Au-delà de l'effondrement, 57 : L'Ange de l'Abîme de Pierre Bordage (10/08/2015)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Il ne faut pas attendre de L'Ange de l'Abîme autre chose qu'un agréable moment de lecture, procuré par le savoir-faire certain de Pierre Bordage, lequel parvient tout de même à éloigner son roman du texte pour adolescent amateur de jeu de rôle intitulé La Clé de l'abîme, rapidement crayonné par le faiseur poussif qu'est José Carlos Somoza.
Assez nombreux sont les pseudo-critiques à pseudonymes fleuris qui sur la Toile, du roman de Pierre Bordage précisent amplement la trame, pour qu'il nous faille trop, ici, la développer : l'Europe tout entière est en guerre contre les ousamas, c'est-à-dire les islamistes qui, avec l'aide des États-Unis (qui ont «engendré le Golem catholique pour combattre le Golem islamiste», p. 420), ont bien failli la détruire avant qu'ils ne soient stoppés (toujours avec l'aide des États-Unis, bien sûr) par celui qui se fait appeler l'archange Michel, un Roumain francophone fanatique terré au fin fond d'un bunker de Transylvanie.
L'amateur d'aventures en a pour son compte, et c'est après tout ce qu'il demande à ce genre de roman efficace, les aventures de Stef, dont il faudrait parvenir à oublier les déclarations métaphysiques ridicules, et Pibe, son jeune compagnon qu'elle déniaisera, alternant avec le récit de personnages parallèles, la trame de ce qui pourrait constituer une série de nouvelles s'enchâssant bien dans l'ensemble, assez cohérent, infiniment plus cohérent, en tout cas, que le canevas de plusieurs romans de Maurice G. Dantec, évoquant pourtant une situation géopolitique assez semblable : «La guerre entrait dans sa quinzième année, les morts se comptaient par millions des deux côtés, les soldats partaient de plus en plus jeunes vers le front Est, à seize ans, et de moins en moins aptes» (1). N'insistons pas davantage sur le panorama de cette Europe du futur, trahie puis aidée par les États-Unis redevenus isolationnistes (cf. p. 22) et manœuvrant l'Archange qui n'est finalement que leur créature devenue incontrôlable, ayant décidé la guerre plutôt que la paix que les musulmans lui offraient, guerre exterminatrice puis de position, alors que l'Europe, dévastée, se recouvre de camps de concentration qui, bien vite, vont devenir des camps d'extermination : Arabes, musulmans ou pas, rebelles et contestataires y prendront la place des Juifs. Ce qu'il reste de nantis s'approvisionnera d'ailleurs en jeunes enfants maghrébins ou africains dans ces camps, pour des soirées très spéciales laissant libre cours à leur imagination la plus folle et cruelle (cf. p. 115). Il est assez plaisant de constater que la prise en mains de l'Europe décadente par les légions de l'archange Michel provoque des conséquences qui ne seraient pas pour déplaire à Renaud Camus (2) : «Les légionnaires avaient renvoyé les femmes dans leurs foyers et réservé l'espace public aux seuls hommes» (p. 44), ces femmes, ou plutôt, ici, femelles, étant «redevenues des pondeuses, des ventres, des ombres», la mère patrie étant «gourmande en soldats» (p. 70; pour une description de la nouvelle condition des femmes, voir encore p. 236). Ce sont ces mêmes légionnaires arborant les deux L croisés de Loi & Lance qui déciment sans pitié les hordes de jeunes qui hantent les villes dévastées, tout comme ils font régner l'ordre, même si la «guerre contre le Jihad islamique [a] malheureusement interrompu leur œuvre de salubrité publique, et les armées du vice, un temps dispersées, en [ont] aussitôt profité pour s'engouffrer dans les brèches» (p. 92). Pibe sera recueilli par la caillera locale de la Croix du Sud, où il apprendra à survivre.
Pierre Bordage ne semble offrir à certains de ses personnages, aux prises avec les tourments quotidiens provoqués par le décret de Préférence Chrétienne (en fait, une «expulsion pure et simple des «ennemis de l'intérieur», des Européens de confession musulmane», p. 30), que l'unique issue du suicide, quand il ne les cantonne pas à quelques clichés, parfois drôles : «Félicie, vaguement mannequin, vaguement comédienne, vaguement écrivaine, vaguement chanteuse, vaguement présentatrice télé, vaguement peintre, vaguement ex-maîtresse d'un ex-ministre» (p. 112), ou bien à la relégation sociale des écrivains ratés : «Leurs pages torrentueuses, raturées, surchargées, dégoulinaient de pus, de sperme et de sang. Mis en quarantaine, dénués de ressources, les plus chanceux de ces esprits libres traînaient leur misère dans des logements miteux; les moins vernis grossissaient les populations des camps fortifiés dans les régions tchèque et slovaque» (p. 135). Vite, a-t-on envie de dire par plaisanterie bien sûr, qu'une guerre survienne, qui nous débarrassera de cette engeance pullulante de demi-soldes pseudo-littéraires !
Les opinions de Pierre Bordage ne laissent guère de doute, tant il critique ce nouvel obscurantisme (cf. p. 174) et, par le truchement de Stef, affirme la nécessité de se débarrasser des religions (cf. pp. 303 et 372) au profit d'un vague héraclitéisme et d'une quête de son moi profond (cf. p. 324), et se moque allègrement de la corruption morale qui mine les légions du fanatique Michel, y compris jusque dans son entourage le plus proche.
C'est d'ailleurs à mesure que nous nous rapprochons de l'archange Michel comme de Kurtz que la structure du roman de Pierre Bordage se dévoile dans sa finalité, non pas une traversée de l'Europe en ruines qu'une plongée dans les tréfonds d'un présent perpétuel, débarrassé des «repères coutumiers" (p. 403) mais aussi de la science, de la religion et de l'histoire (cf. p. 404). Pibe, comme Marlow (toutes proportions gardées bien sûr, Bordage n'étant pas, loin s'en faut, Conrad !) reviendra transformé de son exploration du cœur des ténèbres où il a moins contemplé l'horreur que la déchéance d'un vieillard, que nous pourrions affirmer être l'Antichrist (3). Il faut tuer le vieillard Michel, qui risque, vivant, de réduire en cendres l'Europe tout entière (cf. p. 349). Stef mourra bien sûr, mais nous savons que la transformation d'un jeune garçon en jeune homme ne peut se faire, chez Pierre Bordage, que par le truchement d'un certain nombre d'initiations qui sont autant de déprises, notamment des femmes aimées. Une fois seul, Pibe peut se lancer dans sa quête véritable : «continuer [à] explorer le cœur des hommes, en passant de l'autre côté, le côté maudit, celui des islamistes, comme si la mort de l'archange Michel, mais aussi celles de tous ceux, aimés ou détestés, qui ont accompagné Pibe, n'avaient de sens que de le préparer à renaître de l'effondrement général.
Notes
(1) Pierre Bordage, L'Ange de l'Abîme (Le Livre de Poche, 2008), pp. 14-5.
(2) Il est bien sûr à craindre que les beaux esprits ne soient vite ennuyés par certaines des mesures draconiennes imposées par les maîtres de l'ordre régnant, comme le démantèlement du Net ou bien les autodafés d'ordinateurs, de livres, de cassettes, de CD, de DVD «des temps d'avant, des temps de la perdition» (p. 140), sans compter, bien sûr, sur ce que ces nouveaux maîtres pourraient reprocher auxdits beaux esprits en matière de mœurs. Foin de ces détails, ce n'est tout de même pas tous les jours que nous avons la chance de bénéficier d'une Europe entièrement chrétienne, faisant le tri de façon radicale entre l'ivraie et le bon grain, n'est-ce pas ? Il est frappant de constater que Pierre Bordage multiplie dans son roman les termes dignes d'une nouvelle LTI, comme CALRAC ou CERI. Las, derrière ces termes purement fonctionnels, se cache l'horreur : «le e de CERI signifie évacuation. Il s'agit, comment dire, d'un euphémisme pour désigner une évacuation radicale, une... élimination» (p. 164). Je doute qu'il se cache beaucoup d'humanité derrière les monstres lexicaux que Renaud Camus produit dans ses éprouvettes du château de Plieux, comme Remigration à visage humain, que nous pourrions donc baptiser RVH.
(3) Comme en témoigne ce passage : «L'Europe, ce géant exténué que l'on avait tenté d'abattre, renaîtrait de ses cendres et s'affirmerait à nouveau comme le territoire sacré du Christ, le nouvel Éden, la terre promise. Comme le Christ, il chassait les vendeurs du temple, les impurs. Avec le Christ, il partageait les souffrances muettes et la terreur de la mort quelques heures avant son agonie. A la différence du Christ, il n'avait pas encore prononcé les mots célèbres : Père, ta volonté, et non la mienne. L'haleine de la mort lui effleura la nuque. Il pivota sur lui-même aussi rapidement que le lui permettaient ses articulations martyrisées. Personne dans la pièce, seulement ces images dont il avait coupé le son, lucarnes autistes d'un monde en perpétuelle explosion. Père, ma volonté, ne pas mourir (p. 459, l'auteur souligne). Plus loin, Pierre Bordage se demande si «le refus radical de la mort" n'est pas «le signe d'une vie stérile, manquée» (p. 462)
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