Calibre 45 de Martín Malharro : un aperçu du Pandémonium, par Gregory Mion (28/11/2014)

Crédits photographiques : Silvia Izquierdo (Associated Press).
«Le cose ti fier conte
quando noi fermeren li nostri passi
su la trista riviera d’Acheronte.»
Dante, Inferno.

«Bestemmiavano Dio e lor parenti,
l’umana spezie e ‘l loco e ‘l tempo e ‘l seme
di lor semenza e di lor nascimenti.
Pio si ritrasser tutte quante insieme,
forte piangendo, a la riva malvagia
ch’attende ciascun uom che Dio non teme.
Caron dimonio, con occhi di bragia
loro accennando, tutte le raccoglie;
batte col remo qualunque s’adagia.»
Dante, Inferno.


Un roman policier qui réinvente une structure classique

Un prologue aussi habile que travaillé instruit ce roman des codes classiques de la littérature policière (1). En quelques pages d’un enchevêtrement de noms, de faits et de détails, rapportés selon la mise en scène de coups de téléphone, de rendez-vous tendus et de divers manuscrits (des articles et un roman), nous sommes immédiatement pris dans un réseau d’énigmes que n’auraient pas contesté une Agatha Christie ou un Georges Simenon. L’abondance de mystères est à vrai dire le critère d’une littérature policière classique, puisqu’elle suggère le passage en revue de plusieurs suspects, et donc, aussi, la nécessité d’une progression trébuchante où les erreurs et les intuitions seront peu à peu rectifiées avant d’être l’objet d’une lumineuse résolution (cf. pp. 244-250). Comme Hercule Poirot ou Jules Maigret en leurs temps respectifs, Mariani, le détective créé par Martín Malharro, donne d’abord l’impression d’être confronté à une difficulté qui déborde ses capacités et son registre habituel d’investigation, mais cette inconsistance apparente n’est soulignée qu’en vue d’un dénouement où le lecteur doit être mystifié par les déductions de l’enquêteur. La simplicité artificielle de celui qui poursuit la vérité d’un crime s’oppose en général à la ruse infinie de celui qui a commis le délit. Le meurtre de Roger Ackroyd est un cas d’école de cet antagonisme, s’appuyant de surcroît sur la tradition d’un assassinat visiblement insoluble étant donné qu’il a été commis dans une pièce isolée, et soumettant de ce point de vue l’intelligence du détective à un impératif de perversion de la raison, car l’absence manifeste d’indices ou de traces humaines exige que l’on fasse droit à l’hypothèse d’une intelligence diabolique (2).
À première vue, pourtant, il n’est question d’aucune chambre close dans Calibre 45. À première vue seulement, car une lecture à peine élaborée suffit à identifier la typique claustration non pas à l’échelle d’un lieu domestique, mais plutôt en fonction de l’espace étouffant et écrasant de la ville de Buenos Aires, où Mariani traîne sa carcasse avec des airs désabusés d’homme revenu de tout. L’immensité de la métropole-capitale suscite une impression de labyrinthe fermé, bien mise en valeur, soit dit en passant, par le double procédé d’une multiplication des références topographiques et des mentions de quelques caprices climatiques, ce qui produit in fine une sorte d’agrégat de rudesses complices – la ville tentaculaire et les nombreux changements de climat s’entre-nourrissent, et que l’on passe du jour à la nuit, du soleil éclatant à la lune des fantômes, on expérimente l’impossibilité d’une fuite car la totalité de ce qui existe semble contenue dans ce dédale sidérant, comme s’il s’agissait de sédentariser avec une certaine brutalité toute velléité d’expatriation.
En d’autres termes, la chambre close de Calibre 45, c’est la grande ville où s’accumulent des crimes sans visage et des ombres sans corps. Personne n’entre ni ne sort de cet alambic qui possède ses lois difficilement compréhensibles, encore moins Mariani, coincé dans un quotidien de vieux garçon qui vit avec sa tante et une amie d’icelle (cf. p. 43), en l’occurrence tante Edy et tante Eva, et n’ayant pour seul ami qu’un garagiste fantasque nommé Demarchi et surnommé le Gros. Autant dire que ces complicités ne sont guère à la hauteur des liens autrement plus transcendants qui unissent la ville à sa pesante atmosphère. Le peu d’intensité de ces corps se trouve par conséquent concurrencé par la puissance régissante de Buenos Aires. Le pouvoir de la ville sur les matières vivantes ressemble en ce sens au pouvoir d’une prison sur ses détenus : l’idée de l’enfermement l’emporte sur la moindre vitalité, justifiant l’image d’une vaste chambre impalpable qui tient perpétuellement en respect tout ce qui s’y passe, grande pièce d’une maison métaphysique qui se vide de toute signification et qui maintient les êtres à distance. Dans de telles conditions d’hostilité, on comprend que Mariani ait une gueule usée (cf. p. 30), épuisé par les «activités intellectuelles» (p. 17), de même qu’il n’est pas contradictoire d’envisager que la capitulation de la raison vaut mieux qu’un effort de réflexion, car la réalité d’un monde-expulsant, ou si l’on préfère d’un lieu qui ne veut pas de nous, demeure indifférente à toute initiative qui souhaiterait résoudre quelque mystère que ce soit.

De ce dont il s’agit exactement

Pourquoi donc chercher un assassin si l’on a la certitude que cette recherche sera vaine et qu’elle ne fera que continuer le processus d’une vague élucidation ? Peut-être que c’est cette impuissance généralisée qui a transformé Mariani en détective blasé, spécialiste des disparitions adolescentes et des maîtresses fugueuses, somme toute de la petite monnaie. Quoique le jeu de mots soit évident au regard de l’intrigue qui anime ce très riche roman, il fallait quand même le faire. Le gros gibier ou les gros billets finissent par rattraper Mariani : il est sollicité pour retrouver une collection de pièces anciennes qui aurait jadis appartenu à un numismate juif, Moïse Meik, et qui aurait été dérobée à Salzbourg en 1940 à ce dernier, lors des rafles nazies, entraînant par la suite des légendes et des rumeurs, jusqu’à ce que les pièces subtilisées, vingt-sept au total, réapparaissent à Buenos Aires à l’occasion du meurtre de l’antiquaire Mauricio Fisbein (3). Appelé à la rescousse par un certain Carlos Mariscoll, Mariani pénètre malgré lui dans l’univers particulier de la numismatique. On ne lui demande pas de faire la lumière sur l’assassinat de Fisbein (ceci est le rôle de la police) ; on lui demande de mettre la main sur ce que l’on a volé à Fisbein, à savoir la collection de monnaies précieuses, parmi lesquelles on recense une pièce Théodose, pivot d’innombrables commentaires historiques et passionnés, inscrivant d’emblée la quête de Mariani dans une espèce d’érudition mâtinée de violence. En effet, les deux enjeux (qui a tué Fisbein ? / qu’a-t-on fait de la collection ?) sont inextricablement liés et quand bien même Mariani n’est mandaté que pour résoudre l’énigme des pièces volatilisées, il sera rapidement pris dans l’engrenage du meurtre de l’antiquaire. Les repères tranquilles de Mariani vont ainsi se précariser, contaminés par un sentiment grandissant d’insécurité (cf. p. 95 pour l’intuition de cette menace et p. 141 pour la concrétisation de ce plausible danger).
Les préambules de l’enquête sont rythmés par une immersion instructive dans le milieu des antiquaires numismates. On a la confirmation de ce qu’on a pu lire dans le fabuleux Confiteor de Jaume Cabré : le domaine des antiquités est une prolifération de mondes possibles (cf. p. 41), alimenté de mythes et de folklores où les objets sont saturés de qualités bien souvent factices, à quoi nous devons ajouter que les antiquités transportent d’ordinaire en elles un fort coefficient de Mal, les objets convoités suscitant volontiers des actions moralement répréhensibles. Ces actions ont parfois un point d’aboutissement fort peu recommandable, comme c’est évidemment le cas dans Confiteor, puisque l’objet de la convoitise (un violon) trouve sa destination à Auschwitz, irréparable trou noir de l’Histoire et dans lequel se sont engouffrés des trésors salement accaparés. Aussi, que Martín Malharro ait choisi d’inscrire la collection de pièces dans la perspective du nazisme, cela ne paraît nullement désarçonnant, surtout que l’Amérique du Sud a été obligée de composer avec le déplacement ultérieur de quelques cadres du Troisième Reich, épisode qui n’a pas manqué d’influencer la littérature sud-américaine et qui ne semble pas prêt à faire retraite dans l’imagination des romanciers (4).
À bien des égards, donc, les pièces disparues constituent le symbole d’une catallactique malsaine (cf. la généalogie de la collection aux pp. 73-5). Les antiquaires ne paraissent échanger qu’en vertu d’un mauvais calcul de leurs intérêts, représentants parfaits du paradigme de l’égoïsme psychologique, naguère soutenu par La Rochefoucauld à travers son exploration de l’amour-propre des hommes, sorte d’encombrant de l’esprit qui ruine toute action potentiellement désintéressée. Pris dans le système de ces échanges déguisés, Mariani subit non seulement la pression croissante des numismates boulimiques, mais aussi celle de la ville, encore plus coercitive. Malgré un amour fugitif avec Francesca (cf. pp. 126-131), la secrétaire de l’un des antiquaires, Mariani s’effondre progressivement dans la solitude, acteur d’une lente catabase dont le terme repose assurément entre les murs coriaces de Buenos Aires.
Éloigné des autres et peut-être également de lui-même, le détective évoque la figure d’un Ulysse en constante pérégrination, quadrillant une ville-cosmos qui le rejette avec conviction, allant d’un interrogatoire à un autre, d’un pseudonyme à un autre, jusqu’à sentir enfin la faveur d’une solution après avoir enduré bien des calamités. En outre, cette comparaison avec Ulysse ne nous vient pas de nulle part. Elle est affermie par tante Eva, qui tricote et détricote inlassablement la même écharpe, comme si elle rejouait une Pénélope affairée sur un tableau de J. W. Waterhouse (5), dans l’attente du héros du foyer, Ulysse-Mariani, jeté d’un bout à l’autre de la métropole et tout de même moins fringant que le héros des origines. Il est sûr, déjà, que l’écharpe de tante Eva n’est pas la toile de Pénélope; quant aux voyages limités de Mariani, ils ne sont pas ceux du citoyen d’Ithaque, ils sont plutôt les gestes désenchantés d’un infra-Ulysse, comprimé dans les espaces lourds de Buenos Aires.

L’Enfer, ab initio

On a coutume de dire que ce qui nous dérange quelquefois, c’est que les criminels n’aient pas la tête de l’emploi. Tous les Eichmann, Stangl et Höss de ce monde ont un visage qui ne correspond pas vraiment aux actes odieux dont ils ont été à la fois les instruments et les principes. Le décalage de nature entre les crimes et les criminels suppose une difficulté de jugement. En ce qui concerne le nazisme, nous sommes aux prises avec un excès de Mal, quelque chose comme un Mal de malveillance qui ne coïncide pas avec l’extrême médiocrité de ses agents. Par contraste, dans Calibre 45, les sombres descriptions répétitives de la ville sont concordantes avec les personnages de cette histoire. Tous vivent aux endroits où on les attend, qui dans un luxe mal acquis, qui dans un appartement étroit, qui en bordure du fleuve Riachuelo, un «fleuve moribond» (p. 231) surmonté par le « squelette [d’un] pont de fer » qui rappelle à Mariani «les os pétrifiés d’un animal massif mort droit sur ses pattes» (p. 226).
Tristement célèbre pour être l’un des fleuves les plus pollués de la planète, le Riachuelo et le cadavre de ce «pont de fer» sont des métaphores politiques inquiétantes, une mésalliance fétide entre un milieu dénaturalisé et la seule créature qui soit en mesure d’y trouver son compte, c’est-à-dire un énorme Léviathan, genre de matérialisation d’un pacte social hobbesien qui se serait épuisé en théorie comme en pratique. Que ressent-on à proximité de cette armature de ferraille ? Ce sont les sens de Mariani qui en font le diagnostic : «Mariani renifla l’air brumeux qui flottait ici, c’était l’odeur de la merde, l’odeur d’un monde éreinté et de chairs maltraitées» (p. 231). Les compléments de ce paysage olfactif ne sont pas non plus en reste : «[…] il tourna la tête et contempla ce paysage d’exil que l’obscurité dévorait sans pitié. Cet horizon de baraques basses et d’arbres rachitiques au milieu duquel émergeaient les bâtiments à deux étages, créneaux décomposés d’un bastion à l’agonie, d’un monde qui plongeait inexorablement dans l’oubli et le bourbier» (p. 232) (6).
Charrié sur un canot par un pilote à la petite semaine, Mariani passe d’une rive à l’autre du Riachuelo à l’instar d’une âme tourmentée, une âme conduite par un Charon maître et possesseur de son Styx, une âme prise dans les filets d’un «nébuleux puzzle» (p. 218), attentive à la rame de l’embarcation qui plonge « dans la surface purulente » de cette rivière sépulcrale (p. 232). Voici en quelque sorte le terme de la grande Descente de Mariani, le fond, voire le double-fond de sa catabase. Le détective glisse dans un entonnoir dantesque, il s’enfonce dans l’asphyxie d’un «labyrinthe délabré qui [ressemble] à une immense et interminable souricière» (p. 231), presque vaincu par ces puissances torpides, quasi-victime de «ce misérable dédale oppressant» (p. 227). Ce n’est finalement qu’une lueur d’esprit inattendue qui sauvera Mariani de l’atroce marécage, une espèce de sérendipité du détective, encore qu’il ait eu le courage de poursuivre sa route descendante tout du long, obligé cependant de s’en remettre à des conflits d’identité et des hasards bienvenus, toujours en état de survivance au cœur d’une Buenos Aires littéralement démentielle, où chaque rue a l’air de s’enrouler autour de la géométrie infernale des cercles visités par Dante et Virgile, où chaque personnage figure une âme tarabustée par l’intolérable décadence des corps et des manières, comme si elles avaient été expulsées avant l’heure de leur première maison, peut-être pour se donner la chance de lire dans cet Enfer les marques éventuelles d’un Purgatoire et d’un Paradis.

Notes
(1) Martín Malharro, Calibre 45 (Éditions La Dernière Goutte, 2014), traduit de l’espagnol par Delphine Valentin. Le roman appartient à la collection Fonds noirs, laquelle contient trois autres titres de grande qualité, tous publiés par des romanciers argentins contemporains.
(2) Gaston Leroux, avec Le mystère de la chambre jaune, avait bien entendu fait office de précurseur dans l’exploitation du paradigme de la chambre close, symbole du crime parfait, ceci d’autant plus que le « mystère » était confié au très étrange journaliste Rouletabille. Quelques auteurs se sont ensuite spécialisés dans les histoires de crimes confinés, comme par exemple John Dickson Carr, à la suite de quoi la production mondiale de littérature policière n’a jamais démenti l’efficacité de ce modèle. Encouragés par le développement d’une perfection du crime de fiction, des auteurs pas forcément connus ont écrit des œuvres remarquables, et s’il fallait n’en citer qu’une, par souci de cohérence avec le contexte de la littérature argentine récente, nous choisirions Thèse sur un homicide de Diego Paszkowski (La Dernière Goutte, 2013), un roman qui porte à bout de bras l’affrontement de deux intelligences redoutables.
(3) Tué par une balle de calibre 45.
(4) Roberto Bolaño fait partie de ces auteurs incontournables qui ont su répondre au nazisme par l’intelligence de la fiction (cf. Étoile distante, 2666, Le Troisième Reich et La littérature nazie en Amérique, où l’on verra un explicite traitement de ce traumatisme spirituel).
(5) Waterhouse, Penelope and the Suitors (1912).
(6) Insistons ici sur la qualité de la traduction de Delphine Valentin, laquelle avait déjà rendu un bel hommage linguistique au texte impressionnant de Diego Paszkowski (cf. Thèse sur un homicide). Rappelons sinon qu’un autre fleuve argentin est le personnage principal du deuxième roman de la collection Fonds noirs : Río Negro de Mariano Quirós (La Dernière Goutte, 2014).

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, calibre 45, martin malharro, gregory mion | |  Imprimer