M le maudit de Fritz Lang, par Francis Moury (02/11/2015)

Crédits photographiques : Szolt Czegledi (EPA).
Á propos de Fritz Lang, M le maudit (Édition Films Sans Frontières, Paris, mars 2015 : un Blu-ray multirégions A-B-C, image restaurée au format original 1.17 compatible 16/9, son restauré Dolby Digital VOSTF et VOSTA, chapitrage, aucun supplément).

M le maudit NB 2.jpgM [M le maudit, Allemagne, 1931] était le film préféré de Lang, ainsi qu'il le confiait au couple joué par Brigitte Bardot et Michel Piccoli en 1963 dans Le Mépris de Jean-Luc Godard où Lang interprète son propre rôle, en bon français dans le texte. M fut le seul film de sa première période allemande sur lequel il obtint de son producteur une liberté totale : choix du sujet, des acteurs (certains étant d'authentiques criminels que Lang avait rencontrés autour de la Berlin Alexanderplatz), des décors. Le titre initial (Les Assassins sont parmi nous) ne fut pas retenu à la demande de l'administration allemande et, sans doute, du parti nazi : la lettre M étant la première lettre du mot «meurtrier» et tenant un rôle essentiel dans le scénario, fut admise en remplacement. Le plan final (auquel Lang tenait tant car il lui semblait justifier, à lui seul, le film) des trois mères en pleurs, réclamant qu'on surveillât davantage les enfants allemands, manquait dans certaines copies exploitées : le Blu-ray édité par Films sans frontières, a été «mastérisé» à partir d'une copie intégrale dans laquelle ce plan final est bien visible.
C'est assurément un des films de Lang relevant le plus du cinéma fantastique par son thème (la criminalité psychopathologique) comme par son traitement expressionniste (à cause de certains effets photographiques mis au point par le directeur de la photo Fritz Arno Wagner et de l'interprétation de certains acteurs, notamment Peter Lorre (1)) au suspense parfois insoutenable bien qu'il soit enchâssé dans un réalisme documentaire strict (le film est inspiré par l'affaire réelle de Peter Ku[e]rten, le «Vampire de Düsseldorf»), alternant avec quelques pointes de comédie noire ou cynique permettant à peine de soulager l'atmosphère.
Lang, questionné par William Friedkin en 1975 (2) sur le thème de M, a voulu une fois de plus lever toute équivoque : le criminel de M est le pire criminel possible et la peine de mort est justifiée à son encontre. On n'entend, certes, pas la sentence rendue contre lui par les juges mais elle ne fait guère de doute dans l'esprit du spectateur de 1931, moins naïf que celui d'aujourd'hui. Cependant, et Lang insiste également sur ce point dans son entretien avec Friedkin, le sujet de M n'est pas un sujet policier mais un sujet métaphysique, à savoir le problème du mal comme tel au sein de la société comme dans le cœur de l'individu. Lang précise qu'il avait demandé à sa scénariste Théa von Harbou d'imaginer le pire criminel possible : un tueur d'enfants. Et un criminel dont les actes seraient d'autant plus atroces dans l'esprit des spectateurs, que Lang s'interdisait strictement de les montrer à l'écran, laissant le soin à ceux-ci de prolonger les terrifiantes ellipses de sa mise en scène.
Dès lors que la pègre décide de se substituer à la police, durant une séquence au montage virtuose alternant images et dialogues de deux réunions simultanées tenues par la police et la pègre au même sujet (comment arrêter (version police) ou comment tuer (version pègre) au plus vite possible le fou assassin?), la dualité morale se retrouve portée au niveau social, non plus seulement individuel. L'image de la main, symbole du film dès son affiche originale, est utilisée de plusieurs manières qui lui confèrent à chaque fois, avec un nouveau propriétaire, une nouvelle signification. La main gantée du chef de la pègre qui s'abat sur la carte de la ville, la main à la craie blanche qui frappe le criminel au dos afin de le marquer, la main anonyme et blanche du policier qui arrête «M» in extremis alors qu'on allait le lyncher : ce lourd symbolisme visuel est directement hérité du cinéma muet. Mains agentes ou patientes, criminelles ou légales : la mise en scène les rend équivalentes en signification d'une manière ironique très pessimiste.
M le maudit NB 4.jpgCette équivalence latente génère une angoisse que le symbolisme expressionniste est chargé de porter à son paroxysme : le «bourgeois démoniaque» incriminant son alter-ego au cours d'un dîner paranoïaque; l'image du ballon (parfois à forme humaine) symbolisant l'enfant mais aussi la fugacité et la fragilité de la vie humaine; l'ombre menaçante du tueur recouvrant l'enfant jouant près de la colonne affichant l'annonce de la police; l'aveugle ayant le premier la claire vision de la vérité : autant d'éléments hérités eux aussi directement du cinéma expressionniste allemand muet, et parfaitement intégrés dans ce film sonore. Le thème de l'aveugle clairvoyant renvoie, par-delà les siècles, à la tragédie grecque classique. La tension est renforcée par une construction scénaristique assez rare : l'action du premier tiers de M est répartie sur une période indéfinie pouvant se chiffrer en semaines voire en mois, donnant d'abord à M l'aspect d'un documentaire policier réaliste très ample, décrivant minutieusement les différents moments de l'enquête et les différentes strates de la société. Vers la 56e minute environ, à partir du moment où l'aveugle reconnaît l'air classique sifflé par le fou, l'action s'accélère et son unité devient totale durant les presque 54 minutes qui suivent, pratiquement en temps réel. Seuls les deux derniers plans (le plan des juges puis celui des mères) retrouvent une temporalité plus lâche et imprécise, presque analogue à celle du chœur dans la tragédie grecque.
Sur le plan métaphysique, c'est le génial acteur Peter Lorre qui porte le film. La dualité humanité / bestialité est incarnée dès qu'on entend sa voix sirupeuse et douce tandis que son ombre noire se projette sur l'affiche qui dénonce ses méfaits. Lang s'avère, d'emblée, un virtuose du montage images et sons, montage dont la technique était d'introduction très récente. Dualité confirmée lorsqu'il s'observe peu de temps après en grimaçant, face à son miroir : ce plan est une des plus célèbres photos d'exploitation originale allemande du film. Elle l'est par la mélodie classique qu'il sifflote : son interruption ou sa reprise marque la terrifiante emprise de sa pulsion meurtrière, à laquelle il voudrait échapper mais qui le possède d'une manière quasiment démoniaque. Le sommet du film est le discours du monstre s'auto-analysant face à ses juges-bourreaux criminels «de droit commun» : il avoue, le corps et le visage déformés par l'horreur mise à jour par son propre discours, la vérité du mal qui le possède, qui le met en marge de l'humanité, tandis que sa peur d'être assassiné augmente encore l'effet produit sur le public. Durant cette séquence, Lang utilise la technique du plan de coupe : certains criminels du «jury» hochent la tête, reconnaissant la vérité de la confession du tueur, la réelle force des pulsions contre lesquelles eux-mêmes n'ont pas su lutter en leur propre temps.
L'universalité du mal est plastiquement renforcée par le montage : les hommes sont les enfants de Caïn, selon l'expression qu'emploiera plus tard, en 1948, un des protagonistes de son Secret derrière la porte, consacré également au thème de la criminalité psychopathologique, comme y sera aussi consacré son While the City Sleeps [La Cinquième victime] en 1956 au sujet duquel je renvoie à mon article paru ici-même : https://www.juanasensio.com/archive/2013/04/20/l-ultime-diptyque-americain-de-fritz-lang-francis-moury.html
M le maudit NB 54.jpgDans l'histoire du cinéma, M de Lang a connu une assez riche postérité, parmi laquelle il faut au moins signaler trois œuvres : d'abord le «remake» de Joseph Losey tourné à Los Angeles en 1951, ensuite Le Vampire de Düsseldorf (France-Italie-Espagne, 1965) de et avec Robert Hossein qui serre la réalité historique de plus près mais lui confère une esthétique alliant réalisme et fantastique (Hossein dont c'est le meilleur film comme cinéaste et comme acteur, admirait autant le film de Lang que le remake de Losey), enfin le Fear City [New York 2H du matin] (États-Unis, 1983) d'Abel Ferrara qui reprend la structure du film de Lang et au sujet duquel je renvoie à mon article sur Stalker il y a déjà plus de dix ans : https://www.juanasensio.com/archive/2004/04/30/fear-city-les-tenebres-d-abel-ferrara-francis-moury.html

Note additionnelle sur le M (1951) de Joseph Losey

IMG_2924.jpgTourné à Hollywood vingt ans plus tard (également réédité par Films sans frontières, mais en DVD uniquement) et sur lequel Robert Aldrich était assistant-réalisateur, on peut noter que ni Losey ni Lang ne souhaitaient que ce «remake» vînt au jour : Losey, en pleine période de «Liste noire», honora au mieux la commande alimentaire du producteur Seymour Nebenzal qui pensait que le seul moyen de faire passer le cap de la censure au film était de le présenter comme un remake explicite d'un film classique allemand. Cela ne suffit d'ailleurs pas pour l'empêcher d'être censuré dans plusieurs États américains, peut-être en raison du fétichisme du criminel, visuellement davantage accentué que chez Lang. Le générique américain ne créditait ni Lang ni Théa von Harbou pourtant auteurs de l'histoire originale. L'action était transposée du Berlin de 1931 à Los Angeles et à San Francisco en 1951 (extérieurs naturels américains dotés d'une belle présence plastique) mais certains emprunts directs au film allemand sont visibles, assumés par Losey qui n'en faisait pas mystère : l'escalier en colimaçon où une mère appelle son enfant, pressentant sa mort, par exemple. Losey a précisé, dans un entretien accordé à Michel Ciment, que son point de vue sur le meurtrier était différent de celui de Lang : selon Losey, ce n'était pas un monstre mais un malade que la société avait l'obligation de soigner. La prestation de l'acteur David Wayne (sans lien de parenté avec l'acteur John Wayne) était honorable mais demeure inférieure à celle de Peter Lorre, notamment durant la scène finale. Tel qu'en lui-même, le film de Losey est un assez bon film noir américain des années 1950 – il en a le réalisme, la sécheresse et la dureté narrative, l'efficacité violente qui caractérisent la plupart des classiques du genre de cette époque –, mais il souffre de la comparaison avec l'original allemand qui le surpasse tant du point de vue de la conception que de celui de l'exécution.

Notes
(1) Peter Lorre émigra ensuite, comme Lang, à Hollywood. Lorre revint en RFA pour y signer Der Verlorene [L'Homme perdu] en 1951. L'échec de cet unique film noir très langien d'esprit et plastiquement beau, mit un terme à son ambition de cinéaste mais il fut parallèlement un acteur remarquable dans certains films noirs désormais classiques (Le Faucon maltais (1941) de John Huston, The Chase [L'Evadée] (1946) d'Arthur Ripley, Quicksands [Sables mouvants] (1949) d'Irving Pichel et, surtout, dans certains classiques du cinéma fantastique tels que Mad Love [Les Mains d'Orlac] (1935) de Karl Freund, The Beast With Five Fingers [La Bête aux cinq doigts] (1946) de Robert Florey, Tales of Terror [L'Empire de la terreur] (1962, écrit par Richard Matheson : Lorre joue dans le conte central réunissant les intrigues des deux histoires extraordinaires d'Edgar Poe, Le Chat noir et La Barrique d'Amontillado) de Roger Corman, The Raven [Le Corbeau] (1963) de Roger Corman, The Comedy of Terrors (1963) de Jacques Tourneur.
(2) Cet entretien, accordé à Friedkin par Lang peu de temps avant la mort de ce dernier, constitue le plus précieux supplément de la remarquable édition française (2007) collector 2 DVD Wild Side Vidéo de l'authentique film fantastique de Lang qu'est House By the River (1949). C'est l'un des titres (avec le Ministry of Fear [Espions sur la Tamise] adapté en 1943 du roman de Graham Greene) qu'il convient absolument de rajouter à la filmographie (trop) sélective relevant du genre, établie en son temps par Jean-Marie Sabatier dans Les Classiques du cinéma fantastique, seconde partie, chapitre intitulé Fritz Lang (Éditions Balland, 1973, p. 232).

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