L’Amérique en guerre (12) : Lumière d’août de William Faulkner, par Gregory Mion (05/11/2019)

Crédits photographiques : Vladimir Pirogov (Reuters).
2550677439.jpgL'Amérique en guerre, par Gregory Mion.








«Durant la guerre de Sécession, les gens se plaignaient des histoires drôles de Lincoln. Peut-être sentait-il que le sérieux était bien plus dangereux que n’importe quelle blague. Mais les critiques le disaient puéril et son propre secrétaire à la Guerre le traitait de singe.»
Saul Bellow, Ravelstein.


EIdpg-gWsAAMmtU.jpgOn peut lire Lumière d’août (1) comme l’aboutissement d’une longue malédiction universelle appliquée au peuple noir. En revanche, dans une perspective moins large et moins défaitiste, Lumière d’août figure un dénouement plausible à certaines tensions combinées pendant la guerre de Sécession. Non pas que Faulkner suggère un quelconque achèvement de l’Histoire car il connaît l’infatigable extension du passé, mais, eu égard aux forces en présence qui s’affrontent dans le roman, il est possible de distinguer au travers de ces pages la conclusion d’un motif dynamique et l’amorce éventuelle d’un autre, comme si la ville de Jefferson, Mississippi, où se déroule la majorité de l’action, incarnait le nécessaire point de chute d’un torrent d’intrigues jusqu’alors inassouvies, un torrent ayant dévalé plusieurs décennies avant de venir se fracasser là, dans cette ville du Magnolia State, pour soulager ce qui devait être soulagé, pour défaire un nœud devenu insupportablement serré. Non pas, donc, que Jefferson puisse contenir la totalité de ce qui provient du traumatisme de la guerre civile, mais la cité sudiste possède une suffisante faculté de dilatation pour encaisser la délivrance d’une infime partie de l’Histoire, telle une maternité géante et métaphysique se tenant prête à offrir l’hospitalité à un rejeton aussi infâme que troublant. Il fallait ainsi que l’un des affluents turbulents de la guerre civile vînt se heurter aux murs de Jefferson, les inondant de sang et de ressentiment, et que, une fois la crue retombée, les eaux déchaînées s’en allassent ailleurs, probablement vers le Tennessee, afin de suivre à la trace le chemin de plus en plus déterminé de Lena Grove.
Jeune femme ouvrant et refermant Lumière d’août, Lena Grove est une lanterne de sagesse qui fera une escale significative à Jefferson, clarté humaine se confondant à la lumière naturelle d’un été véhément, âme en peine partie de l’Alabama avec un enfant dans le ventre, relâchant son effort pour accoucher full-term delivery là où l’Histoire devait aussi accoucher après de terribles gestations, puis reprenant la route en direction du Volunteer State, accompagnée, ce semble, par le souffle d’un passé faulknérien décidément incapable de passer. Autant dire que l’enfant porté par Lena Grove constitue la réplique sensible de l’enfant abstrait charrié par l’Histoire, les deux se télescopant à Jefferson jusqu’à faire entendre leurs vagissements respectifs. Cependant, aussi dramatiques soient les circonstances qui ont présidé à la fécondation de Lena, elles ne sauraient rivaliser avec les circonstances qui ont engendré Joe Christmas bien des années plus tôt, lui, l’enfant mulâtre qui s’est également frayé un passage jusqu’à Jefferson et dont la destinée, plus encore que celle coltinée par Lena, semble correspondre à la sévérité du large destin historique imprégnant chaque page de Lumière d’août.
Ces propos liminaires et sinueux espèrent traduire quelque chose de la «fatalité de serpent» qui rampe d’un bout à l’autre de Lumière d’août. Il s’agit d’un serpent indomptable, inaccessible à n’importe quel charmeur, présent tout au long de l’œuvre faulknérienne et dûment consigné dans le roman qui nous intéresse. Il mord aussi bien les hommes que les siècles, il traverse les temps et il franchit les frontières spatiales, son venin suscitant des effets souvent tardifs et surprenants parce que les morsures infligées durant la guerre civile, pour ce qui concerne Lumière d’août, atteignent leur acmé aux alentours des années 1920. L’inéluctable conséquence du venin, après soixante ans d’incubation, apporte à Jefferson la gloire symbolique de la nativité, laquelle se verra aussitôt relativisée par l’humiliation d’une mort certaine. L’enfant de Lena vient au monde, mais il n’y vient que par un genre de compensation inexplicable, par une administration nébuleuse des âmes, la vie de l’une n’étant peut-être garantie que par l’abolition d’une autre. Parmi les poids et les mesures manipulés par le Joueur suprême, parmi les pièces de l’échiquier tenues en respect par la main de Dieu, la progression de Lena et de sa progéniture paraît impliquer le sacrifice d’un pion. L’enfant blanc de Lena Grove est admis dans le monde à la place de l’enfant hybride nommé Joe Christmas. Qu’est-ce à dire ? Sans doute cela : que le sang uniformément pur triomphe du sang mélangé, que la blancheur tranchante domine de son éclat foudroyant la perplexité identitaire d’un homme dont la mère était une blanche et le père un nègre employé dans un cirque ambulant, digne représentant des freaks de Tod Browning.
Ce ne sont là dans le fond que les suites logiques de la guerre de Sécession : le déchirement intérieur de Christmas, la contrariété biologique des sangs mêlés, tout cela n’est qu’un écho indirect de la discorde qui frappa de plein fouet les États-Unis entre 1861 et 1865. Naguère le serpent avait envenimé tout un pays, puis l’on croyait avoir trouvé un antidote, mais c’était sous-estimer l’incroyable profondeur des blessures, l’infecte ténacité du poison où les préjugés ont pris le temps de s’enrouler dans les lois du droit positif. De sorte que si la fin de la guerre a nécessairement reconstitué les manières de penser et de juger, elle a aussi, fatalement, reconduit des préjugés qui devaient s’amplifier faute de ne plus pouvoir être justifiés par un climat belliqueux. On entend par là que les lois de la guerre, instituées ou tacites, pour aussi injustes qu’elles soient, ont parfois la vertu de contenir ce qu’une société en paix ne parvient plus à maîtriser tant les haines autrefois admises doivent désormais s’épancher par d’autres moyens. C’est une façon de supposer que Joe Christmas, pendant la guerre de Sécession, aurait eu des chances de survie qu’il ne pouvait plus avoir dans le Mississippi de l’Entre-deux-guerres. C’est encore une façon de supposer que les fantômes des Sartoris, affligés par la guerre civile et mentionnés à la sauvette dans Lumière d’août, tels des spectres planant avec insistance sur Jefferson, vindicatifs et intraitables démons, incarnent pour Christmas une menace impossible à conjurer, sinon dans l’abandon de soi, à savoir, ici, dans la reconnaissance de soi-même comme une proie vouée à périr entre les dents acérées de son prédateur (fût-il un prédateur fantomal, un revenant du passé qui refuse d’être enseveli). De surcroît, né emblématiquement le même jour que le Seigneur et nanti d’un destin similairement lamentable, Joe Christmas, d’emblée, porte la couronne d’épines et la croix de sa race irrésolue, encore que les mentalités suprématistes du deep south l’aient vite requalifié dans les limbes d’une négritude impie.
Il est du reste intéressant de constater qu’un chapitre de Tocqueville, extrait du prophétique De la démocratie en Amérique, permet de saisir à nouveaux frais bon nombre d’enjeux contenus dans la terrible destinée de Joe Christmas. Ce chapitre s’intitule Quelques considérations sur l’état actuel et l’avenir probable des trois races qui habitent le territoire des États-Unis (2), et, sans exagérer, ces lignes écrites au milieu des années 1830 sont comme l’anticipation de la morsure du serpent évoqué par Faulkner, en avance de trois décennies sur la guerre civile et de quasiment un siècle sur les dérives racistes qui souillent le Mississippi romanesque de Lumière d’août.
Les trois races distinguées par Tocqueville sont l’Européen, l’Indien et le nègre (l’absence de majuscule à «nègre» n’étant pas anodine). Si l’Européen est une race «[première] en lumière, en puissance [et] en bonheur», il n’en va pas de même pour les deux autres, envisagées comme «infortunées», donc maudites par des conjonctures à la fois historiques et métaphysiques, du moins selon les apparences qui arrangent les opinions. La prétendue lumière des Européens est heureusement nuancée par la lumière d’août proposée par Faulkner, car lorsque la première induit la séparation arbitraire du bon grain de l’ivraie, la seconde sous-entend une miscibilité d’ordre supérieur, une fusion de tous les hommes sous le soleil implacable et transcendant du Mississippi. Là où les hommes ont inventé des divorces de race et des schismes d’État, le soleil, lui, brille indifféremment sur les uns et sur les autres et rappelle, outre la puissance de Dieu et ses décrets quelquefois cruels, l’irréductible miséricorde qui gît derrière le théâtre de la tragédie humaine. L’impénétrabilité des voies célestes devrait ainsi nous empêcher de clouer au pilori le Joueur souverain signalé par Faulkner : c’est moins le coup joué par Dieu qui sème la terreur parmi les hommes que la mauvaise interprétation qui en est faite, sinon la lumière d’août n’aurait qu’une signification assez banale dans la mesure où elle ne serait que la confirmation des présomptions populaires relayées par Tocqueville. Les créatures de Dieu, quelles qu’elles soient, ont droit à la croissance et à la multiplication, approvisionnées en lumière y compris aux endroits où l’œil de l’homme ne voit que de l’obscurité. C’est la raison pour laquelle Joe Christmas, en dépit de sa bâtardise et de son crime semblable à celui de Raskolnikov, participe des rayons qui illuminent le roman et en figure même, éventuellement, le point le plus brillant, l’étoile tutélaire d’une constellation de personnages qui ont l’air de graviter autour de ce bouc-émissaire messianique. Alors que beaucoup auraient dû s’alarmer de la succession des tourments vécue par Joe Christmas, justifiant par là même son statut de sublime souffre-douleur, exprimant aussi les contours d’une probable Parousie, les témoins de ces supplices n’ont fait que détourner le regard ou ils n’ont fait qu’appuyer les actes profanateurs de la dignité humaine. Et à la différence du Christ, sans pour autant retourner la Croix dans un geste luciférien, Joe Christmas s’est révolté autrement que par la montée ascétique au Golgotha, se prescrivant un détour avant la crucifixion, un baroud d’honneur qu’il est important de ne pas blâmer unilatéralement.
Par ailleurs, aux yeux de Tocqueville, le nègre, «en naissant», devient tout de suite l’égal de ses parents. En d’autres termes, dès la naissance, les nègres sont inexorablement fixés dans l’impossibilité de progresser en quoi que ce soit et les parents ne se distinguent de leur progéniture que par leur âge biologique. Pour tout le reste, parents et enfants sont alignés dans une même pauvreté d’existence. On leur conteste l’état de sujet pour les attacher immédiatement au piquet de l’objet. Or en tant qu’ils sont objectivés dès la naissance, les nègres sont comparables à l’animal dont Rousseau dit «[qu’il] est au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie et son espèce au bout de mille ans», condamné à ne pas pouvoir se perfectionner (3). S’agit-il alors de penser que Joe Christmas, ni tout à fait nègre, ni tout à fait blanc, a pu se rebeller parce qu’il avait en lui une part de blancheur ? Si l’on accorde un quelconque crédit à la malédiction du sang noir telle que Tocqueville paraît la formuler au gré de sa collection d’observations des États-Unis, il s’ensuit forcément qu’un Joe Christmas univoquement nègre n’aurait pas pu se rebiffer, qui plus est dans une Amérique méridionale du XXe siècle où l’abolition mal digérée de l’esclavage, associée à la cuisante défaite du drapeau confédéré, n’ont fait qu’exacerber les préjugés racistes. Encore une fois, Tocqueville avait bien pressenti la destination de l’homme noir sur le terrain spécifique des États-Unis : à tout prendre, mieux valait des lois injustes que des préjugés issus d’une rancune immortelle, parce qu’il est plus facile de briser l’échine d’une loi ou d’en critiquer l’inspiration que de combattre la bourrasque malfaisante d’un préjugé, d’où le fait que l’Antiquité, toujours selon Tocqueville et par contraste avec l’Amérique, pouvait autoriser des affranchissements et le surpassement des maîtres par certains esclaves tandis qu’aux États-Unis, négativement, la libération virtuelle des nègres ne peut que leur valoir une recrudescence de persécutions beaucoup plus néfastes qu’une législation illégitime. C’est une manière prématurée de concevoir les répercussions de la guerre civile en les cristallisant autour du soi-disant monstre nègre : l’échec des troupes sudistes aurait entraîné la victoire symbolique des Noirs, et, à cela, il fallait répondre par un durcissement de l’hégémonie blanche. Il fallait même que le nègre pût atteindre le «comble de [la] misère», ce qui, dans le langage de Tocqueville, signifie que «la servitude» doit «[abrutir]» le nègre pendant que «la liberté» est grandement susceptible de «le [faire] périr». Autrement dit, dans le contexte du XIXe siècle, l’esclavage du nègre l’astreint à une condition d’engrenage de la Machine néo-capitaliste et l’horizon de sa liberté, hypothétique et non souhaitable, lui promet une mort rapide et assurée. En tout et pour tout, il fallait s’arranger pour que le nègre qui voulait «disposer de sa propre existence» fût enclin à songer qu’il «[commettait] une sorte de larcin» conclut Tocqueville avec son habituelle virtuosité divinatoire.
Nul ne voudrait nier que Joe Christmas est l’exacte personnification des craintes et des avertissements de Tocqueville. Son sang noir l’a longtemps soumis à une passivité abrutissante, mais son sang blanc, furieusement solidaire de sa négritude, lui a donné l’élan d’une liberté qui devait logiquement le conduire sur l’échafaud de la société américaine. Il n’empêche que cette liberté, aussi périlleuse soit-elle, invoque une espèce de réfutation miraculeuse du statu quo, comme si Joe Christmas organisait une rapide levée de boucliers contre l’ignominie des préjugés d’une part, et d’autre part contre un genre de matérialisme déterministe conforme à la pensée du baron d’Holbach. À une époque où la liberté se dérobait à tous les instants pour Joe Christmas, à une époque où cette liberté lui était même radicalement refusée, l’homme en qui se mélangeaient le sang des vainqueurs et le sang des vaincus est allé voler le feu de sa délivrance, quoique de façon malheureuse. À l’image de ce que raconte un valeureux poème d’Hugo von Hofmannsthal, la réaction de Joe Christmas illustre le désir de ne pas mourir «dans la cale / là où s’activent les lourdes rames du bateau», parmi les multitudes consentantes et résignées, ceci afin de s’élever jusqu’au pupitre «du gouvernail» et de «[connaître] le vol des oiseaux et le pays des étoiles.» Ce geste émancipateur et fougueux mobilise évidemment le souvenir de Raskolnikov, lui-même s’étant cru le justicier d’un monde injuste, lui-même ayant fait dissidence avec sa société en passant par les passions ô combien néfastes du meurtre ! Dans le cas du sang-mêlé Christmas, le meurtre constitue possiblement l’allégorie d’une sécession individuelle après la Sécession nationale des années 1861-1865, la riposte d’un homme désespéré qui voulait montrer qu’un seul individu, par un acte plutôt imprévisible, pouvait donner une leçon à toute une région gangrénée par le ressentiment, mais encore que cet individu, par le choix rigoureusement aberrant de sa victime, pouvait instruire une réflexion très approfondie pour qui accepterait volontiers de voir plus loin que le bout de son nez.
Dans les faits, donc, Joe Christmas assassine Miss Burden, une femme blanche au cœur abolitionniste, originaire des mentalités septentrionales qui sont historiquement favorables à la cause des nègres (du moins en surface). Cela veut dire que Joe Christmas a objectivement pris la vie d’une alliée alors qu’il aurait pu massacrer n’importe quel raciste ouvertement déclaré de Jefferson. Il est toutefois nécessaire de rajouter que Miss Burden était nymphomane et que ses multiples aventures avec Joe Christmas relevaient peut-être moins d’une réelle sympathie à son égard que d’une affinité strictement pulsionnelle. Il se pourrait ainsi que Joe Christmas ait fini par détester le double-fond de son amante, non seulement parce que sa tendance anti-esclavagiste, supposément, ne reposerait que sur l’héritage automatique d’un esprit de tolérance, mais aussi parce que son exubérance sexuelle fait affleurer une sorte de suprématisme de la femme blanche qui a trouvé le moyen de profiter d’un partenaire socialement vulnérable. En cela, les relations houleuses de Burden et de Christmas sont le reflet d’une autre remarque essentielle de Tocqueville, lorsque celui-ci écrit que «la destinée des nègres est en quelque sorte enlacée dans celle des Européens», puisque «les deux races sont liées l’une à l’autre sans pour cela se confondre» dans la mesure où «il leur est aussi difficile de se séparer complètement que de s’unir». Par conséquent l’alliance de Miss Burden et de Joe Christmas n’était pas dédiée à augmenter un quelconque respect envers l’amant bigarré, mais elle n’était hypothétiquement que la ratification d’un usage intransitif du nègre par une femme sûre de ses charmes et de ses possessions, le rapprochement charnel des deux personnes, ici, n’étant finalement qu’une proximité factice, voire l’expression d’un intervalle d’autant plus énorme qu’il prend les allures d’une communion intime. Or toute persévérance de cette situation n’aurait probablement été qu’une continuité de la paix frustrante instaurée après la guerre civile : l’Union avait battu les États Confédérés, le Bien semblait en mesure de rejaillir sur la patrie, mais ce pacifisme politique ne pouvait pas définitivement faire disparaître les trois plus grands préjugés selon Tocqueville, en l’occurrence le préjugé «du maître», celui de la «race» et celui «du blanc». Qu’on le veuille ou non, Miss Burden, par son attitude délurée, s’érige en directrice absolue de Joe Christmas, femme blanche qui s’imagine que son adhésion formelle aux principes de la tolérance suffit à l’innocenter des conséquences de certains de ses choix. En fin de compte, il ne peut pas y avoir de paix véritable sans une participation active des citoyens, et l’impression que nous transmet Faulkner dans Lumière d’août, c’est que Miss Burden a été assassinée non parce qu’elle était nymphomane et inconsciemment opportuniste, mais parce qu’elle a cru que le chapitre de la guerre civile était tout à fait clos depuis 1865.
De plus, Tocqueville est encore plus clairvoyant lorsqu’il précise que «si [l’on] refuse la liberté aux nègres du Sud, ils finiront par la saisir violemment eux-mêmes», d’où la rage qui s’est emparé de Joe Christmas au moment de tuer Miss Burden. C’est pourquoi le terminus de la guerre de Sécession n’a pas explicitement rendu la liberté aux Noirs – il n’a fait qu’une place apparente aux nègres et il a même alourdi les tempéraments racistes de tous ceux qui s’estimaient lésés par la défaite de la Stainless Banner. Aussi l’attitude superficiellement béate de Miss Burden, délocalisée dans un Mississippi plus rancunier que jamais, reflète quelque chose de pire que le racisme décomplexé des surgeons du bombardement de Fort Sumter au mois d’avril 1861 (4). En effet, se contenter d’un ordre établi qui dissimule un désordre malsain est pire que d’alimenter le désordre en question. Par ailleurs, Miss Burden est également le miroir d’une ancienne relation humiliante pour Joe Christmas, lorsqu’il fréquentait une putain surnommée Bobbie, une fille de joie qui le rabaissa en lui crachant à la figure l’irrésolution monstrueuse de son sang. C’est dire que la femme n’a guère été pour Joe Christmas qu’un être contrariant, un aiguillon sévère de ses propres contrariétés organiques. C’est dire aussi que la seule femme qui eût pu soulager Christmas de ses tracas, la seule qui paraît au-dessus des préjugés et des flots déchaînés de l’Histoire, n’est autre que Lena Grove, tellement mêlée au Tout de la réalité qu’elle aurait reconnu en Joe Christmas une version masculine d’elle-même, un bariolage intense qui se serait facilement lié à son courage et son sens de l’honneur féminins. Ultimement, du reste, ce n’est pas une femme qui rachète Joe Christmas, mais le pasteur Hightower, abusivement déchu de ses fonctions, ambassadeur d’un dieu de miséricorde et amplement préparé à percevoir dans le visage du meurtrier une culpabilité bien plus complexe – à savoir la culpabilité de tout un pays qui ne parvient pas à terminer correctement ses guerres.
Nous terminerons en disant que Joe Christmas, d’une certaine façon, a commis un meurtre vertueux par-delà le meurtre crapuleux de Miss Burden : il a révoqué en doute l’idée d’un servage permanent des nègres, il a tué l’opinion blanche qui «[supposait] l’esclavage éternel» pour reprendre les mots de Tocqueville, et, de ce point de vue, il a été l’interprète de ce nouveau dynamisme interpellé au début de notre article, l’acteur principal de cette nouvelle manière de considérer les lendemains tardifs de la guerre de Sécession. Par conséquent notre conclusion ne veut pas s’en tenir au registre d’une fatalité linéaire et monolithique où les mêmes cartes seraient sempiternellement rebattues par les mêmes puissances surnaturelles, comme si les nègres, forever and ever, devaient s’en tenir à un rôle de figurants à l’intérieur d’un monde scénarisé par les présumés favoris de la Création. Incontestablement, ce que Lumière d’août insinue, c’est une espèce de retour du refoulé, une réapparition de la complexité humaine au milieu d’une société qui avait cru résoudre ses problèmes en schématisant à outrance le mouvement même de l’Histoire. L’embardée meurtrière de Joe Christmas est précisément la preuve que s’il existe une fatalité, celle-ci ne peut être qu’une fortune omni-englobante, un flux qui emporte aussi bien les Blancs que les Noirs, avec un coefficient d’imprévisibilité qui devrait nous inciter à la prudence lorsque nous croyons distinguer rétrospectivement un bon et un mauvais côté de l’humanité. Ce que Faulkner décrit, ce faisant, ce n’est pas un Mississippi où le Blanc sera toujours le bourreau du Noir, c’est au contraire un État les races éprouvent un destin commun, hargneux et aléatoire, illisible à la petite échelle des hommes et souvent trop vite réduit à des gloses à sens unique. C’est en cela que Joe Christmas est un révélateur : l’aberration de son crime remet en perspective le confort intellectuel de toute une pensée bassement fataliste en ce qui concerne la guerre civile et ses réverbérations. D’une part cette guerre n’était pas terminée, puis, d’autre part, elle exigeait un effet pervers, une reprise inattendue en plein cœur d’une Amérique qui s’estimait en règle avec son passé. C’était sans compter sur le facteur profondément chaotique et dérégulant de Joe Christmas, personnage à tous égards déroutant, principe vivant déferlant sur un monde rigide et prisonnier de ses crédos, source de contradiction entraînant des convulsions fécondes, suscitant un dialogue forcé mais profitable, à l’image de ce qui a lieu chez Koltès avec l’inoubliable Dans la solitude des champs de coton où le dealer et le client finissent par ne faire plus qu’un, le maître du désir n’étant pas mieux loti que l’esclave du manque dans un univers où l’homme, quoi qu’il prétende, n’est jamais autre chose qu’un pôle de vulnérabilité fondamentalement exposé à un réseau de forces qui le dépassent.
Si donc Joe Christmas a été le déplorable client des boutiquières du sexe que furent Bobbie et Miss Burden, paradigme du faible et esclave de son manque, mais aussi pitoyable incarnation des discours post-sécessionnistes où le Noir se voit condamné aux marges des valeurs approuvées, l’assassinat de la nymphomane pseudo-tolérante, en revanche, introduit d’abord une inversion et un amalgame des positions, suivis d’un commencement d’exorcisme à une époque s’accommodant un peu trop docilement du «démon de Laplace» en matière de hiérarchie des races. Partant de là, aussi répugnant soit ce meurtre, aussi dure soit la violence qu’il draine, il corrige malgré tout le texte suprématiste d’un pays qui en partie n’a pas su et n’a pas voulu comprendre la sombre réalité de sa guerre civile. Il corrige également l’orgueil de ceux qui «[ont] placé là un monde à [eux], à côté de l’autre» (5), ceux qui ont bâti un arrière-monde chimérique où l’illusion de l’homme blanc plein de bons sentiments, drapé dans ses vertus d’institution, a oublié qu’il continuait à faire la guerre à l’homme noir, et ce d’une manière plus traumatisante encore.

Notes
(1) Dans la traduction historique de Maurice-Edgar Coindreau.
(2) Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, deuxième partie, chapitre X.
(3) Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
(4) Il s’agit du casus belli de la guerre civile américaine, lorsque les rebelles ont voulu nettoyer le Fort Sumter de la présence fédérale honnie.
(5) Nietzsche, Humain, trop humain (Première partie, § 11, Le langage comme prétendue science).

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