Et rien d'autre de James Salter (20/09/2014)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
À propos de James Salter, Et rien d'autre (Éditions de l'Olivier, 2014).
LRSP (livre reçu en service de presse).
Affublé d'une couverture monstrueuse et parfaitement ridicule bien digne d'illustrer un livre qui serait vendu, entre la dinde et le mascara, dans une grande surface, Et rien d'autre de James Salter est un roman aussi maîtrisé que magnifique, dont l'écriture semble poursuivre, une fois le roman refermé, son intrigue en silence, constituant comme une sorte d'impression «sur une feuille de papier placée sous celle sur laquelle vous écrivez» (p. 105) ou vivez, c'est tout un, puisque ce livre semble composé d'une multitude de souvenirs, et peut même être considéré comme un livre sur la mémoire, et donc le temps. Ce n'est pas le personnage principal qui nous raconte ses souvenirs, mais le narrateur, ici omniscient, qui évoque la vie de son personnage qui est, en partie du moins, celle de James Salter. Simplicité que nous retrouvons dans la plupart des romans de celui qui s'appelle en fait James Arnold Horrowitz, pilote de chasse pour la United State Air Force à partir de 1945, notamment dans Un sport et un passe-temps publié en 1967, le roman qui sans doute ressemble le plus à celui que nous évoquons dans ces lignes.
Impeccablement traduit par Marc Amfreville qui semble avoir réussi le prodige de toute traduction véritable, l'effacement, le texte de James Salter paraît d'une évidence lumineuse : aucun tic de langage, aucune recherche stylistique particulière, la technique d'écriture semble elle-même absente (1), l'auteur respectant une narration très fluide, chronologique dans l'ensemble, l'histoire est banale au possible puisqu'elle évoque un homme qui aura aimé plusieurs femmes au cours de sa vie, le tout composant un roman au rebours, et ce mouvement est salutaire, des textes finalement aussi vains que prétentieux de DeLillo ou de Pynchon (ceux de ce dernier rendus de toute façon illisibles lorsqu'ils sont traduits de façon ignoble par Christophe Claro).
Dans ce livre, James Salter, sans se limiter à évoquer la destinée de son seul personnage principal, Philip Bowman, met en scène les vies d'hommes et de femmes qui se croisent, s'aiment et se séparent dans les États-Unis du siècle passé, aimant la littérature, ou bien ne s'intéressant guère à elle.
Aucun passage n'est à citer, ou bien tous le sont, tant ils paraissent transparents, convoquer un art maîtrisé, que l'on dirait désormais,d'un autre âge, de la narration, montrer une sensibilité semble-t-il revenue de tout mais qui, pourtant, ne cesse de saluer la beauté du monde et des femmes, l'horreur banale et la noblesse de toute vie, une sagesse bien davantage qu'un stoïcisme, visage grimé du défaitisme.
James Salter nous indique qu'André Gide et Thomas Wolfe l'ont influencé, mais j'avoue que l'écriture de son dernier roman m'a surtout fait penser à la prose de Robert Penn Warren si longuement évoqué sur ce blog, à son évidente simplicité que nous ne saurions confondre avec la nullité propre à tant d'écrivains français qui, les pauvres, n'ont rien à dire mais le disent quand même. James Salter, comme Penn Warren, au contraire, nous disent absolument tout, avec un art consommé de l'ellipse, une économie de moyens qui devrait laisser pantois nos phraseurs : «Ce jour-là, et ceux qui suivirent, il [Berggren, un éditeur suédois] comprit ce qui se passait en réalité avec les femmes qu'il aimait, ses épouses principalement. Ce fut une des raisons qui l'amenèrent, malgré sa position sociale, son intelligence, et le respect dont il était entouré, à se suicider à l'âge de cinquante-trois ans, l'année où Karen et lui se séparèrent» (p. 128).
Finalement, nous pourrions affirmer que Et rien d'autre, comme les plus grands romans, non seulement laisse un souvenir durable, tout à la fois douloureux et exaltant, mais devient une part de notre propre vie tant il semble en épouser les contours les plus secrets et, c'est cela qui est étonnant, prétend à la vérité, sous ses dehors d'une simplicité digne de l'épure. Ce «livre-là semble vouloir déroger à la règle", être, donc, vrai, «au sens littéral du terme» (p. 84).
Vérité que les innombrables portraits de femmes qui traversent la vie du personnage principal ou celles de certains de ses amis. Parfois, un trait suffit à les caractériser et, ce qui chez tout autre écrivain serait considéré comme facilité gaillarde et même franche vulgarité, devient sous la plume de James Salter une évidence poétique : «Elle avait une croupe superbe, pareille à une miche de pain chaude, et quand elle criait, elle ressemblait à une femme à l'agonie qui se serait traînée jusqu'à un sanctuaire» (p. 110).
Vérité, et c'est sans doute le point le plus troublant de ce livre, qui ne s'appuie jamais sur les béquilles de longues tirades moralisatrices, qui jugeraient les faits et gestes des personnages évoqués. Ainsi, dirait-on pour se venger, inconsciemment cependant, Philip Bowman séduit la fille d'une de ses anciennes maîtresses qui l'a elle-même trahi. Il abandonne la jeune femme, après quelques jours de vie trépidante, dans une chambre d'hôtel parisien. Pourtant, James Salter, qui intitule ce superbe chapitre Pardon, ne nous laisse aucun doute sur la finalité de l'acte de Philip Bowman : non seulement il a sincèrement aimé cette jeune femme, mais il a pardonné à sa mère (cf. p. 326), peut-être en lui rendant la monnaie de sa pièce, comme elle semble le penser, folle de rage.
Plus d'une fois, j'ai connu le sentiment éminemment troublant, en lisant ce livre, que James Salter nous disait l'absolue vérité, celle d'une minute magique où la lumière joue avec la nature, celle d'une description, ramassée en quelques mots, de New York (cf. p. 215), celle d'un geste éphémère, ou d'un personnage qui apparaît au sein de l'histoire, durant quelques lignes à peine, puis disparaît (cf. p. 224, ou encore 271), emporté par le flot du temps qui avale tout, celle d'un comportement, noble ou abject, d'une femme, de tant de femmes elles aussi évoquées rapidement, la vision implacable de James Salter faisant sortir de l'ombre celle qu'il a choisie, puis la renvoyant dans les ténèbres (2), celle d'une mystérieuse épiphanie, intense sensation de découvrir la vérité des choses en contemplant, mais sous un certain angle, une scène parfaitement banale (cf. p. 278), celle d'une maladie aussi. J'ai ainsi été saisi par l'émotion en découvrant les pages, toutes de pudeur, où James Salter évoque, en parlant de la mère de son personnage, une maladie que j'ai appris à connaître, puisque mon père en souffre depuis plusieurs années, appelée démence à corps de Lewy (cf. pp. 206 et sq.).
Que cherche Philip Bowman ? Le bonheur bien sûr, comme nous tous, mais il ne peut éviter la trahison, qui défait cette quête : «Il avait rêvé de s'élever jusqu'aux cimes, se précipitant sans peur à l'assaut de la vague au milieu de la nuit, comme un poète ou un surfeur de Californie, comme un fou, mais il y avait aussi la réalité tangible du matin, le monde encore endormi, et Christine qui dormait à ses côtés. Il pouvait lui caresser le bras, la réveiller s'il le voulait. Il en était malade rien que d'y penser. Malade de tous ces souvenirs. Ils avaient fait des choses ensemble qui l'amèneraient un jour à regarder en arrière et à comprendre qu'il était l'amour de sa vie. C'était une idée un peu sentimentale, la trame d'un roman à l'eau de rose. Elle ne regarderait jamais en arrière. Il le savait. Leur histoire ne représentait que quelques pages succinctes. Même pas ça. Il la haïssait, mais que pouvait-il y faire ?» (pp. 280-1).
Ce ne sont pas les aléas de la vie amoureuse de Philip Bowman, ni même la longue maladie de sa mère puis sa mort, qui entraînent les rares méditations que nous pourrions appeler métaphysiques de James Salter. Ces dernières sont à vrai dire très peu nombreuses, et concernent, l'une, les caractéristiques des Juifs dont Bowman fait à sa manière partie (3) et l'autre une vision, admirable de pudeur, sur nos destinées après la mort (cf. pp. 363-4). Peut-être pourrions-nous ajouter, à ces deux principales méditations, une multitude de remarques discrètes sur le monde de l'édition, auquel Philip Bowman appartient, monde qui continue de suggérer, du moins à New York, «une certaine élégance, comme une paire de belles chaussures vernies et impeccablement cirées portées par un homme en faillite» (p. 329), une permanence, en somme, que James Salter évoque également à propos du Vieux Sud (cf. p. 270), permanence qui ne peut être considérée que comme un horizon inatteignable ou perdu, alors que la vie d'un homme, elle, est, du moins en apparence, bruit et fureur : «Il s'était marié une fois, en y mettant tout son cœur, et il s'était trompé. Ensuite, il était tombé fou amoureux d'une femme à Londres, et peu à peu, ses sentiments avaient pour ainsi dire décliné. Puis, le destin avait voulu que par une nuit des plus romantiques, il rencontre une femme qui l'avait trahi par la suite. Il croyait à l'amour – il y avait cru sa vie durant –, mais aujourd'hui, il était sans doute trop tard. Ils pourraient certainement continuer ainsi pour toujours, comme les amants de la littérature et des beaux-arts» (p. 361).
Le bonheur, ce n'est peut-être finalement rien d'autre qu'une vie d'où la littérature, c'est-à-dire la vie, n'a pas été chassée.
Notes
(1) Mais elle ne l'est bien évidemment pas, et c'est son charme que de paraître absolument naturelle, sans le moindre apprêt.
(2) «Delovet peinait à mettre fin à cette liaison. Elle l'ennuyait, l'irritait, mais en même temps il aimait se montrer avec elle en public. Elle s'appelait Diane Ostrow, plus connue sus le surnom de Dee Dee. Eddins n'avait jamais croisé personne qui l'ait vue sur un tournage. Elle avait les cheveux noirs et un rire carnassier. Et puis suffisamment de bon sens pour éviter de tomber plus bas. On pouvait la persuader sans trop d'efforts de citer plusieurs acteurs avec lesquels elle avait couché. Elle aimait particulièrement qu'ils fassent le poirier tout nus pour elle» (p. 242). Elle finira mal, la pauvre demi-mondaine.
(3) «Au fur et à mesure que le temps passait, Bowman était de plus en plus conscient de ne pas être l'un des leurs, de ne pas appartenir à leur monde. Ils étaient un peuple, d'une façon ou d'une autre, ils se reconnaissaient et se comprenaient, même s'ils ne s'étaient jamais rencontrés auparavant. Ils avaient cela dans le sang, on ne pouvait pas l'appréhender de l'extérieur. Ils avaient écrit la Bible et tout ce qui en avait découlé, le christianisme, les premiers saints... et pourtant il y avait en eux quelque chose qui attirait la haine te les faisait honnir, leurs rites ancestraux peut-être, leur habileté financière, leur respect de la justice – à laquelle ils devaient si souvent faire appel. L'inimaginable massacre en Europe les avait décimés comme une faux – Dieu les avait abandonnés –, mais en Amérique nul ne leur avait causé de tort. Il les enviait. Aucune différence physique ne permettait de les distinguer aujourd'hui. Ils étaient sûrs d'eux, leurs traits, bien dessinés» (p. 304).
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