Souvenirs sur Francis Pasche : Pasche et la philosophie par Francis Moury (25/02/2018)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
On sait que l’histoire de la philosophie fut pour le docteur Francis Pasche (1910-1996), ancien Président de la S.P.P., une source d’inspiration au moins aussi importante que l’histoire de la littérature, de l’art ou des religions. Près de vingt ans après sa mort, il me semble intéressant de rassembler quelques souvenirs à ce sujet.
Dès 1953, on trouve dans les premières pages de L’Angoisse et la théorie freudienne des instincts un dialogue théorique serré entre Kierkegaard (Pasche avait lu et annoté in extenso l’édition originale des Études kierkegaardiennes de Jean Wahl) et Freud. Par la suite, c’est aussi Platon et Aristote (Le Vase d’étain), Jacob Böhm (Le Vase d’étain, encore), Descartes (Métaphysique et inconscient), Spinoza (L’Angoisse niée), Kant, Hegel, Maine de Biran, Auguste Comte, Nietzsche et bien d’autres qui furent convoqués – ponctuellement ou en profondeur – dans divers articles.
Au point qu’il me semble que l’on en pourrait éditer un jour un recueil intitulé : Études de psychanalyse appliquée à l’histoire de la philosophie ou bien encore Études psychanalytiques d’histoire de la philosophie. Car Francis Pasche, avant de découvrir Freud et d’entreprendre ses études de médecine et de pharmacie afin d’être psychanalyste, avait étudié à la Sorbonne la philosophie sous la direction des maîtres les plus prestigieux de l’époque.
Je ne reviens pas sur sa passion initiale pour l’esthétique. Il est connu qu’il souhaitait soutenir une thèse sur Proust, qu’il avait été voir Charles Lalo à cet effet, que ce dernier lui aurait répondu : «Proust passera, comme le café. Faites donc une thèse sur Théodore de Banville !».
Autre aberration : alors qu’il n’était pas germaniste, on lui avait demandé de travailler sur Brentano dont presque rien n’était alors traduit en français : j’ai un net souvenir de cela bien que je ne me rappelle plus qui était le directeur en question ni s’il s’agissait de la période des études de philosophie ou de médecine. L’hésitation est d’autant plus permise que l’œuvre de Brentano est, pour partie, psychologique. Toujours est-il que de cette période philosophique, antérieure puis contemporaine de sa découverte de La Science des rêves qui détermina sa passion pour la psychanalyse, il fut marqué à jamais de plusieurs manières.
Sa bibliothèque contenait certains grands classiques de l’histoire de la philosophie comme : Victor Basch, Essai critique sur l’esthétique de Kant, Victor Brochard, Études d’histoire de philosophie ancienne et moderne, John Burnet, L’Aurore de la philosophie grecque, Theodor Gomperz, Les Penseurs de la Grèce, sans oublier celles d’Émile Boutroux, d’Étienne Gilson, de Claude Tresmontant, de Jean Hyppolite et bien d’autres volumes que nous commentions parfois ensemble. À sa mort, j’ai hérité de certains d’entre eux et j’ai relevé scrupuleusement les annotations manuscrites marginales de sa main dans une série de textes dotés de présentations et d’un apparat critique, que j’ai intitulés Francis Pasche, Marginalia, §1 à 8 : ils sont désormais versés et consultables sous forme d’imprimés laser A4 à la Bibliothèque Francis Pasche. J’ai parfois cru bon de recopier également ses annotations à certains textes classiques de psychanalyse théorique et clinique.
Les réceptions lors desquelles nous nous rencontrions, étaient, inévitablement, l’occasion de nous offrir parfois des livres : il m’avait offert du Pierre Grimal (Dictionnaire de mythologie grecque et romaine), du Meyerson (La Déduction relativiste qu’il était allé personnellement m’acheter chez Vrin alors que j’écrivais mon mémoire de maîtrise), sans oublier, bien sûr, du Freud (la nouvelle traduction revue par Denise Berger du classique L’Interprétation des rêves). De mon côté, je lui avais retrouvé un exemplaire de Kostas Axelos, Héraclite et la philosophie, qui fut le dernier volume que je me souviens nettement lui avoir offert. Je prenais parfois des initiatives : je lui avais fait lire Arnold Reymond, Les Principes de la logique et la critique contemporaine qui l’avait beaucoup intéressé bien qu’il ait avoué en souriant à mon père (mathématicien de formation) ne pas comprendre certains exemples de logistique ou logique mathématique. Je me souviens de leur savoureuse conversation nocturne, dans le salon ovale de la rue de Prony, car mon père assurait qu’il les comprenait parfaitement ! J’ajoute que, malheureusement, je n’ai aujourd’hui aucun souvenir précis des exemples dont il était question.
Il avait été passionné par Auguste Comte à l’époque (1983-1985) où je rédigeai ma thèse sur ce dernier : il avait acheté La Vie d’Auguste Comte d’Henri Gouhier pour en avoir une idée plus exacte. Il était enchanté par le style fleuri de Gouhier, par son érudition. Il m’avait conseillé de lire Sarah Kofman dont il critiquait L’Enfance de l’art (je renvoie ici le lecteur au début de l’admirable conférence de Pasche sur L’Art et le syndrome) mais dont il appréciait Aberrations, le devenir-femme d’Auguste Comte.
Francis Pasche fréquenta personnellement certains philosophes : Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty, Pierre Boutang, Cornélius Castoriadis, Jean Granier et bien d’autres encore.
Une précision historique concernant les deux premiers noms de cette liste : Francis Pasche contribua à certains numéros des Temps modernes par des articles intitulés : Le Psychanalyste sans magie (réponse cinglante à un article de Lévi-Strauss qui assimilait abusivement le psychanalyste au chaman des sociétés primitives), La Sublimation, La Passion de la violence qui ne furent, hélas, repris ni dans les deux recueils parus de son vivant (À partir de Freud, éditions Payot, Bibliothèque scientifique, 1969 et Le Sens de la psychanalyse, éditions PUF, Le Fil rouge, 1988) ni dans celui posthume intitulé Le Passé recomposé (éditions PUF, Le Fil rouge, 1999). Cette dernière édition dirigée par Didier Anzieu alors que ce dernier était lui-même en train de mourir, d’où quelques coquilles fâcheuses qu’une relecture attentive eût évité, ainsi qu’une discutable répartition. Par la suite, constatant que Sartre se radicalisait, il prit ses distances avec lui et cessa de contribuer aux Temps modernes. Il considérait La Nausée comme ce que Sartre avait écrit de meilleur, jugeant ce roman supérieur à L’Être et le néant qu’il tenait pour un assemblage de dissertations. Sur Merleau-Ponty, son jugement était assez réservé philosophiquement : il pensait, comme moi, que ce dernier hésitait entre l’idéalisme et le réalisme sans parvenir à trancher. Il ne pensait pas que cette hésitation constante fût une stimulation réelle de l’intelligence philosophique. Elle lui semblait, au demeurant, caractériser tout le mouvement de la phénoménologie contemporaine depuis Husserl, mis à part Heidegger qui constituait un cas à part qu’il connaissait par l’étude classique d’Alphonse de Waelhens parue à Louvain en 1942. Sur son exemplaire de la Phénoménologie de la perception, dédicacé en 1945 par Merleau-Ponty, ce dernier avait conclu sa dédicace à Pasche en ajoutant (je cite de mémoire car j’ai aussi fait don de ce volume à la Bibliothèque Francis Pasche) : «…et avec l’espoir d’une prochaine discussion sur l’hallucination». C’était l’époque où Sartre comme Merleau-Ponty s’intéressaient à la psychologie de la forme, à la psychopathologie, avec lesquelles les avaient déjà un peu familiarisé leurs études de philosophie allemande contemporaine.
Sur Pasche et Boutang, j’ai raconté mes souvenirs dans mon article Pierre Boutang ex cathedra et je n’y reviendrai donc pas ici : ils avaient passé en voisin des vacances sur une île grecque et je connaissais leur mutuelle estime intellectuelle.
À partir de 1989, j’opérais parfois la saisie informatique et l’impression de ses manuscrits sur mon ordinateur HP150 (j’ai fait don de tout cela à la Bibliothèque Francis Pasche vers 2012) car Pasche refusait d’écrire à l’aide d’une machine, encore moins à l’aide d’un ordinateur qui était encore une machine peu répandue et d’un usage assez difficile. Il justifiait malicieusement son refus en le comparant à celui d’Octave Hamelin qui refusait qu’on lui installât l’électricité, considérant qu’il pouvait parfaitement écrire ses cours de l’E.N.S. à la bougie, je veux parler ici non seulement de ses fameux cours sur Descartes mais surtout de ceux sur Aristote (ces derniers rassemblés par Léon Robin mais qui contenaient, jusqu’à leur troisième édition de 1976 incluse, une fâcheuse lacune que j’avais corrigée et signalée à Vrin).
Lorsque j’étais invité à déjeuner ou à dîner à son appartement parisien de la rue de Prony, nous parlions inlassablement des Grecs, de la patristique, des gnostiques, de l’idéalisme allemand, des positivistes spiritualistes français, de Nietzsche («Ce cher Nietzsche !» s’était-il un soir exclamé, en réponse à une de mes questions historiques ou philosophiques, effrayant ma mère catholique pratiquante que le seul nom de Nietzsche inquiétait passablement), des structuralistes français qu’il considérait comme des sophistes.
Francis Pasche m’avait avoué que l’un de ses grands regrets était que la psychanalyse fût tenue en suspicion par la majorité des professeurs de philosophie ou, pire encore, incomprise par la plupart de ceux qui s’y intéressaient. Il s’attachait, pour sa part, à découvrir les prémisses des grands thèmes freudiens parmi les grands philosophes, à classer ceux-ci en fonction des résultats de la théorie et de la clinique psychanalytique. Ces deux tares de la philosophie française, étaient encore bien réelles peu de temps après sa mort. En 1997-1998, j’avais prêté à deux professeurs de la Sorbonne (dont je tairai ici le nom par discrétion) son article sur Spinoza (qui était au programme de l’agrégation cette année-là) et son article sur Descartes. Dans les deux cas, je n’obtins que des commentaires insignifiants, précautionneux, polis, glacés, distants.
Venons-en à présent au cœur de notre sujet. Francis Pasche pensait, si on souhaite un résumé commode de son axiologie en la matière, qu’il y a deux catégories de philosophes pouvant être distinguées dans l’histoire de la philosophie : ceux pour qui la réalité est réductible à la pensée et ceux qui reconnaissent à celle-là un caractère irréductible d’une part, souvent aporétique d’autre part. D’où son hostilité prononcée à l’encontre de Platon, Plotin et Hegel, à l’encontre aussi des structuralistes et de Lacan dont il m’avait confié n’apprécier, en fin de compte, que son De la psychose paranoïaque. D’où son admiration pour les penseurs de la contingence et de l’aporie : Aristote, saint Augustin, Duns Scot, Descartes, Pascal, Hume, Kant, Maine de Biran, Kierkegaard, Félix Ravaisson, Jules Lachelier, Émile Boutroux, Nietzsche, C.S. Peirce, Bergson, Wittgenstein.
On ne s’étonnera plus, après avoir lu ce qui précède, que l’auteur du Génie de Freud m’ait un jour dit que, s’il n’avait pas été psychanalyste, il eût probablement été metteur en scène de cinéma ou professeur de philosophie, ces trois métiers étant, selon lui, les plus beaux. Lorsqu’il employait ce dernier terme, je pense qu’il l’employait au sens antique grec, sens qui ne sépare jamais totalement l’élément plastique ou physique de l’élément moral ni de l’élément religieux. Les dichotomies introduites par la suite entre ces trois points de vue par le rationalisme occidental, n’existaient pas encore pour l’esprit antique.

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