Journal d'un lyrique de János Pilinszky (07/11/2015)

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Photographie (détail) de Juan Asensio.
CTCKVaEWoAA5gWy.jpgCurieux pays que la France, jadis phare de l'humanité devenu son goitre inutile et prétentieux, étrange univers que celui des éditeurs français, jamais plus heureux de se multiplier, alors que tout va si mal pour eux ne cessent-ils de répéter, comme des mouches bleues proliférant sur le cadavre en pleine fermentation de la littérature française.
D'ici quelques années, il y a fort à parier que l'un d'entre eux, flairant le bon coup commercial mais nous assurant, dans le même temps et à grand renfort de réclames dont la sincérité sera au-dessus de tout soupçon, de ses hautes préoccupations littéraires, proposera à des lecteurs avides de beaux textes les œuvres complètes de Christine Angot reliées en pleine peau de licorne, ou bien celles de Mathias Enard (maintenant que le Prix Goncourt a consacré son insignifiance verbeuse), avec en prime une fiole savamment ciselée contenant du vrai sable d'un vrai désert d'un vrai monde arabe, au mépris même du cycle naturel qui au moins transforme la merde en autre chose que de la merde. Il y a hélas tout autant à parier que ces mêmes lecteurs devront apprendre le hongrois pour lire dans son intégralité, et non plus en extraits, le Journal d'un lyrique de János Pilinszky, dont nous aurons peut-être quelque nouveau beau volume, avant que ce même Mathias Enard, aux dires de l'un des plus sidérants crétins journalistiques de ce demi-siècle, ne devienne le prochain lauréat du Prix Nobel de littérature. Après tout, le hongre tiers-mondiste Le Clézio a bel et bien été honoré par cette planétaire distinction, alors pourquoi pas je vous prie Mathias Enard, l'orientaliste dont la prose a la légèreté d'un loukoum ayant amoureusement mariné dans de l'huile de vidange germanopratine ?
Il n'en faut que d'autant plus remercier les éditions La Différence, ainsi que les fidèles traducteurs de ce grand poète au verbe si mesuré, pauvre presque (1), Sarah Clair et Lorand Gaspar, et leur suggérer de traduire ce qui ne l'a pas encore été, singulièrement ces textes en prose dont quelques extraits nous mettent l'eau à la bouche, bien davantage peut-être que les poèmes, dont le magnifique Apocryphe (2), poème de la désolation se tenant à quelques pas d'un gouffre où il semble refuser, pour le moment, de tomber, chantant sans beaucoup de voix le retour du fils prodigue qui, ici, s'en revient des camps de la mort, pour se tenir devant des parents qui ne reconnaissent même plus leur enfant : «Le soleil est monté. Gaulis obscur / dans l'infrarouge d'un ciel furieux. / Ainsi je pars. Face à la ruine / un homme va en silence. / Il n'a rien, une ombre. / Et un bâton. Et une casaque de forçat» (p. 25).
Les quelques trop rares extraits du Journal d'un lyrique, donnés en complément de cet excellent petit volume de la collection Orphée, semblent moins, mais en apparence seulement, répondre à cette «volonté de dépouillement» dont parle Lorand Gaspar, qui précise qu'elle est aussi une exigence «de pauvreté et d'insignifiance [qui] ne cessera d'augmenter dans les derniers recueils», le traducteur (et lui-même poète) ajoutant que ces «poèmes voudraient être la substance même, la matière vive de la détresse, de la déchirure, du morcellement; ils sont comme ces corps, ces esprits qui n'ayant jamais cessé de traverser des déserts absorbent peu à peu toute les modalités du manque, de la souffrance, mais s'éclairent aussi de la compréhension d'une nécessité d'aimer par delà les jugements de ce qui nous convient ou nous est néfaste» (p. 10).
Pourtant, ce lyrisme de la prose complète lui aussi ce que le poème appelle «le perpétuel / agenouillement du monde» (Combien ambigus, p. 57), que nous pourrions définir comme étant une adoration privée de personne ou de Dieu à adorer, une adoration à vide, ou bien l'adoration d'un «Dieu impotent» (Elles et nous, p. 97), une louange sèche voire franchement étique, dépouillée d'espoir, mais qui, pourtant, voit toujours la beauté là où elle se trouve, comme si la poésie d'après Auschwitz n'avait plus pour fonction que de témoigner, humblement, puisqu'elle est à bout de force, que nul ne croit plus, surtout pas les poètes, à son pouvoir d'évocation. Ainsi, «Crime est ce dont nous avons réussi / à effacer jusqu'aux traces» (Mademoiselle B. I., p. 109), ces traces, bien souvent infimes, que recueille patiemment le poète, et c'est ensuite, une fois encore, avec des mots tout simples, qui feraient hurler de rire tous nos sémioticiens si prétentieusement gonflés de vide, que Pilinszki évoque cette mission, sainte, du langage, singulièrement du langage poétique. L'un de ces mots est «amour», comme il l'écrit sans la moindre ambiguïté dans un texte intitulé Quelques mots sur les mots : «Là où l'on dupe l'amour ou là où l'amour cesse, là, de façon évidente meurt aussi le sens originel de la parole et l'art se met à l'envers. Là où la parole sert la négation, la désunion, l'aliénation, tôt ou tard, elle meurt, devient muette et même si elle continue à vivre, cette vie ne sera guère plus qu'une prolifération cancéreuse». Le poète poursuit immédiatement : «L'abandon de l'amour est la racine réelle de toute désagrégation du langage et la maladie qui en résulte, aucun traitement savant, aucun souci linguistique, aucune analyse structurale ne peut la guérir» (pp. 114-5), et l'auteur de conclure, nous rappelant l'essentiel et nous rappelant, surtout, à l'essentiel : «La langue par excellence n'est pas linguistique, n'est même pas poésie, mais souci de sanctification de l'homme, de déploiement et de plénitude de l'amour. Le reste n'est que littérature et philologie» (p. 115).
16702903835_92f1b035ed_o.jpgDans un autre texte toujours extrait du Journal d'un lyrique, Pilinszki affirme : «Bien entendu au cours de l'écriture il apparaît clairement devant quelles sortes d'instances chacun a osé comparaître. Car tout comme dans la vie réelle il y a des échappatoires. Mais les «vrais» demandent d'eux-mêmes que leur procès soit engagé et le jugement prononcé, car la vérité est la valeur la plus importante, même si ses mots sont une condamnation. Le sens de l'écriture véritable dépasse tout risque personne» (pp. 116-7). Pilinszki témoigne alors de la dimension intrinsèquement religieuse, chrétienne, de sa poésie, en écrivant : «Tout écrivain véritable d'une certaine façon «gagne sa vie en la perdant»; «l'expression» au sens de l’Évangile est réellement «renoncement», non seulement dans la vie mais plus encore dans la littérature. Le monde ne se donne qu'à un regard. Et à une plume – parfaitement désintéressés. Le monde n'est dominé ni par les despotes ni par les puissants mais par les enfants et les petites gens» (p. 117).
Un peu plus loin, dans un très beau texte intitulé Les arbres de l'enfance, le poète évoque le discours muet du monde, ce qu'un autre a appelé la prose du monde, affirmant de ce discours qu'il ne sert à rien d'autre qu'à dire que «le monde existe. C'est cet unique et immense mot qui constitue son vocabulaire», ajoutant que ce langage de l'enfance, de l'enfance des hommes et de l'enfance perpétuelle du monde, est «constitué de mots nombreux comme les grains de sable d'une phrase sans fin», et que c'est «la deuxième langue du monde, le discours des adultes qui peu à peu voue le premier, le discours muet, à l'oubli». Mais pas tout à fait car le «langage dicible, pratique, du monde adulte se tait de temps en temps en nous pour que, même pour quelques instants nous revenions au mot unique, immense et muet de notre première et paradisiaque prise de conscience». C'est établir un rapport direct non seulement entre la poésie et le silence de la contemplation par lequel la poésie chante le monde en écoutant son dit, mais aussi entre cette même poésie et l'enfance, le langage de l'enfance, son innocence absolue qui pourrait, comme le monde et Dieu, se contenter de dire : «Je suis qui je suis», tout comme le «dit principal de la création, phrase par laquelle le monde s'appuie de tout son poids sur son créateur, pourrait être à l'image de la précédente. Quelque chose comme : «le monde est ce qui est», ainsi que le chant poétique, qui n'a pas besoin de langage second pour se traduire dans son immédiate et bouleversante évidence, dans son énigmatique image qui fait silence : «Les arbres de l'enfance tout comme ceux du paradis sont par cette phrase à la fois muets et parlants» (p. 119).

Notes
(1) Lorand Gaspar écrit ainsi dans la préface de notre volume : «Il veut désormais que les mots dont il se sert soient aussi parmi les plus usés, des mots quelconques, sans éclat, tirés du grand dépotoir de la langue. Son ambition, de plus en plus, est de créer une poésie pour les «horrifiés», pour et avec ceux qui sont livrés au mépris, à toutes sortes de boucheries morales ou physiques», in Même dans l'obscurité (traduit du hongrois par Sarah Clair et Lorand Gaspar, La Différence, coll. Orphée, 1991), p. 9.
(2) Point besoin, d'ailleurs, de savoir un traître mot de hongrois pour rester saisi par la beauté de cette récitation du poème par son propre auteur (à partir de 5 minutes du très beau film de Gyula Maár, intitulé Fidélité au labyrinthe).

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