Georges Bernanos, l’enfant de Fressin, par Lucien Suel (30/04/2014)
Photographie de Juan Asensio.
Georges Bernanos dans la Zone.
«Ma certitude profonde est que la part du monde encore susceptible de rachat n’appartient qu’aux enfants, aux héros et aux martyrs.»
Georges Bernanos.
Le souvenir de Georges Bernanos est intimement lié aux personnages qu’il a fait vivre et mourir dans ses romans, Mouchette, l’abbé Donissan, le curé d’Ambricourt, Chantal de Clergerie... Mais on ne peut les séparer des paysages dans lesquels il les a placés et qui sont ceux de son enfance, les paysages de l’Artois, entre Boulogne et Lumbres, entre Desvres et Montreuil, Aire-sur-la-Lys et Fruges, d’Étaples à Hesdin, tout autour du village de Fressin.
C’est là qu’en 1896, la famille Bernanos achète, pour y passer les vacances, une grande maison près de l’église. De l’âge de 8 ans à l’âge de 16 ans, Georges Bernanos y passera tous ses étés, enfant, tantôt absorbé dans la lecture, allant jusqu’à s'installer pour lire en haut du grand sapin dans le parc, tantôt turbulent, «empruntant» le fusil de son père pour s'exercer à la chasse dans les poulaillers des environs puis, adolescent, jouant aux cartes ou aux échecs avec l'abbé Dubois, curé de Fressin et l'abbé Garenaux, curé de Planques, ou jeune homme, galopant sur son cheval jusqu’à Fruges pour jouer au billard dans un café.
En 1904, la famille s’installe à l’année dans la résidence de Fressin et Georges Bernanos devient interne à l’Institution Sainte-Marie à Aire-sur-la-Lys où il accomplira son année de rhétorique, achevant là ses études secondaires.
Fressin est un ancien village médiéval. L’église Saint-Martin appartient au gothique, l’ogival flamboyant du XVe siècle. Le château, dont il ne reste que des ruines fut bâti par Jean V de Créquy qui participa à la capture de Jeanne d'Arc. Coïncidence étonnante, Georges Bernanos épousa en 1917 Jeanne Talbert d’Arc, descendante en droite ligne d’un frère de Jeanne d’Arc.
En 1926 paraît Sous le soleil de Satan qui rencontre un succès immédiat. Le village de Fressin est le décor principal du roman. Après le succès de ce premier roman, Bernanos abandonnera sa profession d’assureur pour se consacrer à la littérature. Suivront L'Imposture (1927), La Joie (1928), Journal d'un curé de campagne (1936), Monsieur Ouine (1943).
Malgré tous les déménagements de son existence, de Paris à Rouen, d’Amiens à Toulon, de l’Espagne au Paraguay et au Brésil, Bernanos restera toute sa vie attaché au village de Fressin et au pays d’Artois. «Dès que je prends la plume, ce qui se lève tout de suite en moi c'est mon enfance, mon enfance si ordinaire, qui ressemble à toutes les autres, et dont pourtant je tire tout ce que j'écris comme d'une source inépuisable de rêves.»
Dans le grand salon de la maison de Fressin, l’enfant s’appuie contre l’épaule de sa mère. Ils ont même regard. Un livre ouvert les attend. Assis derrière son bureau, Émile Bernanos souffle la fumée de son cigare vers le haut plafond. Un courant d’air disperse les volutes. On entend le tic tac de la grande horloge.
L’enfant de huit ans vit ses vacances dans la nature. C’est une image de la liberté, ce gamin qui vagabonde toute une après-midi dans la campagne boisée. Courses folles en solitaire dans les prairies humides au milieu des vaches, sautant les fossés et les ruisseaux. Le petit Georges trempe le bout de ses doigts dans l’eau froide de la Planquette, un bénitier naturel. Les saules étêtés se mirent dans l’eau des mares. Le vent secoue les peupliers, ébouriffe leurs grappes de gui. Les briques rouges, roses et jaunes et les tuiles d’argile brillent sous le soleil. Au retour, Georges se signe devant le calvaire à l’entrée du village.
«Certes ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef des vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la Maison du Père.»
Juillet 1905, l’adolescent Bernanos monte dans le train à Aire-sur-la-Lys pour rentrer à Fressin (1). Il quitte la plaine de la Lys et monte vers les Collines d’Artois. Le vent du sud-ouest chasse la fumée de charbon vers les vitres ouvertes. Les paysans reviennent du marché. Les étudiants rentrent chez eux pour les vacances. À Fruges, Georges descend avec ses bagages, son sac de livres. Une voiture à cheval l’attend. Les chevaux peinent en remontant de la gare de Fruges vers la route de Ruisseauville, vers Hesdin. On l’emmène à Fressin en suivant le cours de la Planquette par Avondance et Planques. Les fermes basses aux murs de torchis sont accroupies autour de leurs tas de fumier. Les fours à pain s’adossent aux maisons. À Avondance, les grosses fermes répandent leurs odeurs, vaches et cochons. L’église de Planques est sertie dans le fond du val. La Planquette murmure comme «le menu flot» de Verhaeren.
La voiture entre dans la cour du «château», elle passe devant le pigeonnier rouge et blanc au toit d’ardoises fines. Le roucoulement des pigeons, les claquements d’ailes se joignent au pas des chevaux, au grésillement des roues cerclées de fer dans le gravier de l’allée. Georges suit le vol des pigeons à l’infini, mouchoirs blancs virevoltant dans le ciel bleu et blanc, couleurs de la Vierge.
Le lendemain, c’est dimanche. Georges est assis sur le banc de la Confrérie du Saint-Sacrement entre son père et sa mère. Le prêtre est au maître-autel, il est tourné vers l’Est, dos aux fidèles, face à Dieu. La famille Bernanos installée dans le côté droit du transept suit la messe grâce à une trouée qui a été ménagée dans un pilier.
À Fressin, c’est la famille du charron qui s’occupe du service de l’église. Ce sont les voisins d’en face des Bernanos. Aujourd’hui, à 82 ans, le fils de l’ancien charron continue ce service, dans une église presque vide. Dans le village, deux inscriptions se font face de chaque côté de la rue Bernanos : sur une plaque de marbre posée en 1988, pour le centenaire de la naissance de l’écrivain, ces mots gravés : «J’HABITAIS AU TEMPS DE MA JEUNESSE UNE CHÈRE VIEILLE MAISON DANS LES ARBRES.» Plus modestement, sur une planche du mur de l’ancienne maison du charron, une inscription pyrogravée : «Mon dech’caron» (2). Bernanos apprécierait. Caron n’est-il pas le passeur des morts ? Les charrons aussi ont disparu.
Aujourd’hui, étagées sur les collines, les pales des éoliennes découpent lentement l’air en mouvement. À Aire-sur-la-Lys, devant l’Institution Sainte-Marie, les parents attendent leurs enfants dans le Square Bernanos en laissant tourner le moteur de leurs voitures.
De Sainte-Marie, le jeune homme écrit à son ancien professeur : «Pendant les premiers mois de mon séjour à Aire, je me suis mortellement ennuyé et, étant toujours un peu malade, j'ai pensé très souvent à cette mort que je crains tant...» Tourmenté par l’idée du mal, de la mort et du salut, Bernanos retournera toujours vers son enfance, vers son innocence. «Il y a un mystère de l'enfance, une part sacrée dans l'enfance, un paradis perdu de l'enfance où nous revenons toujours en rêve.»
Le pays est désert en hiver. On peut marcher sur des kilomètres sans rencontrer âme qui vive.
Les quadrilatères des pâtures sont délimités par des haies d’aubépine parasitées de ronces et d’églantiers. On aperçoit Mouchette qui se glisse entre deux fils de fer barbelé. On entend le bruit sec de l’accroc à sa jupe rouge. Mouchette escalade le talus glissant. Sa petite main ridée serre une poignée d’herbes sèches. L'eau grise ruisselle du ciel. La terre est gorgée d’eau, un cloaque bourbeux. La fumée des cheminées monte lentement dans l’air froid.
C’est la période de chasse, le jeune Bernanos arpente les bois et les labours, traverse les fourrés et les futaies. Son chien s’ébroue devant lui. «Chemins du pays d’Artois, à l’extrême automne, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers pourrissants sous la pluie de novembre, grandes chevauchées des nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes !». Le ciel se reflète dans les flaques d’eau. Deux lapins détalent dans la brume, zigzags rapides dans les champs dénudés. Une croix de fer se dresse à la croisée des chemins.
Dans la clairière, un étang à moitié recouvert de lentilles. Dans la boue, sur le bord, les traces d’un sanglier et aussi les petites bottines de Mouchette. Des bulles sales remontent et viennent éclater à la surface de la mare, sous les branches fatiguées des saules marsault. Dans l'eau du fossé, une page arrachée à un cahier d’écolier se délite lentement. L’encre violette se diffuse, comme du sang dans un bassin d’émail blanc. Rentrant de la chasse, l’adolescent décrotte ses bottes devant la grille. Autour de l’église, les morts veillent au centre du village.
Benoît Joseph Labre piétine devant la porte du monastère à Neuville-sous-Montreuil. Plus tard, Paul Verlaine et Germain Nouveau, d’Arras par la chaussée Brunehaut, viendront lui rendre visite à Amettes. Sur la tapisserie du ciel, Georges Bernanos les regarde.
Notes
(1) L’appelait-on déjà «Le petit train de Fruges», ce train qui avait commencé à circuler en 1893 et dont la ligne devait fermer définitivement en 1925 ?
(2) «Mon dech’caron» : Chez le charron (en langue picarde).
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