Le septième sceau de Sous le soleil de Satan (22/10/2016)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
3518592029.JPGGeorges Bernanos dans la Zone.





21832681608_98d79e6f76_k.jpgLéon Bloy dans la Zone.





14589706_1229536970420836_1539898017922276684_o.jpgCette note constitue en quelque sorte une apostille à ma précédente longue étude sur le premier roman de Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, et évoque plus précisément la dimension eschatologique, proprement apocalyptique, de ce texte. Je ne reviens pas sur l'importance de l'influence que Léon Bloy a exercée sur Georges Bernanos, tant elle est profonde, séminale. Il paraît que l'inénarrable Monique Gosselin-Noat, du haut de son savoir livresque pour classe de Terminale, tient en mépris l'étude des liens pourtant évidents qui unissent les textes du Grand d'Espagne à ceux du Mendiant Ingrat. Il est vrai, aussi, que si Bernanos en personne se levait de sa tombe et se plantait, sous le nez de notre petite bonne femme à l'inculture littéraire proverbiale, pour venir lui rappeler quelques utiles vérités, notre spécialiste d'un auteur réduit à quelques petites cases universitaires éconduirait d'un geste distrait le fantôme du prodigieux écrivain, le sommant de la laisser à ses vagues études où, depuis un demi-siècle bientôt, elle déroule sa pelote d'ignorance, le fil de son mandarinat stérile. Heureusement, Monique Gosselin-Noat ne laissera, dans quelques années, pas plus de traces qu'un moustique plongé dans un flacon d'acide pur, et c'est heureux car, alors, pourront probablement prospérer bien des travaux universitaires que cette Sphynge privée de science aura refusé d'accompagner ou, bien pis, aura étouffé dans l’œuf.
Oublions cette fâcheuse et revenons à nos deux écrivains. Il est ainsi frappant de constater que Georges Bernanos, parlant du Mendiant Ingrat dans ce texte étrange qu'est Dans l'amitié de Léon Bloy (1), évoque finalement assez peu le grand écrivain pour, très vite, se concentrer sur la scandaleuse question (y compris aux yeux des démocrates chrétiens et des «chrétiens communisants», note l'auteur perfidement) de la Pauvreté, véritable «charnière» du catholicisme (p. 1234) et, beaucoup plus que cela, une, parmi d'autres, des «révélations de la douleur» (p. 1236). Or, Georges Bernanos se demande si Léon Bloy «n'est pas le dernier prophète du peuple des Pauvres» (p. 1233) et si, surtout, la volonté de la civilisation moderne d'éradiquer les pauvres, la Pauvreté plaisamment confondue, pour des raisons hygiénistes et prophylactiques, avec la misère tôt ou tard résorbable comme une vilaine moisissure sur un coin de mur, ne va pas se retourner dramatiquement contre cette dernière. Le ton de Georges Bernanos, dans ce texte qui date de 1946, se fait alors volontiers prophétique : «Le misérable dégradé, déshumanisé par la misère ne peut plus porter témoignage que de l'effroyable injustice qui lui est faite, mais le Pauvre est le témoin de Jésus-Christ. J'ose écrire qu'une Société sans pauvres est chrétiennement inconcevable et si personne n'a plus le courage de l'écrire après moi, j'estime que je n'aurai pas vécu en vain. Vous voulez une Société sans pauvres ? Vous n'aurez qu'une société inhumaine, ou plutôt vous l'avez déjà. L'innocente pauvreté que vous aurez cru détruire reparaîtra sous d'autres formes effrayantes, sous lesquelles vous ne la reconnaîtrez pas. Si un proche avenir me donne bientôt tragiquement raison, que m'importe votre scandale ? Il y a une force cachée dans la pauvreté, comparable à celle que nos savants viennent de libérer dans une matière dont leurs prédécesseurs ne voulaient connaître que l'inertie. La désintégration de la Pauvreté ne vous donnera pas moins de surprises que l'autre» (p. 1234). Pour Léon Bloy comme pour Georges Bernanos, l'évocation du Pauvre, de la Pauvreté, ne peut que convoquer un horizon d'attente eschatologique, très précisément apocalyptique comme dans Monsieur Ouine, c'est le pas des mendiants qui, tôt ou tard, ne pourra que faire résonner la terre.
28669176025_13c6af8a89_k.jpgC'est dans son premier roman, Sous le soleil de Satan, que nous allons retrouver cette «force cachée» d'une façon éclatante. La critique savante, celle qui au moins nous sert à quelque chose, c'est-à-dire à ne pas perdre notre temps, nous a appris depuis quelque temps déjà que la composition de ce roman n'avait pas été un long fleuve tranquille pour son auteur. Lu ou relu, nous ne pouvons cependant que constater que c'est un même élan qui, de part en part, traverse ce livre, comme un fleuve pressé de se jeter dans une mer inconnue.
Nous avons déjà vu que l'abbé Donissan était décrit par Bernanos comme une espèce de catalyseur, traversé par une énergie tout entière dirigée contre le Démon, un homme ne ménageant jamais ses efforts, même s'il s'agit de ces «magnifiques imprudences des grandes âmes» (p. 142). Ces images de flux, de force, d'élan aussi sont innombrables, qui ont pour particularité, presque de façon systématique, de montrer à l’œuvre une sourde tension qui ne demande qu'à jaillir et s'épandre à la surface. En cela, ce mouvement est apocalyptique, qui commande aux secrets d'être percée au grand jour, sous une lumière qui en dissoudra la morne complication : «Les sentiments les plus simples naissent et croissent dans une nuit jamais pénétrée, s'y confondent ou s'y repoussent selon de secrètes affinités, pareils à des nuages électriques, et nous ne saisissons à la surface des ténèbres que les brèves lueurs de l'orage inaccessible» (p. 83) (2). Sous le soleil de Satan est traversé par une force intérieure dont l'issue ne peut qu'être une libération, dont nous allons voir que sa nature est apocalyptique, cette puissance contractée, un temps, dans la prison d'un texte, ne pouvant guère étonner le lecteur d'un ouvrage aussi passionnant qu'original, signé par le linguiste Albert Dauzat, et qui avait pour sujet l'analyse des innombrables fausses nouvelles, légendes et prophéties ayant circulé au cours de la Première Guerre mondiale (3). Tout est révélation dans le grand roman de Georges Bernanos, et révélation au sens étymologique du terme, qui commande une apocalypse dont l'annonce est plusieurs fois figurée, y compris directement, par le truchement de signes (4). En tout cas, si «le vice pousse au cœur une racine lente et profonde», «la belle fleur pleine de venin n'a son grand éclat qu'un seul jour» (p. 89), pour une unique éclosion qui révélera tout, c'est-à-dire rien pour Bernanos, puisque le Mal est une intumescence fallacieuse, une baudruche gonflée de vide. Mais, avons-nous vite fait de soupçonner, faire taire Satan, éventer sa ruse aussi patiente qu'immémoriale, ce sera peut-être, enfin, le moyen de laisser l'Autre apparaître, et son Verbe annihiler la longue litanie des mots creux et trompeurs, menteurs depuis le commencement.
Mais il y a une autre révélation qui permettra, peut-être, à Donissan de ne point arriver au port les mains vides, selon la crainte qu'exprime Menou-Segrais (cf. p. 133), une révélation qui a d'ailleurs été plusieurs fois figurée au cours de la carrière prodigieuse du saint de Lumbres, capable de voir, au dernier recès de la chair des pécheurs, les circonvolutions du Mal, dans une chaîne que l'on dirait interminable, comme un enchevêtrement que son don extraordinaire est seul capable de montrer. Cette vision, encore une fois au sens premier du terme, est apocalyptique, car elle résume pour ainsi dire l'histoire du péché, et le soumet au faisceau, nous oserions presque dire au laser infaillible du jugement. C'est ainsi que le vigoureux lutteur évoque devant Mouchette «l'histoire saisie du dedans» de la jeune fille et de ses ancêtres, l'histoire «la plus cachée, la mieux défendue, et non point telle quelle, dans l'enchevêtrement des effets et des causes, des actes et des intentions, mais rapportée à quelques faits principaux, aux fautes mères» (p. 205). L'Apocalypse est révélation mais, aussi, récapitulation : «La foule, un instant plus tôt si grouillante, où elle avait reconnu tous les siens, se rétrécissait à mesure. Des visages se superposaient entre eux, ne faisaient plus qu'un visage, qui était celui même d'un vice. Des gestes confus se fixaient dans une attitude unique, qui était le geste du crime. Plus encore : parfois le mal ne laissait de sa proie qu'un amas informe, en pleine dissolution, gonflé de son venin, digéré. Les avares faisaient une masse d'or vivant, les luxurieux un tas d'entrailles. Partout le péché crevait son enveloppe, laissait voir le mystère de sa génération : des dizaines d'hommes et de femmes liés dans les fibres du même cancer, et les affreux liens se rétractant, pareils aux bras coupés d'un poulpe, jusqu'au noyau du monstre même, la faute initiale, ignorée de tous, dans un cœur d'enfant...» (p. 206). Nous n'avons pas le secret d'aussi prodigieuses images, que nous pourrions sans doute rapprocher des manies zoliennes consistant à établir des généalogies de vices et de tares ou encore, de façon beaucoup plus convaincante, du moins à mes yeux, de certains des textes d'Arthur Machen, où ce magnifique écrivain dévoile quelques-unes des involutions du Mal, dans des métaphores qui semblent annoncer celles de Georges Bernanos. Quelques pages plus loin, le romancier, à nouveau, utilisera ces images de grouillement, d'entrelacs, de généalogie pourrie qui n'aura semble-t-il de fin qu'au moment où se brisera le dernier sceau : «Il écoute un murmure bientôt plus distinct... monotone... inexorable. Il le reconnaît... Ce sont eux. Un par un, hommes et femmes, les voilà tous, dont il sent le souffle monter vers lui, moins détestable que leur parole impure, mornes litanies du péché, mots souillés depuis des siècles, ignoblement ternis par l'usage, passant de la bouche des pères dans celle des fils, pareils aux pages les plus lues d'un mauvais livre, et que le vice a marquées de son signe», contresignées même, «dans la crasse de milliers de doigts» (p. 275).
Logiquement, la pression apocalyptique se fait plus forte à mesure que l'histoire de Donissan progresse et s'achemine vers sa fin, cette ruée même qui se conclut sur une image fameuse où, une fois de plus, Georges Bernanos nous montre que la lutte contre le péché est force, élan que rien ne peut venir contenir, volonté de reconquête, aussi, du royaume perdu : «Pour moi, dès l'enfance, j'ai vécu moins dans l'espérance de la gloire que nous posséderons un jour que dans le regret de celle que nous avons perdue» (p. 225), confesse ainsi Donissan qui, quelques lignes plus bas, sent monter en lui un «flot de paroles chez un homme naturellement silencieux» qui ne pourra point éternellement être contenu, car, un jour que nul ne sait, triomphera l'éclat surnaturel qui brûlera tout, si ce n'est le reste (d'élus, de saints, de pauvres, qui sait ?) : «Cette justice, qu'un peuple généreux attend de M. le ministre des Finances, il ne la cherchait pas si loin», mais «plutôt là-bas, au-dessous de l'horizon, toute prête, pétrie à l'aube prochaine, irrésistible, dans la nuit qui vole en éclats», et le romancier de poursuivre, le rythme de ses phrases s'accélérant et perdant, même, parfois, leurs majuscules, comme si le flot ne pouvait décidément être plus contenu : «La main ouverte ne se fermera pas... la parole sèchera sur les lèvres... le monstre Évolution, fixé à jamais, cessera soudain de s'étendre et de bouillonner... L'effrayante aurore, qui se lève au-dedans de l'homme, donnera à la pensée la plus secrète sa forme et son volume éternels, et le cœur double et furtif ne pourra même plus se renier... Consummatus est, c'est-à-dire tout est défini pour toujours» (p. 234).
Saint-Marin lui-même, tout rempli d'une «curiosité, dont l'âge n'a pas encore émoussé la pointe» (p. 280), venu rencontrer Donissan dont la réputation de sainteté semble devoir constituer le dernier plaisir sensuel capable de fouetter l'imagination de ce vieil esthète podagre, semble annoncer le discours que tiendra, dans Stalker de Tarkovski, l'homme de lettres sur le cloisonnement mécaniste du monde, quelques heures avant de pénétrer dans la Zone qui en abolira le mécanisme destructeur : «Nous espérons tous un miracle, monsieur, et le triste univers l'appelle avec nous. Aujourd'hui, ou dans un millier de siècles, que m'importe, si quelque événement libérateur doit faire brèche un jour dans le mécanisme universel ? J'aime autant l'attendre pour demain et m'endormir content. De quel droit la brute polytechnique viendrait-elle m'éveiller de mon rêve ?» (p. 285). Bien évidemment, c'est ironiquement que Bernanos place dans la bouche de son personnage un tel discours, et il y a fort à parier que l'heure de la révélation ne soit pas franchement une de ces tranquilles parties de plaisir goûtées, entre deux tirades, par les académiciens.
Car c'est bien de violence qu'il s'agit, dans ce roman où Bernanos n'aura eu de cesse de nous répéter que l'âme humaine est l'enjeu d'une lutte à mort entre Dieu et le diable, le second se manifestant finalement bien davantage que le premier, enfui (cf. p. 212) ou peut-être attendant, patiemment, incompréhensiblement, Son heure, Dieu «que les cieux ne cèleront pas toujours !» (p. 307).

Notes
(1) Essais et écrits de combat, t. 2 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995).
(2) Sous le soleil de Satan (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1974). Sans autre précision, les pages entre parenthèses renvoient toujours à cette édition, la seule qui trouve grâce à mes yeux, comme je l'ai déjà dit et redirai.
(3) «Toutes les époques troublées, et en particulier la guerre, en augmentant la nervosité et la crédulité générales, donnent naissance à un grand nombre de faux bruits qui, lorsqu'ils correspondent à l'état d'esprit du milieu, ont tôt fait de s'accréditer dans l'âme simpliste des foules», pouvons-nous ainsi lire dans cet étonnant ouvrage publié par Albert Dauzat au sortir de la Première Guerre mondiale et intitulé Légendes, Prophéties et superstitions de la Guerre (La Renaissance du livre), p. 7.
(4) «Mais le signe fatal était déjà écrit au mur» (p. 109) est l'une de ces nombreuses images destinales, que nous pourrions rapprocher de plusieurs occurrences bibliques. Signalons encore cette autre, Donissan sentant «à cette heure unique qu'il consommait son destin» (p. 219).

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