L'Idiot du Palais de Bruno Deniel-Laurent (05/10/2014)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
stalker 44.jpgL'Idiot du Palais de Bruno Deniel-Laurent, et c'est incontestablement sa plus grande mais point unique qualité, est un texte transparent comme une parabole évangélique, christique même, si la référence dostoïevskienne tout entière contenue dans le titre ne nous ment pas. Elle ne nous ment pas, mais il est évident que le texte de Bruno Deniel-Laurent ne s'aventure, à la différence de ceux du grand Russe, qu'à la surface des choses, et délaisse, peur ou incapacité nous ne savons, la profondeur trouble. De fait, tout affleure dans ce texte, non pas qu'il soit lisse ou simpliste (même si, parfois, il l'est), mais parce que le Mal, par essence, ne peut qu'affleurer, et indiquer, par quelques ridules ou bien un puant bouillonnement à la surface de l'étang paisible que celui-ci s'alimente à une obscurité hors d'atteinte.
Saluons un propos direct, une écriture efficace aux références moins discrètes qu'ironiques (Valéry bien sûr, dès la première ligne du livre, mais aussi Jünger), l'originalité même, si l'on y tient absolument, du décor et de la situation dans laquelle évoluent les personnages travaillant dans le Palais, plantés assez habilement par l'auteur, quelques critiques acerbes (a-serbes, eût écrit l'amateur de petits jeux de mots ridicules) non seulement contre le triomphe de l'argent-Prince plutôt que Roi corrompant les femmes et les hommes, mais moquant le racisme véritable se parant sous les dehors d'une stricte discipline, ou encore notre cher modèle républicain (cf. p. 27) qui, dans ses bas-fonds et ses périphériques, n'est guère beau à voir et, dans ses hauteurs extra-territoriales, pue la merde coulant à flot sous les dorures du richissime Prince arabe qui achète tout, même son invincible médiocrité.
Comme dans une parabole, les personnages n'ont pas beaucoup de consistance psychologique, et ce pourrait être là un des principaux reproches adressés au texte de l'auteur : ainsi le Prince n'est-il qu'une ombre rigolarde vivant au travers de ses marionnettes craintives et cupides, même si la Princesse, tout aussi grosse et grossière que son invisible époux qui jamais ne l'honore, ancienne pauvre extirpée de son cloaque, semble riche d'une secrète fêlure que Bruno Deniel-Laurent évoque en quelques mots, sans jamais s'attarder, à l'instar de l'un de ses maîtres, Dominique de Roux, comme lui pressé de conduire le plus rapidement possible l'intrigue à sa fin, où son anti-héros, le pâle Dušan, à son corps défendant devient l'auteur du seul acte réel de sa médiocre vie : un cassage de dents en règle, une évacuation manu militari de l'immense boudoir princier.
Le reste de ce premier roman fébrile, l'intrigue, banale, les notations psychologiques, plates, nous semble convenu, sinon franchement caricatural même si, bien évidemment, le propos de l'auteur est de nous montrer que les hommes et les femmes pour lesquels le personnage principal travaille, ne sont justement plus rien d'autre que des caricatures de femmes et d'hommes, tout entiers dévoués à leur fonction, qui est un esclavage. En somme, dans une telle société qui pourrait être considérée comme une contre-utopie, l'écriture s'adapte à l'insignifiance des comportements et des âmes.
Le roman bascule, à tous les sens du terme, lorsque Dušan rencontre la putain, très belle, prénommée Khadija, dont il tombe naïvement amoureux et qu'il essaiera de secourir, tout en la rabattant bien sûr, car il n'en est pas moins homme et homme serf, dans le palais du Prince, à seule fin de rassasier l'appétit de ce porc plaqué d'or. Dès lors, la transparence propre à la parabole, dont le propos tient ici en peu de mots : un homme, médiocre au possible, s'extirpe, du moins le croit-il, de sa médiocrité par l'action pour le moins involontaire d'une magnifique putain qui dessille ses yeux, cette transparence sombre dans le cliché et le ridicule. Ridicule du monologue de la putain (cf. pp. 110-12), trop belle et trop putain, trop fatale et trop racaille, qui dit ses quatre vérités de série B à son amant déconfit d'un soir, grotesque et ridicule des hommes de main du Prince, qu'ils soient Serbes patibulaires et taciturnes grommelant leurs cauchemars passés ou tout-puissants commis (Arnold qui n'est qu'une voix éructante, Saïd Saad, le docteur Elias, etc.). S'il est facile, avec de tels arsouilles à psychologie aplatie sinon inexistante, de donner chair, même flasque, au lamentable scénario d'un film de Luc Besson, il est bien moins commode de nourrir une intrigue romanesque à prétentions, quoique discrètes, métaphysiques.
Ce grotesque est-il voulu ? Sans doute ai-je écrit, mais il est dommage, dans ce cas, que Bruno Deniel-Laurent n'ait pas accordé plus de profondeur à son minable Dušan, qu'il ne se soit pas attardé à nous le présenter et, peut-être, nous le faire aimer. Monsieur Peredonov sans méchanceté, beauf rêvant amour éperdu après avoir touché, une seule fois dans sa vie, une chair dont la beauté n'est pas de ce monde et pourtant, comme une entrecôte appétissante, reste exposée à tous les regards sur l'étal du putanat où il n'oubliera d'ailleurs pas de se servir lui-même, paumé perdu dans un lieu aux innombrables coursives kafkaïennes où pourtant, comme dans les romans du grand Pragois, la transcendance, comme partout ailleurs, fait son œuvre discrète, Dušan ne comprend décidément rien au fond de l'affaire, pourtant simple, que Bruno Deniel-Laurent, par petites touches discrètes, ne cesse de nous rappeler : le Prince n'est-il pas décrit comme «une transcendance aberrée» (p. 88), le Palais n'est-il pas «plongé dans la confusion de ces hiérarchies invisibles et indéterminées» (p. 89), pour que notre pathétique factotum se rende compte que c'est son âme qui est convoquée, et sera soulevée une seule fois dans sa vie sans même que nous puissions parier sur son sauvetage ? La grâce par la crasse sert de hochet commode à tous les imbéciles qui se donnent ainsi, facilement, de petits frissons seuls capables désormais de réveiller leurs reins perclus de graisse, mais la figuration romanesque de cette forme d'apophatisme est un exercice pour le moins délicat, manié, avec bonheur le plus souvent, par le grand Léon Bloy, récemment illustré avec une truculence gargantuesque par le beau roman de Serge Rivron, La Chair.
Il s'agit donc, pour Dušan, non pas de recourir aux forêts jüngeriennes (cf. p. 115) ou de parvenir à s'échapper du Palais comme il faut s'échapper de la Caverne où règnent les faux-semblants, non pas même de tenter une exploration gnostique de cet univers barricadé où règnent le mauvais démiurge et ses archontes, car sa volonté est minée et son âme veule, mais de faire ce qu'il faut (soit, dans son propre langage : rien du tout) pour que d'autres, les hommes de main du Prince, le mettent dehors, lui donnent une gaillarde correction et lui fassent prendre conscience de ce qu'il n'ignorait même pas : il n'est pas à sa place, dans cette fosse de Babel où toutes les langues du monde semblent attirées puis se perdent à jamais. De nouveau, le vocabulaire religieux est de mise : ainsi, les «outrages» et même la haine que les «desservants du Palais» lui ont administrés via une solide correction se sont abattus sur le pauvre Dušan «avec l'évidence d'une extase, la soudaineté d'une apparition». C'était même, poursuit Bruno Deniel-Laurent, «une haine limitée dans ses dommages et gigantesque par ses bienfaits» (p. 131), la Providence étant convoquée dans ce huis-clos moderne, qui lui laisse un répit (cf. p. 133) mais aussi quelques dents et un nez cassé, notre idiot souriant comme tout idiot parce qu'il expérimente alors un véritable «état de grâce» (p. 134, l'auteur souligne) qui, une fois et une seule fois, lui aura permis de sortir hors de lui-même, et ainsi de tromper l'étymologie grecque du mot tout autant que son attentisme inconséquent, en un mot, sa lâcheté.
Pourtant, et c'est peut-être la leçon la plus discrète et subtile de ce texte qui a le mérite de pouvoir être lu très rapidement mais laisse une impression trouble, tenace, dans l'esprit du lecteur, Bruno Deniel-Laurent reste énigmatique, et cela de plus d'une façon.
Tout d'abord, et à la différence de Dostoïevski capable de se pencher, on dirait sans haine ni dégoût, dans les remugles psychologiques les plus sordides et même de les renifler sans trop de dégoût apparent, l'auteur d'un Éloge des phénomènes semble n'éprouver aucune espèce de mansuétude à l'égard de son personnage, Dušan, pas davantage incarné que les silhouettes qui l'entourent, et dont les aventures semblent barrées d'un jugement quelque peu expéditif sinon mièvre : «Il s'était amolli dans cette usurpation d'identité, avait fini par en jouir, mangeant le pain corrompu qu'on lui servait, et la soupe dans laquelle il crachait. Entré en touriste, il avait fini par collaborer» (p. 138). Simplicité biblique de la première phrase, morale publicitaire de la seconde, car Bruno Deniel-Laurent doit, avant d'être le Christ ou simplement un de ses apôtres chargés de nous livrer la clé d'une parabole au sens obtus, être romancier, et donc ne point trop vite condamner le personne auquel il a insufflé vie.
Ensuite, la fin du roman est ambiguë, Dušan étant, par miracle dirait-on après son impair (avoir consommé la même chair que le Prince et surtout, s'être rebellé une seconde durant contre l'un de ses sbires), affecté au service d'un nouveau très riche patron vivant non plus dans le Palais mais dans la Maison. Bien sûr, les dernières lignes du texte de Bruno Deniel-Laurent convoquent le fantastique qui naît de la suspension du jugement selon la définition scolaire, et éclairent donc, a posteriori, l'ensemble de cette parabole inversée, noire en somme, qu'est L'Idiot du Palais, comme si, à l'instar du dormeur d'Aloysius Bertrand, Dušan était condamné à tomber de cauchemar en cauchemar, sans jamais pouvoir s'échapper de la Caverne, sans jamais pouvoir bondir dans les forêts qu'il aime tant, sans jamais, en conclusion, pouvoir tirer les leçons de cette minuscule épiphanie ou moment de grâce, qui lui a été accordée.
Puis-je évoquer un souvenir personnel ? J'ai plus d'une fois croisé, rentrant chez moi, Bruno Deniel-Laurent, marchant l'air absent, le regard baissé, vide, comme intérieurement plongé dans des scènes qu'il n'a sans doute fait que transcrire, moyennant bien sûr quelques adaptations de son imagination, dans le roman qu'il venait d'achever d'écrire, comme il me le confia alors que nous étions assis à la terrasse des Ondes.
Je me souviens encore de ce regard que l'on aurait dit revenu de tout, qui était peut-être le regard que Bruno Deniel-Laurent a posé sur l'homme creux Dušan dont il a fait son personnage pâle, et qu'il n'a pas aimé, comme s'il n'était qu'à peine libéré d'un fantôme qu'il s'était montré bien trop pressé d'abandonner à son sort ridicule et commun bien qu'énigmatique, et que celui-ci, fantôme plaintif et rejeté, homme creux et chétif foudroyé par une beauté monnayable, revenait le hanter, affligé de n'avoir même pas reçu un peu de secours de celui qui l'avait pourtant créé.

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