-Marie Sabatier sur le film de Hough in Saison cinématographique.

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