Les racines du mal de Maurice G. Dantec : l’implantation du Diable et le défrichement de Dieu, par Gregory Mion (19/09/2016)

Crédits photographiques : Rafael Marchante (Reuters Dantec).
430070866.jpgMaurice G. Dantec dans la Zone.





À la mémoire de Maurice G. Dantec (1959-2016).

Mise en bouche : de quoi il est globalement question dans Les racines du mal


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La parution des Racines du mal en 1995 confirme Maurice G. Dantec comme un écrivain novateur dans le monde francophone du roman policier et de science-fiction. Certains considèrent que ce titre est un sommet dans la carrière de l’auteur et qu’il a été suivi d’un nonchalant dépérissement littéraire au cours duquel les livres de Dantec ont été de moins en moins lisibles. Que ce jugement de goût ait une quelconque valeur nous intéresse peu ici. On sait par ailleurs que les prises de position polémiques de Dantec et son expatriation au Canada, à Montréal, lui ont valu de considérables défiances, en sus de ses propres désolations qui l’ont sans nul doute mené récemment à une mort précoce. Cette seule constellation de spasmes existentiels suffit à rendre le parcours de Dantec captivant au-delà de toute observation sur le capital esthétique de ses œuvres. En quittant prématurément la vie, Dantec aura peut-être aussi évité l’encombrement des écrivains qui prennent du goitre, des rides ou du ventre, voire les trois ensemble, et qui s’épuisent à ne pas mourir en publiant de pénibles redites que l’on encense moins par respect que par politesse, parce qu’il serait malvenu de brutaliser un vieil homme qui régente encore des réseaux entre ses griffes de lion patraque. Hors de la France et de ses passions pour la littérature froidement devenue appareil de la fonction publique (1), pour ne pas dire start-up des primo-romanciers agents territoriaux, enseignants anémiés ou factotums de cabinet ministériel détectables sous la mention vague mais significative de «vit et travaille à Paris», Dantec a proposé une œuvre difforme et délicieusement paranoïaque, ne suivant à la trace que ses croque-mitaines personnels et faisant feu du bois de tous les hommes de pouvoir en les incluant dans un gigantesque engrenage de conspirateurs, le tout s’agrégeant à un univers méta-technologique où la machine, dotée d’une intelligence artificielle inédite, peut à la fois servir et desservir l’humanité. Obsédé par les complots d’envergure et les ordinateurs ultra-performants, Dantec n’a cessé d’interroger la régression morale inhérente au progrès technique, mais, dans le même temps, il n’a pas nié, contrairement à Rousseau, que l’être humain fût mauvais en lui-même, guidé par de substantielles dispositions à nuire à ses semblables. Ce point crucial apparaît du reste distinctement dans Les racines du mal (cf. pp. 279-280) (2).
Présenté comme un long récit d’investigation rédigé par le cogniticien Arthur Darquandier, Les racines du mal nous offre un va-et-vient permanent entre l’action et la réflexion, c’est-à-dire, respectivement, entre le déploiement croissant de la malfaisance humaine d’une part, abruptement décrite par une succession de séquences épouvantables, et les tentatives renouvelées pour délimiter scientifiquement les origines ainsi que les potentialités de cette calamité d’autre part. Ceci étant, la première partie du roman (cf. pp. 15-126) est presque exclusivement consacrée à la violence pure, au cumul des mandats sanguinaires d’Andreas Schaltzmann en 1993, un tueur qui monte en régime et dont les crimes répétitifs s’inscrivent de plus en plus au registre de l’attentat injustifiable tant ils font preuve d’abjection et de sauvagerie massive. Poursuivi par une police aux abois qui resserre insidieusement son étau sur sa proie terroriste, Schaltzmann, que l’on pourrait comparer à un Jacques Mesrine envenimé (cf. p. 120), choisit de se tirer une balle dans la bouche sur le site pittoresque de Utah Beach. Il survivra à sa velléité suicidaire et fera l’objet d’un suivi psychiatrique mouvementé durant plusieurs années, balancé d’une méthode à l’autre et faisant les frais d’intérêts divergents qui ralentiront l’élucidation critique de sa personnalité. Ces différentes focalisations sur le cas Schaltzmann laissent croire que l’intrigue va essentiellement s’organiser autour de cet abominable personnage, mais l’intervention d’une technologie dernier cri dans le processus d’étude du psychopathe, pilotée par Darquandier, va bouleverser de fond en comble la perception des événements (cf. p. 162). Les assassinats commis par Schaltzmann au cours de l’année 1993 sont désormais restreints à une période précise qui ne correspond plus tout à fait aux accusations officielles. Par conséquent, Darquandier et ses soutiens professionnels instaurent une enquête parallèle au détriment de toute consigne règlementaire, et ils acquièrent la dérangeante conviction que certains homicides imputés à Schaltzmann ont été commis par un autre tueur (cf. p. 237). En dépit du fait que Schaltzmann soit accusé pendant son procès de tous les meurtres de l’année 1993 présentant un convaincant degré de similitude (cf. pp. 258-260), parce que c’est bien évidemment l’attitude juridique la plus pratique, la plus susceptible aussi d’en finir rapidement avec cette collection de sordidités, il n’en demeure pas moins que se dégage peu à peu la possibilité d’un impressionnant faisceau criminel hors-Schaltzmann, indépendant, donc, de l’homme qui est devenu le bouc-émissaire idéal (cf. p. 254). Quelques raisonnements s’accordent même à penser que les crimes qui ne seraient pas de la main de Schaltzmann auraient été habilement maquillés, de sorte, naturellement, à profiter du format des crimes objectivement exécutés par celui que l’on a surnommé «le Vampire de Vitry» et «l’Ange du Napalm», ceci en raison de ses breuvages ignobles (cf. p. 38) et de son tempérament pyromane (cf. p. 58). Ainsi la Gestalt d’Andreas Schaltzmann aurait donné lieu à une série de contrefaçons assassines si difficiles à repérer qu’il a fallu s’aider d’un ordinateur surpuissant, propriété de Darquandier, pour établir l’hypothèse d’un parallèle temporel mais non pas totalement formel : il y a eu en effet des actes de barbarie à l’époque où Schaltzmann sévissait encore, toutefois les ressemblances entre ces actes infâmes et ceux de Schaltzmann ne sont que superficielles car les premiers, par rapport aux seconds, contiennent en profondeur des intentions davantage préoccupantes (3). Cette découverte bouscule toutes les conclusions jusqu’ici validées par les officiels, de la même façon que le roman va s’orienter vers la piste d’un Mal beaucoup plus abouti que celui dont Schaltzmann était le dépositaire.

Qui était Andreas Schaltzmann : comment il vécut et comment il est mort

Dans les archives de la criminalité littéraire française, Andreas Schaltzmann occupe une position de renom. Ses forfaits paranoïdes, impulsés par la crainte du «complot des Créatures de l’Espace» (p. 17) et par le mythe de la persistance nazie où il faut supposer que des factions hitlériennes ont survécu par l’intermédiaire d’une obscure formule magique, tous ces forfaits bizarrement aiguillonnés et littérairement fructueux, donc, ont débroussaillé le terrain romanesque pour ceux qui pourraient être admis comme les héritiers de Dantec en France s’ils consentaient un jour à retrouver les inspirations de leurs débuts ou à intégrer dans leur écriture de plus vifs ébranlements (4). Quoi qu’il en soit, Schaltzmann fait figure d’exception dans les couloirs ensanglantés de la fiction française, ne serait-ce déjà que par sa tendance papiste qui le fait partir en croisade contre de fantomatiques envahisseurs, ennemis psychiquement fomentés par un grave délire de persécution et qui pourraient bien être les descendants inqualifiables des expériences autrefois conduites par l’Ahnenerbe, organisme nazi qui aspirait à des connaissances interdites, un genre de franc-maçonnerie qui réunissait de scabreux alchimistes.
Fou de Dieu et régulièrement incommodé par le chahut mental et provocateur des fascistes du Reich revenus des potences et des sellettes, Andreas Schaltzmann se meurt psychologiquement dans son étroit pavillon de Vitry-sur-Seine, persuadé qu’on a cherché à l’empoisonner à la dérobée en lui injectant des acides dans l’estomac, hanté par des transes hallucinatoires pendant lesquelles tout se revêt du vieux décorum national-socialiste. Pour se guérir de ses adversaires sournois, il tue des chats et des chiens, il les passe au mixeur, en fait des hachis spongieux qu’il perfectionne, et il consomme ensuite ces boissons soi-disant purifiantes composées de viscères et de liquidités rédhibitoires (cf. pp. 22-4). En conséquence de ses pratiques aliénées, Schaltzmann la Goule exhale une puanteur notoire autour de lui (cf. p. 29). Malheureusement et sans surprise aucune, ses hallucinations (cf. pp. 56-7) sont plus fortes que son discernement du réel, aussi ne perçoit-il pas les effluves dégueulasses qui l’accompagnent et il continue ce faisant à massacrer l’ennemi qui pullule et à collecter le petit gibier de ses philtres purgatifs. Il est même question d’un «élixir de vie» (p. 38), mélange répugnant de sang animal et de sang humain, celui-ci étant atrocement stocké dans un bidon après un meurtre d’une extrême bestialité.
Toute cette panoplie tantôt offensive et tantôt défensive s’accomplit dans le but de résister aux invasions barbaresques des Aliens. En outre, les crises démentielles de Schaltzmann remontent au temps de son adolescence finissante, comme en attestent ses lourds antécédents psychiatriques diagnostiqués en 1984 par des experts de Düsseldorf (cf. pp. 40-1). On apprend que Schaltzmann craignait pour son sang parce qu’il s’imaginait que quelqu’un voulait le lui voler. En réaction à cette incroyable angoisse que n’aurait pas disqualifié un Howard Hughes, il s’est injecté du sang de lapin, au plus grand dam de son père allemand et de sa mère française, cette dernière traitant son fils de «poubelle» et de suppôt de Satan (cf. pp. 45-7), perturbée par la démence univoque de son rejeton. Né le 18 juin 1965, le patient Andreas Schaltzmann s’apparente clairement à une forteresse cérébrale imprenable, propriétaire d’un château infrapsychique où se succèdent des intrigues et des conspirations insensées, siège d’une intelligence incommensurable à tous les chapitres et sous-parties d’un Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.
Victime d’un sursaut définitif sur sa chronologie déjà bien accidentée, Schaltzmann aborde une apogée homicide inhabituelle qui confère à l’anarchie meurtrière où se confondent au premier abord la gratuité du crime, la fureur et la divagation (cf. pp. 56-64). Il estime que le monde est menacé par le cadavre de sa mère et il fait du feu son rempart préférentiel contre la charge des puissances belligérantes qui le tracassent (cf. p. 58). Dans la mesure où ses crimes intensifiés se muent en espèces d’attentats, une chasse à l’homme s’initie, menée par l’inspecteur Le Goff (cf. pp. 69-74). L’affaire prend une telle ampleur qu’elle devient une traque pluridisciplinaire, la police œuvrant main dans la main avec des spécialistes de tous horizons. On assiste ainsi à l’entrée en lice du docteur Stefan Gombrowicz, pointure de la neuropsychiatrie (cf. pp. 131-2), qui ne peut que reconnaître les aspects sans précédent du caractère fatidique de Schaltzmann. Il s’agirait en fin de compte d’un Mal irréductible, qui excède tous les savoirs compilés, et l’on ne peut que se contenter de surnommer ce tueur à la fois suceur de sang et incendiaire, lui affublant des sobriquets conformes au sensationnalisme vain de la presse à scandales. Et pendant ce temps-là, pendant cet intermède où chacun se sent interloqué par la teneur féroce des assassinats, Schaltzmann s’acharne dans ses devoirs d’épuration du monde. Sa Weltanschauung est d’ailleurs la suivante : le monde est sans frontières, désorganisé en nations chaotiques qui se sont unifiées dans les ténèbres et qui sont toutes dominées par la dictature «alienazie» (cf. pp. 82-3). Ceci prélude l’apparition de la première occurrence des «racines du mal» (p. 111), qui s’identifient sans aucune ambiguïté à l’Allemagne nazie (5). L’ambition de Schaltzmann, à ce point de sa conquête, consiste à profaner un cimetière allemand pour désintoxiquer la terre de toutes les graines nazies subsistantes, mais aussi à alerter les vivants de la durabilité de ce mal et du bien-fondé de sa Résistance héroïque. Toute inhumanité mise à part dans les dérives de Schaltzmann, les motifs concrets de son action sont recevables et jettent sur cette personnalité a priori détraquée un voile de raison. C’est en outre ce qui distinguera la séquence criminelle de Schaltzmann des autres massacres peu à peu isolés par la subtilité de l’informatique : Schaltzmann croyait sincèrement qu’il améliorait la situation de la planète en agissant de la sorte, tandis que ses disciples apocryphes se fixaient des objectifs franchement irrecevables.
Plus spécifiquement encore, Schaltzmann se considérait comme le «dernier homme», comme le survivant d’une race antédiluvienne (cf. p. 119), messager de l’Espoir, Zarathoustra chasseur de créatures régressives, égorgeur de monstres attentatoires à la vitalité. Après son arrestation tragique dans le département de la Manche, il est soumis à un double questionnement incessant qui restitue plus ou moins le minerai de son tempérament. D’abord ce sont les questions d’une psychiatrie classique, légèrement rétrograde et complaisante avec la justice, puis viennent les interrogatoires troublants d’une psychiatrie innovante, orchestrée par le trio Stefan Gombrowicz, Arthur Darquandier et Svetlana Terekhovna, une sommité de l’hypnose. Ces trois scientifiques révoquent en doute les conclusions hâtives au sujet de Schaltzmann. Ils ne peuvent du reste ignorer les collusions multiples qui s’ingénient à simplifier les tenants et les aboutissants de l’affaire Schaltzmann. Par conséquent, bien décidés à s’inscrire en faux contre ces évaluations précipitées, ils appuient Laurence D’Annunzio, l’avocate de Schaltzmann, dont l’intention principale pour défendre son client est de le déresponsabiliser d’une partie des crimes qui l’accablent (cf. p. 189).
Bien que Gombrowicz jouisse d’une réputation impressionnante, le trio se trouve très vite sous l’influence de Darquandier et de sa technologie haut de gamme. Il fournit les preuves de l’excellence de son matériel, exposant à ses camarades les possibilités infinies de son processeur «schizo-analytique», un «moteur d’inférence» qui possède la faculté de simuler les fulgurances de l’esprit humain et de supputer une cartographie satisfaisante de tel ou tel psychisme incriminé (cf. p. 168). Parallèlement à l’apologie des pouvoirs extraordinaires de son ordinateur, Darquandier fait part de sa définition de l’homme, qu’il voit à l’instar d’une machine paradoxale, capable d’un côté de contrôler le chaos et de l’autre de propager du désordre, accostant de ce fait sur les rives difficilement exploitables du principe d’incertitude (cf. p. 139). Selon Darquandier, seule une machine peut nous apporter des connaissances substantielles à propos de la machine humaine (cf. pp. 127-260), d’où sa volonté implacable d’améliorer continuellement son travail afin de parachever le projet d’une «neuromatrice» nourrie d’une gigantesque base de données, une database infiniment extensible, éminemment plastique, aussi vaste que tout ce qu’un cerveau humain est susceptible d’absorber (cf. pp. 471-7). Au stade le plus évolué de sa technologie, Darquandier envisage un ordinateur qui serait même en mesure de réagir religieusement, c’est-à-dire un programme informatique qui pourrait ressentir l’émotion des transcendances et qui ne serait pas exempt quelquefois d’une «crise mystique» ! Ce procédé colossal de virtualisation du cerveau humain est longuement traité par Dantec et atteint son paroxysme par le biais d’une folle course à l’interdisciplinarité (cf. pp. 291-3). En bout de ligne, il faut supposer que les ordinateurs, dans un proche avenir, seront parvenus à des seuils de connaissance inouïs, qu’ils seront éventuellement en capacité de limiter les futurs contingents, d’anticiper l’humanité jusque dans ses plus fines interactions. On comprend dès lors l’atout que peut constituer une telle technologie dans l’étude de la criminalité en général et dans celle de Schaltzmann en particulier, sorte de réinterprétation du logiciel Précrime de Philip K. Dick dans Minority Report.
Passé au crible de cette virtuosité technique évolutive, le crâne de Schaltzmann s’ouvre virtuellement et nous délivre un fragment significatif de ses jardins secrets. On en déduit que Schaltzmann, durant l’époque de ses furieux homicides, se prenait pour un habitant de «la Planète du Mal» (p. 213) (6). Sa mission était on ne peut plus simple : combattre par tous les moyens le Mal en vue d’en atténuer les effets délétères. Peu importe derechef la phénoménalité monstrueuse de ses actes, car Schaltzmann, sous l’égide du «Doctor Schizzo» (7), révèle des fondations ontologiquement solidaires du Bien, en quoi il n’est pas étonnant que sa conscience numérisée, plus tard, voudra faire rédemption en participant à l’éradication d’une stupéfiante malveillance (cf. p. 650). Ainsi, plus on avance dans l’exploration mentale de Schaltzmann, moins il coïncide avec les réflexions génériques établies autour de la figure moderne du tueur en série. Schaltzmann, d’une part, n’est pas vraiment un produit de la société industrielle étant donné qu’il dédaigne farouchement cette manière de vivre (cf. p. 138). Pour lui, et ce n’est que notre hypothèse, la modernité n’est que le reflet d’une dénazification qui n’a pas eu lieu, d’une maladie universellement incubée par des troupeaux qui méritent de brûler sur un monumental bûcher des vanités. Puis, d’autre part, Schaltzmann n’est pas un homme du temps libre. Pourquoi cette affirmation ? Parce que la société actuelle des «loisirs», suggère Darquandier, en augmentant le temps libre de chacun, a suscité l’apparition des tueurs en série qui inventent patiemment leurs règles du jeu pour faire contrepoids à la pauvreté du monde archi-consommateur (cf. p. 433). Dans ces conditions, le meurtre se transforme en opium des individus désabusés, qui battent en brèche l’insupportable oisiveté en enfilant le grisant costume du malfaiteur (8). Dès qu’on y a goûté théoriquement, dès qu’on a posé la perspective d’une action radicalement létale, il faut supposer qu’un retour en arrière est impossible parce qu’il n’existe rien de plus exaltant que le sentiment d’avoir un empire définitif sur autrui. Les lois et les normes des sociétés libérales, en outre, amplifient les pulsions négatives de ceux qui ont des complexes d’infériorité ou de ceux qui désirent accroître leur supériorité. La coexistence est détruite parce que l’existence même de l’autre est une vicieuse entrave à nos droits naturels (et les droits juridiquement appliqués ne suffisent pas à compenser les frustrations, bien au contraire). Donc plusieurs personnes réforment le jeu social en lui superposant des statuts nouveaux où elles seront en position de dominer davantage, en faisant par exemple de l’assassinat un tribunal, une revanche, une distraction, voire en l’incluant dans une démarche esthétique tel qu’avait pu le penser Thomas De Quincey (9). Rien de tout cela chez Schaltzmann, bien entendu, qui n’a pas de temps à perdre dans sa députation particulière : éliminer le plus grand nombre de nazis, travailler d’arrache-pied au rétablissement d’un ordre ancien, probablement fondé sur l’exigence de vivre haut plutôt que de vivre bas, vivre bien plutôt que mal vivre ou vivre pour le mal, tel un bétail qui suit aveuglément des conventions enracinées dans le plus stérile et le plus entaché des sols. Par conséquent, il faut peut-être réinterpréter les crimes de Schaltzmann sous les auspices de la métaphore, y voir non pas la dégaine d’un fou qui commet d’arbitraires ravages, mais, au contraire, y voir l’image d’un justicier qui réveille le monde d’une affreuse torpeur, nous soufflant à l’oreille que l’innocence s’est égarée, que toutes ses victimes violemment assassinées n’étaient que de vulgaires automates qui avaient lâchement abandonné leur conscience à des législateurs cyniques.
En ce sens, les crimes de Schaltzmann ne peuvent pas être ceux que la neuromatrice a promptement différenciés. Schaltzmann, qui plus est, n’a été que de passage dans certains massifs montagneux de la France; il n’est pas l’autre tueur qui se dessine dans les circuits de l’ordinateur, à savoir celui qui a exécuté des meurtres itératifs dans les Pyrénées, les Alpes et le Massif Central (cf. p. 237). Schaltzmann n’est pas cet homme dangereux des altitudes, cette force qui ne semble tolérer aucun droit et ne s’appuyer sur aucun mobile valable, sinon sur une espèce de préférence étrange pour les sommets de la France entière. Que signifie par conséquent cette attirance pour la montagne ? Quelles sont les raisons qui président à cette sauvagerie distincte des colères de Schaltzmann ? Puisque la machine bute un moment sur ces énigmes, il y a forcément là-dedans quelque chose de plus inquiétant que dans le cahier des charges de Schaltzmann. Or l’enquête piétinera d’autant plus que Darquandier et ses collaborateurs seront évincés des débats. On n’accorde pas le moindre crédit à la thèse d’un second tueur. Irrité de constater autant d’œillères sur les visages de ceux qui ont pour rôle de faire fonctionner la justice, Darquandier s’exile à l’étranger, déterminé à optimiser sa technologie. Il apprendra que Schaltzmann, au mois de mai 1997, a tenté de se suicider de nouveau en mettant le feu à sa cellule. Puis le 2 janvier 1999, Schaltzmann parvient à s’évader. On le retrouvera immolé à Utah Beach. La boucle est bouclée; la France voit disparaître l’un de ses plus démoniaques assassins… mais ce démon n’était que l’avant-goût d’un antre beaucoup plus envoûté.

L’inévitable relance de l’affaire : les alpages souillés par de sinistres divertissements

On pourrait dire de Schaltzmann qu’il fut tout au plus un «modèle» basique (cf. pp. 380-1), un catalyseur structurant pour ses prétendus imitateurs, mais aussi un paradigme pour la technologie de Darquandier qui essaie d’en cultiver la matière dans l’espoir de creuser d’autres pistes plus décisives. En définitive, le roman minimise les influences de Schaltzmann dès lors que se fait jour une réalité bien plus menaçante (cf. pp. 339-348). Ce qui intéresse Dantec, c’est de montrer que le Mal initial, d’abord appréhendé comme un fléau absolu puis progressivement minoré, en cela qu’il a pris la forme d’un projet ambigu porté par un homme malade et qu’il a pu être confondu à tort avec d’autres méchancetés, ce Mal préliminaire, donc, ne constitue qu’un prélude quasi autonome par rapport à ce qui doit suivre. En effet, si l’on accepte l’idée que Schaltzmann est un déséquilibré qui n’est pas pleinement conscient des ordres de mission qui germent dans sa tête, on peut alors accepter l’idée corollaire que les meurtres qui ne sont pas de sa créance sont perpétrés par une ou plusieurs personnes qui sont en possession de tous leurs moyens mentaux, ne serait-ce déjà que parce que les crimes de Schaltzmann ont pu être instrumentalisés ! Cessons néanmoins toute rhétorique et annonçons-le tout de go : la série d’assassinats qui n’a pas été commise par Schaltzmann est non seulement l’œuvre d’une assemblée d’individus terriblement rationnels, mais elle révèle également, grâce à certains détails infimes déchiffrés par le programme de Darquandier, une exceptionnelle présence féminine (cf. p. 370). Le surgissement d’un caractère féminin dans ce charnier (on parle d’emblée de quelques dizaines de meurtres et de disparitions préoccupantes entre 1994 et 1998) accentue le sentiment d’horreur. L’emploi du terme «charnier» est du reste motivé par la symétrie formulée entre cette cascade meurtrière contemporaine et les abominations de l’époque nazie (cf. pp. 271-8 et p. 349), encore renforcé par une évocation transparente de la Solution Finale (cf. p. 430).
Les recherches forcenées de Darquandier, assisté dans sa besogne par son ordinateur qui a complètement assimilé le territoire psychique de Schaltzmann, parviennent à identifier une famille de trois tueurs (cf. pp. 543-562). Il y a une femme du nom d’Irène Granada, grande sœur perverse de Guillaume Granada, lui aussi impliqué. Fascinée par les entreprises nazies, Irène est une sorte d’Ilse Koch répugnante, chef de file de la spéculation et de la concrétisation des assassinats. Elle veille à ce que la logistique soit toujours fidèle aux symboles et aux décrets originaux du Reich, ce qui se vérifie par exemple avec l’aménagement d’un four crématoire à l’intérieur même du mobil-home qui exauce les déplacements du trio toxique (cf. p. 610). Irène tient par ailleurs un journal dans lequel sont consignés sa passion de tuer et l’alphabet de sa pseudo-religion millénariste (cf. pp. 580-590). Suivant la perspective de réification du nazisme, elle utilise le terme «matériel» pour désigner les êtres humains qui périssent sous son couperet. Guillaume, quant à lui, aurait commencé à tuer à l’âge de treize ans. Avec sa sœur, il ont tué leurs parents pour se donner une assiette financière, en l’occurrence pour s’offrir du temps supplémentaire et de la tranquillité pour entamer un calendrier méthodique d’extermination (cf. p. 562). En outre, le binôme Granada est secondé par Jimmy Bartel, ex-professionnel du rallye reconverti en patron de casse automobile, probablement mieux rassasié par l’excitation de tuer que par l’adrénaline des courses de voitures !
Au fur et à mesure que l’enquête clandestine de Darquandier pose ses pions et peaufine sa stratégie, les éléments se mettent à concorder et le tableau des atrocités s’éclaircit. Le secteur des crimes se concentre apparemment dans tous les pays traversés par les Alpes, du moins pour l’essentiel. Cette première vraisemblance, du reste, est rétroactivement validée par l’intérêt que prend un meurtre qui paraissait d’abord sans importance manifeste (cf. pp. 201-212). Par la suite, Darquandier se convainc que les tueurs sont en compétition, qu’ils profitent d’une émulation criminelle ludique (cf. p. 400), comme s’ils étaient les candidats d’un jeu de rôle (cf. p. 404). Le cogniticien découvrira que ce jeu est en réalité très codifié, pourvu d’un système élaboré de primes et de pénalités (cf. p. 448), ainsi que d’une interface numérique qui présage le Hell.com de Patrick Senécal (cf. pp. 569-572) (10). Ce magasin de renseignements durement glanés permet de démasquer les «tueurs du millénaire» (p. 432), si bien que Darquandier obtient la certitude que ce triumvirat maudit prépare quelque chose de mauvais pour le basculement à l’an 2000 (cf. pp. 504-5) De la même manière, ces informations homologuent sa thèse sur la société des loisirs, favorable à l’émergence des psychopathologies les plus graves. Ceci étant posé, s’il veut arrêter ces tueurs, il lui faut immédiatement entrer dans la partie pour contre-attaquer, et pourquoi pas contre-jouer, en imposant à ses concurrents des règles qui pourront les déstabiliser. À ce titre, l’usage de l’entité-Schaltzmann, numérisée dans la mémoire démesurée de son ordinateur, lui sera un atout précieux. Il sera toutefois contraint de se débarrasser de sa machine une fois les hostilités terminées, ne souhaitant pas aller plus loin dans ses relations ambivalentes avec l’entité-Schaltzmann (cf. p. 738) (11).
En amont de son intervention finale, Darquandier apprend que le jeu a été baptisé le «gambit du millénium» et qu’il se jouera à des dates précises, du 24 décembre 1999 au 21 janvier 2000 (cf. p. 489). Toute cette phase qui précède l’entrée objective de Darquandier dans le jeu se résume en quelque sorte à une guerre d’informaticiens, métaphore filée d’une technique omnipotente où l’humain est assujetti à une sur-artificialisation de sa nature. Par un simple mouvement de souris ou par une simple pression digitale sur un clavier, il est dorénavant possible de tuer une personne connectée dans cette étendue criminelle numérique. Cette possibilité est peut-être encore plus sordide que les multiples rapts, disparitions et meurtres qui sont recensés antérieurement à 1993, et qui, sur le segment d’une décennie, représentent plus d’une centaine d’affaires jusqu’alors ignorées, que ce soit dans les Alpes, les Vosges, le Jura, les Pyrénées ou le Massif Central (cf. pp. 469 et 503). Reste que la découverte d’un cimetière sous-marin au lac du Bourget refroidit nettement Darquandier (cf. p. 525). Du fond du lac, en plus des macchabées, on remonte des bidons qui contiennent des vestiges organiques. L’accumulation des corps est si conséquente qu’on en déduit que cette nécropole lacustre est stratifiée, minutieusement pensée, avec le même degré de scrupule que celui qui animait les anciens fonctionnaires du Reich. Signalons d’ailleurs que l’épisode du lac du Bourget annonce un grand finale au lac Majeur, où se trament d’ineffables commerces du côté des îles Borromées (cf. p. 699). Et signalons enfin que tout ceci s’achèvera dans un tonitruant rire cosmique (cf. pp. 752-3), le rire étant ici le plus incontestable attribut du Malin. Cela confirme que la seconde occurrence des «racines du mal» (p. 482) s’appliquait à une forme d’enracinement autrement plus vicieuse que celle que voulait affronter Schaltzmann dans ses catacombes. Le texte de Dantec est catégorique sur ces nouvelles «racines du mal» : elles sont enroulées autour de la Destruction, elles irriguent des végétations enlaidies, tandis que les arbres de la Vie, de la Beauté et de l’Unité ont été sectionnés à la racine. La connotation religieuse rencontre sa perfection à la toute fin du roman : le rire diabolique nous avertit que les racines de notre monde moderne puisent à la source de Satan, celle de Dieu étant tarie.

Notes
(1) Julien Gracq, jadis, faisait déjà cette piquante observation (cf. Préférences, Éditions José Corti, 1961
(2) Maurice G. Dantec, Les racines du mal (Éditions Gallimard, coll. Folio Policier, 2015).
(3) De surcroît, un investissement plus élaboré démontre que Schaltzmann n’aurait probablement pas pu se trouver sur les lieux de tous les crimes les jours où ils ont été réalisés. La thèse prendra de la consistance lorsque les meurtres se prolongeront alors même que Schaltzmann sera enfermé derrière les barreaux.
(4) Reconnaissons à cet égard que les premiers pas d’un Jean-Christophe Grangé n’ont pas été inintéressants (surtout avec Les rivières pourpres – Albin Michel, 1998), tout comme ceux d’un Maxime Chattam qui composa une honnête Trilogie du Mal (Michel Lafon, 2002, 2003 et 2004) avant de se fourvoyer dans la facilité et la cacographie. Plus récemment, on pourrait évoquer Bernard Minier, dont les deux premiers livres ont positivement rénové l’exercice du thriller en France (cf. Glacé et Le Cercle – XO Éditions, 2011 et 2012), mais cette œuvre novatrice a sombré dans les mêmes facilités que ses prédécesseurs. Une plus jeune garde semble émerger du côté des Éditions Rivages, avec Jérémy Fel, qui sera attendu au tournant après un convenable coup d’essai (cf. Les loups à leur porte, 2015), car ce premier roman aurait pu être expurgé de ses maladresses typiques s’il avait bénéficié d’un travail éditorial plus sérieux, sans doute négligé par de ridicules préoccupations de marketing (sortir le livre à la «rentrée littéraire» de septembre 2015 plutôt que celle de janvier 2016 légèrement moins médiatisée). Il apparaît en fait qu’il faille regarder du côté du Québec pour repérer un écrivain de langue française réellement proche de Dantec dans ses propositions, à savoir Patrick Senécal, dont le roman Hell.com (Éditions Alire, 2009) n’est pas sans avoir un air de famille avec Les racines du mal. On fera du reste l’économie d’un examen des racolages romanesques et documentaires des Éditions Ring, qui, à force de vouloir tenir la dragée haute dans la sphère des crimes de fiction et de réalité, finissent par ressembler de plus belle aux travaux lamentables du journal Détective.
(5) Plus loin nous trouverons une seconde occurrence de ces «racines du mal» (p. 482), mais elle prendra une valeur différente.
(6) Les progrès de l’investigation informatique montreront par ailleurs que la mère de Schaltzmann fut pour lui un véritable agent pathogène (cf. p. 320).
(7) Le nom remanié du processeur de Darquandier.
(8) «[…] il faut du temps pour tuer. Et surtout il ne faut rien avoir de mieux à faire» (p. 433).
(9) Cf. Thomas De Quincey, De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts.
(10) Darquandier pénètre dans l’interface du «Jeu des Ténèbres».
(11) Il jettera symboliquement son ordinateur à la pointe du Hoc, dans les parages maritimes du suicide de Schaltzmann, du moins à quelques kilomètres près !

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