Le Questionnaire d’Ernst von Salomon, ode à l’indépendance d’esprit, par Oscar Dassetto (07/02/2020)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Von Salomon.JPGErnst von Salomon est né en 1902 en Allemagne, où il est mort en 1972. Il est l’auteur d’une quinzaine de romans (qui ne semblent pas tous avoir été traduits en français) d’inspiration autobiographique. Quand von Salomon publie Le Questionnaire (1) en 1951 (son premier roman après-guerre) chez son éditeur historique, Rowohlt, sa renommée est déjà à peu près établie. Mais aucun de ses ouvrages précédents n’a connu le succès fulgurant du Questionnaire – succès mérité car c’est un immense roman. Celui-ci couvre principalement, sans toutefois s'y limiter, les années 30 et la Seconde Guerre mondiale.
Son originalité formelle, immédiate, tient dans sa construction : le roman est bâti suivant le canevas d'un questionnaire. Plus précisément un questionnaire élaboré par le Gouvernement militaire allié des territoires occupés, l'entité britannico-américaine qui administre l'Allemagne de la fin de la guerre jusqu'en 1949, et auquel est sommé de répondre Von Salomon. Cette originalité formelle n'est pas artificielle, puisqu’elle s’inscrit dans le fameux «pacte autobiographique» (Von Salomon s’est effectivement trouvé contraint de remplir le questionnaire en 1945, dans le cadre de la campagne de dénazification menée par les Alliés), ni gratuite, puisqu'elle fournit à l’auteur le prétexte narratif pour dérouler un récit extraordinairement exhaustif de sa vie. Aux premières questions assez habituelles («Nom», «Prénom», «Date et lieu de naissance» qui donnent lieu à de truculents développements généalogiques), succède une salve de plus en plus serrée où tout est sondé : soutien éventuel apporté aux nazis, rôle dans leur émergence et leur accession au pouvoir, agissements pendant la guerre... Dénazification oblige, les cent trente et quelques questions du questionnaire passent tous les aspects d’une vie au crible : activité politique bien sûre, mais aussi séjours à l’étranger, langues parlées, étude et formation, famille, sources de revenu et employeurs, engagement bénévole ou associatif... Pouvait-on rêver mieux, pour un récit autobiographique ?
De ce fait le roman présente un intérêt historique évident, qui tient pour une large part à l’acuité de son auteur et à ses ambiguïtés – surtout pour nous autres, lecteurs contemporains, à qui la Seconde Guerre mondiale apparaît volontiers comme un affrontement manichéen qui rend impossible une compréhension exacte de ses ressorts historiques.
Ernst von Salomon a l’immense mérite de déployer une pensée originale qui laisse peu de place à ces effets de manche. Il affirme par exemple qu'il ne serait démocrate pour rien au monde et qu’il se méfie de la démocratie plus que de tout autre système – avant de justifier par là son aversion pour le nazisme : selon lui un avatar à la fois tardif et désastreux de la démocratie (p. 480).
Le nœud qui offre le plus de résistance à cet égard demeure sa condamnation pour complicité dans l'assassinat de Rathenau, en 1922.
Walther Rathenau, grand industriel, issu d’une famille juive et fraîchement nommé ministre des Affaires étrangères après avoir été ministre de la Reconstruction, est un soutien éminent de la République de Weimar, accusée par les nationalistes d’être le faux-nez d'une soumission totale aux exigences des vainqueurs de 1918. Rathenau, qui incarne donc aux yeux des nationalistes toutes les forces «anti-nationales», devient une cible de choix. C’est l’organisation Consul, un groupe auquel appartient von Salomon, qui projette l’assassinat, en espérant précipiter la chute du gouvernement et de Weimar. Von Salomon, qui sera condamné à cinq ans de prison pour complicité (condamnation qui porte sur la mise à disposition d’un véhicule pour les auteurs de l’assassinat), contestera formellement et inlassablement que l'assassinat eût été motivé par l'antisémitisme. Il insiste d'ailleurs dans son roman sur la distance qu'il prend d'emblée vis-à-vis du «parti national-socialiste des travailleurs allemands», dont les effets de masse l'effraient. Courage des écrivains qui écrivent en 1951, direz-vous, mais, au moins pour la forme, donnons à son œuvre autobiographique un peu de crédit, sans quoi tout l'édifice s'effondre comme un château de cartes.
D’ailleurs, savoir si l'objet de ce roman est de réhabiliter son auteur est une discussion qui a toujours cours, du moins en ce qui concerne un éventuel ressort antisémite dans l'assassinat de Rathenau (voir Pierre Giraud, La transfiguration suspecte d'un bouc émissaire : Walter Rathenau vu par Ernst von Salomon, revue Germanica, n°2, 1987, pp. 81-98). En revanche, il ne s’est jamais engagé aux côtés des nazis (ce qui nous paraît une étrangeté aujourd’hui : pouvait-on être nationaliste allemand et s’opposer à Hitler ?) – c’est même la raison pour laquelle von Salomon, sur qui des soupçons se portent en 1945, est relâché après un an de détention par les Américains, qui concluent à une accusation erronée.
La condamnation pour complicité dans l'affaire Rathenau est toutefois décisive : la prison sera rétrospectivement une chance à plus d'un titre. Pour notre bonheur, d’abord, parce que cet épisode fournit le prétexte à certaines des pages les plus drôles du roman, von Salomon traitant de la vie carcérale avec un humour féroce, se réjouissant par exemple de pouvoir écrire en toute sérénité sans avoir à se soucier ni du gîte ni du couvert ; pour le sien, ensuite, parce que ce séjour en prison empêche sa réintégration au grade de sous-officier dans la Wehrmacht, lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate (von Salomon appartient au corps royal des cadets, une expérience décrite dans le roman Les Cadets). Il peut ainsi se maintenir simultanément à l'écart de la politique, du front (il travaille pendant ces années dans l'industrie cinématographique) et par voie de conséquence, de la potence, une fois la guerre perdue.
À ce titre, Le Questionnaire constitue indéniablement une ligne de crête où l’on chemine sans jamais basculer, chaque impulsion d’un côté se trouvant aussitôt compensée par la suivante, de l’autre. Nationaliste, antinazi, antiaméricain (il décrit minutieusement son année de détention dans un camp américain en 45-46, qui lui laisse un souvenir cuisant – l’Histoire telle qu’elle nous apparaît garde peu de traces des exactions des Alliés), complice de l'assassinat d'un ministre juif mais compagnon d'une juive, intellectuel engagé pour la cause paysanne, militaire, bon vivant, dandy écrivain, esprit romantique (parfois romanesque) terriblement cynique, prudemment demeuré à l'écart après un engagement radical…
On ne peut nier qu’il témoigne d’une liberté d’esprit certaine, qui éclaire sa réticence déclarée à rejoindre les meutes de tous ordres ou à suivre les injonctions idéologiques totalitaires.
En tout bonne foi (et pour éviter que cette note ne tourne résolument à l’hagiographie), on peut aussi souligner ce que cette attitude, pas complètement dénuée d'égoïsme ni d’un relativisme complaisant, peut avoir de contestable (après tout, il ne s’est pas non plus résolument engagé contre le nazisme) : toujours ménager la chèvre et le chou, c’est aussi se prémunir contre les mauvais procès ultérieurs, parer d’avance ce qui pourra être retenu contre soi; un épicurisme bon teint, «tua sine parte pericli» (Lucrèce, De rerum natura, livre II).
Une posture qui lui permet tout de même de jouir d’une faculté d’analyse peu commune. Son regard pénétrant éclaire souvent d’une lumière crue notre propre actualité (et confirme, si l’on en doutait, qu'une part au moins significative de nos débats contemporains est en fait assez poussiéreuse...) : «Il est vrai que les problèmes existant au sein du mouvement national ne furent que très peu discutés à l'époque. [...] Mais la possibilité de parler de ces choses [...] semblait aux grands journaux une espèce de trahison, un aveu que la discussion s'était déplacée vers la droite. Et, dans la situation d'alors, cela était considéré comme un avantage immédiat pour Hitler, tandis qu'aujourd'hui nous en jugeons différemment» (p. 480). Chagrine lecture, quand on s'inquiète matin et soir, dans nos médias et tout bord confondu, de «faire le jeu» de ceci ou de cela.
On sent bien que la politique dans son sens le plus noble, celle qui s’attache aux États et aux peuples, est un tropisme de Von Salomon, et la politique occupe évidemment le devant de la scène dans la période; pourtant Le Questionnaire ne s'y résume pas, loin de là. Outre le récit des différents épisodes de la vie de l’auteur, on y trouve de nombreuses réflexions sur l'art, l'écriture et la littérature, sur l'Histoire, la société, la culture. Von Salomon est aussi un bon vivant, qui aime manger, boire, séduire, conduire des voitures avec une «gueule chromée», plutôt cigale que fourmi, et qui nous offre à l’occasion des saillies authentiquement rabelaisiennes.

Le mordant d’un Anglais

La nécrologie publiée par Le Monde à la mort de l’auteur, en 1972 (accessible gracieusement ici) s’intitule Un maître de la rancœur et commence ainsi : «Ce n'est pas le vieux monsieur corpulent et chauve, «pacifiste» et «verbeux» que l'on rencontrait, ces dernières années, près de Hambourg; ce n'est pas lui qui survivra, mais l'auteur amer et puissant des Cadets et des Réprouvés». Le titre me semble injuste et trompeur. Ce qui apparaît lumineux dans Le Questionnaire, écrit à un âge plus avancé que les deux ouvrages précités, c’est justement ce «regard sans haine porté sur le monde» (Miyazaki, Princesse Mononoké, 1997). C’est l’ironie qui domine, même quand elle est mordante, et si le roman n’est exempt ni d’amertume, ni d’un je-ne-sais-quoi d’aigre-doux dans l’évocation des souvenirs heureux, il n’est jamais question d’une bile revancharde, d’un esprit pétri de regrets et de frustration – jamais question de «rancœur» à vrai dire, du moins entendue comme un dégoût. La rancœur paraît d’ailleurs incompatible avec la réserve qu’il se ménage, où l’on devine plutôt le vague à l’âme d’un observateur désabusé que l’acide ressentiment d’un homme privé des moyens d’agir.
À l’appui de cette thèse on peut citer le cynisme et l’humour omniprésents, à la fois dans l’écriture et dans la construction narrative (dont on se propose d’explorer l’habileté, bien réelle, à la fin de cette note).
Que ce soit pour souligner la bonhomie sanguine et la roublardise de son éditeur, Rowohlt (lequel rappelle périodiquement à Von Salomon que les ventes de son dernier ouvrage ont été décidément très décevantes, couvrent à peine l'avance consentie, mettent l’éditeur en grande difficulté… juste avant de s'enquérir avec empressement du prochain bouquin sur lequel il planche), ou pour évoquer un petit village saturé de gradés de la SS mis en déroute par la progression des Alliés et tout penauds de n’avoir pas un troufion sous la main, von Salomon fait preuve d’un authentique sens de l’absurde, y compris dans le récit des événements les plus tragiques. Un humour qui n’est pas sans rappeler le flegme britannique; certains passages feraient sans peine illusion chez Saki.
Mais si von Salomon est un merveilleux conteur, l'anecdote, ici, relève moins de l’excursus ou de la décoration accessoire que de la trame réelle : elle forme un réseau de dentelle, une trame minutieuse et virtuose voire, parfois, un roman dans le roman.
Von Salomon consacre près de quatre-vingt pages (642-722) à un séjour en terres basques, du côté de Saint-Jean-de-Luz (le questionnaire s'intéresse à ses séjours à l'étranger) où il fait la connaissance de Mayie, avec laquelle il entretient une relation avant de regagner l'Allemagne. Ce roman dans le roman, évocation nostalgique d'un paradis perdu, s'intercale de façon presque surréaliste entre les derniers moments du régime nazi et l'entrée des Américains dans une Allemagne défaite, et s'imprime dans ce long récit comme un songe – et c'est sans doute comme un songe que ce souvenir est resté à von Salomon, qui écrit : «Mais quand je pense à Mayie, je pense à la France et quand je pense à la France, je pense à Mayie. Ô douce Mayie, Ô Sainte France ! Vous m'avez donné le rêve de ma vie, les grandes vacances de ma vie» (pp. 719-720). Le sentiment qui s’en dégage s’approche de celui que suscite le dernier moment de L’Éducation sentimentale. Ceux qui l’auront lu se souviendront sans doute du vertigineux saut dans le temps que ménage Flaubert à la fin du roman. Proust, à ce propos, écrit en 1920 (À propos du style de Flaubert, in La Nouvelle revue française) : «Sans l’ombre d’une transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts d’heure, des années, des décades». Eh bien cet «abîme» qui s’ouvre et nous laisse justement contempler, amer, la folie d’une vie qui s’est écoulée avec fulgurance et qui contenait, avec le recul, beaucoup plus de vide que de matière – c’est le sentiment qui surnage ici.
Son écriture, il le revendique lui-même, est sans doute assez spontanée plutôt que le fruit d'un long et laborieux travail. Néanmoins, n’étant pas germanophone et n’ayant donc aucun moyen de comparer la version originale et la traduction, je dois me contenter de saluer le travail du traducteur, qui livre un texte dans une langue soignée et précise.

Effet théâtral et transgression des genres

Avertissement au lecteur : si l’on s’est efforcé de donner jusque-là un peu de tenue à cette note, ce qui suit n’obéit plus à aucune loi. C’est, au choix, un ballon d’essai lancé dans la stratosphère ou une baudruche un peu crevée qui s’amollit dans le reflux sur une plage de la Manche.
Il faut donner à l’articulation du récit autour d'un questionnaire toute la portée qu'il mérite : Le Questionnaire n'est pas seulement un récit autobiographique (définition qui soulève aussi des questions, voir ci-après) ou un témoignage historique, ni même une collection d'anecdotes amusantes : c'est une œuvre intrinsèquement littéraire de très haute volée. Von Salomon incorpore en fait à son Questionnaire une part théâtrale sensible et, au-delà, s'affranchit dès lors de nombreuses conventions.
En premier lieu, parce qu'il parvient à mettre en œuvre ce que l'on appelle au théâtre la double énonciation : tout personnage, lorsqu'il prend la parole, s'adresse simultanément à un autre personnage (qui peut être lui-même, dans le cas d'un monologue en aparté) et au spectateur. Ici, cette double énonciation se retrouve dans la coexistence de deux destinataires.
D’abord, le Gouvernement militaire allié, qui n’est pas qu’un simple personnage : c’est le destinataire réel, historiquement situé, du questionnaire, et c’est aussi celui, annoncé, du récit – sa présence structure ainsi l’ensemble du roman. C’est d’ailleurs lui qui «ouvre» l’espace romanesque, dans les premières lignes du livre (p. 23). La notice qui accompagne le questionnaire y est reproduite. Il y est notamment écrit en anglais puis en français : «AVERTISSEMENT : Lisez attentivement le questionnaire entier avant de le remplir. En cas de doute, le texte anglais prévaudra» (en anglais : «The English language will prevail if discrepancies exist»). Tout est fait pour qu’on prenne ce texte au mot, comme une transcription historique, factuelle – tout est fait pour indiquer que ce n’est pas la voix du narrateur (pas l’ombre d’un «je» ici). Le Gouvernement militaire allié joue en fait ici un rôle voisin du correspondant dans un roman épistolaire. Ce n’est pas qu’un objet du récit, mais bien, dans le dispositif narratif, un sujet à part entière qui agit sur la construction romanesque elle-même, un simulacre de co-auteur.
Ensuite, le lecteur, qui possède dans le récit une présence singulière, une présence qui découle en particulier de l’intention autobiographique du Questionnaire, car l’ambition d’en faire un témoignage implique une conscience de la réception de l’œuvre au sein même de l’œuvre. Dans un roman ordinaire, le lecteur observe la fiction comme un poisson dans un aquarium, il n’est lui-même qu’accessoire par rapport au récit. Ici, il joue un rôle actif. Il ne peut pas se contenter de lire et de refermer l’ouvrage en demeurant étranger à ce qui s’y joue, car ce qui s’y joue c’est précisément la réception. Pour le dire autrement, il existe dans l’intention autobiographique ce qui existe dans la notice d’utilisation de votre lave-vaisselle : une place prédominante, limpide, accordée à qui va lire le contenu qui s’y trouve – parce que le contenu qui s’y trouve vise explicitement à informer le lecteur, au sens de : lui imprimer une forme (la capacité à utiliser un lave-vaisselle dans un cas, à connaître ou comprendre des faits historiques dans l’autre).
Pour vous en convaincre, vous pouvez regarder le sketch Le Mode d’emploi de Dany Boon, où c’est précisément l’irruption de la fiction dans la non-fiction qui constitue le ressort comique. L’auteur du mode d’emploi que parodie Dany Boon, persuadé que personne ne le lira de bout en bout, choisit de laisser libre cours à son intuition artistique et d’intercaler une romance érotique de son cru entre deux chapitres. Il y a donc bien, à l’origine, une conscience aigüe du lecteur – et dès que celle-ci disparaît, le récit tout entier bascule; il devient autre chose.
Cette collusion entre le lecteur et le récit n’est pas que formelle, elle s’incarne aussi dans l’écriture et ici surtout par le biais de l’ironie, qui joue chez von Salomon le rôle de l'aparté dans le théâtre, un clin d'œil appuyé en direction du spectateur qui passe outre le «quatrième mur». À titre d'exemple, au début du récit, l'auteur évoque sa ville natale de Kiel, au bord de Baltique, et répète à l'envi la teneur en sel de l'eau du canal qui baigne le port, «(1,5 %)», toujours entre parenthèses, comme un pied-de-nez à la minutie du questionnaire élaboré par le Gouvernement militaire allié, mais coup de coude à l'intention du lecteur qui décèle ainsi d'emblée le double niveau du discours.
Et à la fin, page 721, en réponse à une question sur les langues étrangères maîtrisées et alors qu'il indique parler anglais, von Salomon écrit : «Je crois nécessaire de parler allemand avec les Anglais et les Américains, surtout aussi longtemps que la version anglaise prévaudra; en cas de doute, if discrepancies exist» dans une allusion mordante à l’avertissement qui ouvre le roman. Un sarcasme qui lui permet bien sûr de réaffirmer son attachement national et de régler ses comptes, mais qui s'adresse avant tout au lecteur – l’insolence d’une telle réponse étant évidemment inconcevable dans une adresse réelle au Gouvernement militaire allié. (Elle ouvre toutefois d’autres perspectives sur la revanche et le triomphe symboliques dans l’œuvre de fiction, si quelqu’un souhaite se porter volontaire…).
Enfin, on retrouve dans le Le Questionnaire ce que l'on appelle «triple identité» (l'auteur, le narrateur et le personnage principal ne font qu’un), qui est le propre de l'autobiographie.
On constate qu’avec une très grande intelligence littéraire, Von Salomon a donc ménagé la présence de ces trois pôles dans le récit (le Gouvernement militaire allié, le lecteur et lui-même), de sorte qu’ils apparaissent d’intensité à peu près égale et que l’un n’écrase pas les deux autres. Pour ce faire, il fallait accentuer démesurément la présence du Gouvernement militaire allié (aidé par son existence historique mais qui demeure, des trois pôles, le plus fragile) – raison pour laquelle il structure si profondément l’ensemble du roman – et il fallait forcer le lecteur à entrer dans le bocal, donc le faire déchoir de sa position confortable mais lointaine d’observateur, de destinataire naturel à qui tout est acquis. Raison pour laquelle son horizon d’attente est trompé : alors que le genre autobiographique invite le lecteur à se croire légitimement destinataire («Je veux montrer à mes semblables...», dit Rousseau dans l’incipit des Confessions), Von Salomon lui coupe l’herbe sous le pied et semble lui substituer le Gouvernement militaire allié. Il fallait enfin circonscrire la place démiurgique de l’auteur, une illusion que von Salomon parvient à donner dès lors qu’il semble se conformer aux injonctions du questionnaire, comme s’il n’était pas maître du récit.
On obtient donc bien trois pôles d’intensité semble-t-il équivalente, c’est-à-dire, comme au théâtre, un système à trois sommets reliés entre eux par deux discours, deux «énonciations» qui se juxtaposent : entre Von Salomon et le Gouvernement militaire allié (d’un personnage de la pièce à l’autre), et entre Von Salomon et le lecteur (d’un personnage de la pièce au spectateur).
Bien d’autres éléments laissent penser que Von Salomon joue en permanence sur ces effets de transgression. Chaque tête de chapitre reproduit par exemple, sous la forme d'un tableau, la ou les questions dont le chapitre qui s'ouvre constitue la réponse. Une pratique qui passerait pour « anti-romanesque » auprès des plus conservateurs ! En toute bonne logique d'écrivain, on se serait attendu à trouver une description du questionnaire, même sommaire, mais non une représentation graphique. Imagine-t-on Balzac intercaler entre les chapitres de la Peau de chagrin un dessin de la peau avec son incantation au milieu, rétrécissant petit-à-petit ? Von Salomon, lui, s’affranchit allègrement de la convention tacite (et sans doute parfois un peu ridicule...) selon laquelle seul le texte, et rien que le texte aurait le droit d’être employé dans un roman. Cet artifice historicisant lui permet par ailleurs d’accentuer l’effet de réel qu’il donne à son récit – un effet de réel, c’est-à-dire bel et bien une fiction : Le Questionnaire n’est pas un livre d’histoire, encore moins un documentaire.
C’est un roman qui brouille de nombreux repères, parce qu’il s’étend comme une toile dans toutes les directions. D’apparence assez simple, toute son architecture repose en fait sur un réseau complexe de dépendances qui s’influencent mutuellement.
Je vous avais bien dit que c’était un immense roman.

Une autobiographie, vraiment ?

Ce qui précède démontre assez bien, je l’espère, la nature intimement et vastement littéraire du Questionnaire. Les ressources de la fiction qui y sont mises en œuvre occupent une place extraordinairement importante, et même excessivement importante si l’on se borne à considérer que c’est une «simple» autobiographie. Le terme «autobiographie» n’est-il pas trop étroit, étriqué même, incapable de contenir un roman pareil ? N’a-t-on pas le sentiment que quelque chose de fondamental nous échappe quand on dit du Questionnaire que c’est une autobiographie, comme on le dirait des Confessions, de la Promesse de l’aube, des Mémoires d’outre-tombe ? Et peut-on se contenter du terme indistinct de roman quand la part autobiographique y est si importante ? Quoi, alors ? Un attelage pataud, du style autobiographie romancée, roman autobiographique, fiction autobiographique ?
Ou alors, auto… fiction ?
C’est Doubrovsky, en cherchant à définir le genre auquel il souhaite rattacher son texte, qui le baptise en 1977, en quatrième de couverture de Fils. Il écrit : «Autobiographie ? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d'événements et de faits strictement réels; si l'on veut, autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. Rencontres, fils des mots, allitérations, assonances, dissonances, écriture d'avant ou d'après littérature, concrète, comme on dit musique. Ou encore, autofriction, patiemment onaniste, qui espère faire maintenant partager son plaisir.»
Laissons de côté les figures de style un peu douteuses (renversement du complément, juxtaposition de paronymes et d’homonymes...) et nous avons l’essentiel : une définition de l'autobiographie, une autre de l'autofiction. Il faut bien que Doubrovsky donne de l'espace à la seconde (elle vient de naître après tout), donc qu’il limite les prétentions de la première, qui se retrouve ainsi bêtement cantonnée à trois maigres principes. Pourtant, en évoquant un «privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style», Doubrovsky semble avoir à l'esprit, et de manière assez nette, un tout autre genre, un « sous-genre » de l'autobiographie si l'on veut : les Mémoires. Synecdoque coupable : en effet, il soupçonne fort bien que le genre autobiographique puisse avoir un empire assez vaste pour englober le territoire délimité par l'autofiction, et rendre ainsi la définition de cette dernière inopérante. De même, à l'autre bout du spectre, à moins de considérer qu'il puisse exister un roman comme production strictement objective, sans aucun lien (et sans variation dans l'intensité de ce lien) avec la vie de son auteur... Eh bien, n'importe quelle définition du roman pourrait convenir au genre littéraire inauguré par Doubrovsky.
En fait, on pourrait très bien imaginer que l’intérêt de l’autofiction ne serait pas exactement littéraire. Elle pourrait ne servir qu’à affranchir l’auteur, le décharger d’avoir des comptes à rendre sur ce qu’il écrit : si on l’accuse d’infamie, de travestir des faits, «fiction !» répond-il; et si l’on dénie à son ouvrage toute prétention sur la réalité, si on tolère ses mains pures parce qu’on lui refuse d’en avoir : «autofiction !»
Pourtant, Le Questionnaire forme un cas-limite intéressant, à l'intersection quasi parfaite de toutes ces définitions. Von Salomon revendique le fait de ne pas être un écrivain de fiction, et de n'avoir jamais écrit que ce qu'il connaissait d’expérience. Il construit pourtant son récit avec tous les outils de la fiction, et pas des moindres. Le recours à l’architecture du questionnaire constitue un «effet de formel» comme on rencontre des effets de réel : un artifice destiné à donner l’illusion de l'objectivité alors que Von Salomon joue constamment avec ses limites. Ainsi incorporé, le questionnaire perd en fait quasiment tout de sa substance réelle et gagne l'essentiel de sa portée romanesque. On le transmue, comme dans un grand creuset alchimique, pour n’en conserver que la valeur de décalage par rapport au reste du récit. Et c'est précisément l'une des caractéristiques du roman que de pouvoir tout avaler, tout engouffrer sans distinction. Une telle plasticité, que von Salomon exploite à fond, n’excède-t-elle pas le genre autobiographique ? Ne se trouverait-il pas un peu plus à son aise un peu plus loin, avec un pas de côté, à cheval, au milieu, dans le domaine de l’autofiction ?
Après tout, on peut ne pas être toujours fan de la production contemporaine qui se revendique «auto-fictive» ou «auto-fictionnelle»; cela ne veut pas dire que le genre est perdu pour toujours. Une quantité de mauvais poèmes, même écrasante, n’est pas une négation de la poésie.

Et Le Questionnaire est peut-être une grande autofiction.

Note
(1) Cette note s'appuie sur la traduction en français de Guido Meister pour Gallimard, dans la collection L'Imaginaire.

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