Au-delà de l'effondrement, 54 : La Parabole des talents d'Octavia E. Butler (09/03/2015)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
313774931.2.jpgL'effondrement de la Zone.





4200750121.jpgLa Parabole du semeur.





B_Qe8bTWkAAiadZ.jpgÀ propos d'Octavia E. Butler, La parabole des talents (traduction de l'anglais par Iawa Tate, Au Diable Vauvert, 2001).
LRSP (livre reçu en service de presse).


La Parabole des talents est la suite qu'Octavia E. Butler a fait paraître en 1998 de La Parabole du semeur, ce deuxième volume ayant dû lui-même être complété par un troisième, intitulé Parable of the Trickster, auquel l'auteur fait référence dans plusieurs de ses entretiens, et pour lequel existent même plusieurs projets de rédaction, tous avortés. Dans ce troisième tome, l'auteur devait décrire la vie de la communauté ayant quitté la Terre, comme l'indique cet article. Nous retrouvons dans La Parabole des talents la fille de l'héroïne dont nous suivions les aventures dans le premier tome de cette fable post-apocalyptique, même si l'évocation des événements passés tient dans ce deuxième tome une place très importante, la narratrice évoquant le souvenir, mais aussi les textes de sa mère, Lauren Oya Olamina Bankole, qui inventa la Semence de la Terre, tout autant qu'elle narre sa propre histoire et apporte un contrepoint aux aventures de sa mère, allant même jusqu'à critiquer nombre de ses actions, comme nous le verrons.
IMG_8313.JPGLes premières pages de ce roman, qui ne sont pas les plus passionnantes, évoquent la vie, pour le moins difficile, des survivants qui ont créé une petite communauté autonome, La Chênaie, mais elles dressent aussi un panorama précis de la situation géopolitique des États-Unis et du monde, et enfin nous font partager les méditations du personnage principal sur la religion que sa mère a créée. Il est frappant de constater qu'Octavia E. Butler ne craint jamais d'évoquer les pires atrocités, avec une étonnante économie de moyens, comme si la situation qu'elle décrit exigeait, en somme, de ne pas trop s'attarder à témoigner des vertus d'un autre âge : les temps sont durs, très durs, il faut donc, à tout prix, tenter de survivre.
La technique narrative est simple mais habile : chaque début de chapitre, la fille de Lauren Oya Olamina prend la parole, évoque le temps présent (par exemple l'invention des «masques à rêve», p. 334) ou bien son enfance, lorsqu'elle a été séparée de sa mère après que La Chênaie a été transformée en camp de rééducation très chrétienne par les partisans du nouveau Président nord-américain, le fanatique Jarret. Puis après quelques pages, la fille cède la place à sa mère, dont elle évoque de très larges extraits de journal. Non seulement, comme je le disais, nous en apprenons plus sur la situation politique des États-Unis, en proie à une fièvre religieuse censée redonner au pays la foi dans son ancienne grandeur comme «condition préalable à la reconquête de l'hégémonie mondiale» (p. 418), par le biais du rétablissement de l'ordre (cf. p. 45), mais nous constatons que la situation de ce futur proche n'est pas tant celle d'une existence à strictement parler post-apocalyptique que celle d'un monde où tous les maux actuels (surpopulation, guerres, appauvrissement des ressources, pollution, réchauffement climatique, etc., cf. pp. 130 ou 150) ont grandi jusqu'à leur paroxysme, pour ne plus être désignés que sous un seul vocable, celui d’«Épidémie» (cf. p. 457).
Le point le plus important, dans ce roman qui se lit d'une traite et n'est pas dépourvu de notations didactiques voire simplistes, est l'analyse du phénomène religieux, sous un double postulat : d'une part, l'évolution de la communauté de la Semence de la Terre qui, dissoute, sera contrainte de se séparer, puis renaîtra par l'infatigable travail de celle qui l'a inventée. Cette évolution s'accompagne, de la part de la romancière, de l'évocation des caractéristiques de la nouvelle religion que crée son personnage principal, axée, en premier lieu, sur le changement perpétuel (cf. p. 76), «doctrine adaptée à l'environnement dévasté dans lequel nous sommes contraints de vivre» (p. 195). Cette exploration est aussi d'ordre critique, via les remarques, souvent acerbes, que la propre fille de l'héroïne émet à l'encontre de sa mère (cf. p. 234). D'autre part, Octavia E. Butler adresse une critique radicale au fanatisme religieux de l’Église chrétienne, nouveau «double attelage de la politique et de la religion» (p. 457), fanatisme ici incarné par les séides du nouveau Président nord-américain (dont le propre frère retrouvé de notre héroïne, qui finira par quitter La Chênaie pour aller prêcher la vraie foi chrétienne), ces «Croisés» (p. 321) n'hésitant pas à tuer, violer, torturer, réduire en esclavage (cf. p. 406, où la romancière rappelle le passé douloureux des Noirs d'Amérique du Nord) des femmes et des hommes, séparer les enfants de leurs parents considérés comme sectaires, déviants, satanistes, éclopés et humiliés qu'il s'agira de rééduquer au prix de terribles souffrances. Contrairement à la religion farouchement défendue par les fanatiques et qui s'est écartée de l’œuvre sociale, après tout utile, de l’Église (cf. p. 351), Semence de la Terre «n'est pas la vérité, juste un recueil de pensées vraies» (p. 197, l'auteur souligne). Pensées vraies ou fausses, la romancière n'hésite jamais à évoquer les doutes de son héroïne, mais la dote toutefois d'une volonté inébranlable, comme si elle était elle aussi une espèce de fanatique, comme si toute espèce d'inventeur de religion, bonne ou mauvaise, bonne et mauvaise, ne pouvait qu'être un fanatique.
C'est à partir du moment où la communauté de La Chênaie est réduite en esclavage que le roman acquiert sa plus grande densité, devenant un plaidoyer pour la liberté et la dignité des hommes, plus spécialement celles des femmes, réduites à l'état de loques, de putains ou d'esclaves (voire les trois ensemble) soumises à toutes les brutalités et sévices imaginables (cf. p. 82).
Il est assez aisé, au vu des nombreux indices que la romancière a indiqués dans ce deuxième volume, y compris dans son Épilogue qui décrit la mort de celle qui a inventé Semence de la Terre puis l'a menée à son succès, de penser que celui qui l'aurait suivi se serait sans doute déroulé ailleurs que sur notre planète. Ainsi, Semence de la Terre a semble-t-il toujours eu pour but de libérer l'humanité de son appartenance à la seule Terre qui l'a vu naître (cf. p. 135), les techniques de matrices artificielles, censées permettre aux hommes de se reproduire durant de longs voyages dans l'espace puis parvenus à destination étant elles aussi évoquées (cf. p. 138). Semence de la Terre incarne en tout cas le refus, assez stoïque dans son respect du Destin, du désespoir, et se veut surtout un assemblage de maximes de bon sens, n'excluant aucun croyant de sa sphère, acceptant, en somme, tous les dieux, pourvu qu'aucun ne prétende être le seul. Il se veut, surtout, la propédeutique à tout changement, en «façonnant le monde tel qu'il devrait être» (p. 410) mais, aussi, en donnant à l'homme la possibilité d'en découvrir d'autres, de s'élancer das l'immense inconnu de l'espace : «En l'absence d'une perspective lointaine dont tout le monde sait combien elle sera difficile à atteindre, presque une gageure, les hommes tournent leur énergie les uns contre les autres. Ils se détruisent. L'Histoire est la longue succession de ces cristallisations sanglantes, ces périodes convulsives où la barbarie se donnait libre cours» (p. 272).
C'est ainsi que l'humanité, du moins par le biais de certains des représentants de Semence de la Terre, peut-elle de nouveau s'élancer dans l'exploration de l'espace, un temps abandonnée pour des raisons de pure démagogie, à bord du premier vaisseau de la nouvelle religion devenue puissante, le Christopher Columbus (cf. p. 580) comme il se doit, alors que Lauren Oya Olamina meurt, âgée de 81 ans (cf. p. 578), parvenue à faire triompher ses idées mais séparée de son frère un temps retrouvé, qui a lui-même assuré l'avenir de sa nièce, cette fille, Larkin, qui n'aura jamais beaucoup aimé sa mère qu'elle finira tout de même par revoir, alors même que cette femme prodigieuse, «créature froide, impitoyable» (p. 574) selon sa fille, tout entière occupée par un seul but, n'aura jamais su que se consacrer à sa tâche, faire fructifier coûte que coûte le talent qui lui a été confié, inventer une nouvelle religion capable de sauver l'humanité de ses vieux démons : «En réalité, la préparation d'un voyage spatial et la colonisation d'autres mondes représentent un travail colossal, de si longue haleine que seule la foi pourra le mener à bien. L'inévitable recherche du profit pourrait, à la rigueur, servir de détonateur, mais seule la puissance de la religion engagement profondément humain qui relève de l'irrationnel, permettra de conduire le projet à son terme, de le porter à out de bras, au fil des générations» (p. 520).
La Parabole des talents est ainsi moins un roman post-apocalyptique, ou même une illustration assez convaincante de ce que les critiques ont appelé le mouvement afro-futuriste, qu'une analyse sans concession du phénomène religieux, y compris dans ses dérives sectaires, qu'incarne, tout autant que la religion officielle des États-Unis, délétère et même meurtrière mais pas moins nécessaire à son redressement géopolitique et moral, destinal en somme (n'oublions jamais l'empreinte de la Manifest Destiny sur l'histoire de ce continent), cette Semence de la Terre qui, moquée, exposée à toutes les déroutes, n'en finira pas moins par triompher en empruntant les mêmes voies de compromission que n'importe quel autre culte soucieux de prospérer.
Las, nous ne saurons jamais si, à la différence des religions terrestres, cette nouvelle religion éminemment pragmatique exportée sur d'autres mondes tiendra ses promesses, après tout fort sommaires mais essentielles : survivre, c'est-à-dire savoir s'adapter au changement.

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, science-fiction, post-apocalyptisme, octavia e. butler, la parabole des talents, éditions au diable vauvert | |  Imprimer