L'Amérique en guerre (9) : Méridien de sang de Cormac McCarthy, par Gregory Mion (11/12/2018)

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Crédits photographiques : Miguel Vidal (Reuters).
2550677439.jpgL'Amérique en guerre.







64016489.jpgCormac McCarthy dans la Zone.







4241012399.JPGMéridien de sang.








«Peut-être que la spiritualité n’est rien d’autre qu’un truc dont on est témoin et que notre esprit ne peut pas traiter à l’aide du langage. Un truc pour lequel il n’existe pas de mots. Auquel cas existe-t-il meilleur moyen que les atrocités pour pénétrer dans le royaume du spirituel ? C’est peut-être pas idiot de clouer un gars sur une croix ou de raser un village sous un tapis de bombes si c’est comme ça qu’on rencontre Dieu.»
Benjamin Whitmer, Évasion.

Avouons-le tout net : Méridien de sang de Cormac McCarthy constitue peut-être l’expression littéraire la plus exacerbée de la violence intrinsèque de l’homme. Outre la guerre que les Américains font aux factions indiennes dans le désert du Mexique et ses territoires afférents (villes bouillantes, rivières roublardes et montagnes crevassées de raidillons mortels), l’amertume est irrévocablement totale et reflète en chaque homme la présence d’une guerre intestine éternelle. Dans ces profonds paysages où macèrent des archaïsmes hermétiques à toute forme d’adoucissement ou d’intervention pacifique, l’autre que moi n’est ni le prochain ni le lointain – il est celui qui doit être abattu, l’immémorial ennemi que je dois éliminer par n’importe quel moyen si je ne veux pas risquer d’être le repris d’une justice antédiluvienne, car, dans ce poumon infernal du monde, toute créature en position d’augmenter sa puissance d’agir comprend viscéralement que le meurtre est la panacée de son épanouissement. Pour McCarthy, la guerre contextuelle d’une Amérique aux trousses des Apaches s’estompe rapidement au profit d’une guerre idéelle qui se détermine en narration géniale du millénaire homo homini lupus. La perspective toujours menaçante de la mort brutale perpétrée par la main de l’homme sous-entend que les individus ne peuvent survivre qu’à la faveur d’une conversion démoniaque : si le meurtre devient la condition nécessaire du prolongement de l’existence, la guerre de tous contre tous n’est plus vraiment une passion triste qui affaiblit supposément les belligérants, elle devient au contraire une passion euphorisante qui érige l’assassin sur les sommets de la vie souveraine.
Cette vision musclée de la coexistence perpétuellement contrariée des hommes justifie les Évangiles et l’indépassable vérité de la violence rappelée par le Christ : non seulement Dieu est venu apporter le glaive au cœur de sa création, mais il a également fourni la dureté du fer pour diversifier les ressources du combat et le feu pour réverbérer les demeures de l’Enfer (1). La réalité de ce châtiment s’explique par le degré d’impiété que les hommes entretiennent au fond d’eux-mêmes, et Pascal, en sensationnel appréciateur de notre condition terrestre, précise que le vice naturel des hommes «résiste à la grâce surnaturelle», nous plongeant dans la déchirante destinée d’une attirance vers Dieu incessamment compromise par les mauvaises attractions d’ici-bas (2). Ce n’est pas tant le royaume du Très-Haut qui nous afflige que notre nature qui se révèle impropre à la grandeur. Par conséquent la violence descendue sur Terre par le biais d’impénétrables voies doit éventuellement susciter une paix plus vérace, quoique fragile et vouée à de futures épreuves, par contraste avec la paix d’antan qui n’était qu’une horrible diplomatie de simulateurs pleins de perversions maquillées. Autant dire sans détour que Cormac McCarthy, dans Méridien de sang, s’essaie à nous décrire une succession de damnations dont l’originalité, au sens pur du terme, semble inexorablement venue d’en haut, depuis les laboratoires de la création divine. Le Sonora, le Texas et la Californie de McCarthy, pris dans l’étau des années 1850 et les inlassables expéditions punitives de tel ou tel camp, réfléchissent une temporalité plus large où Dieu teste immuablement les hypothèses de sa sévère créativité.

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La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.

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