Orgueil et préjugés de Jane Austen, par Gregory Mion (27/03/2020)
Crédits photographiques : Sam Rowley (PA).
L’Ecclésiaste.
Les bonnes femmes actuelles qui affirment jouer un rôle en littérature n’ont manifestement jamais lu des pythonisses comme George Eliot ou Jane Austen, la première ayant pour ainsi dire saisi le témoin là où la seconde l’avait justement déposé, continuant l’exploration du feeling jusque dans ses tréfonds les plus inaccessibles, à l’endroit où s’agitent les vérités du cœur humain. Par conséquent s’il est inutile de lire les bonnes femmes qui n’existent que par la connivence des journalistes et de quelques suppôts incultes, il est en revanche utile, et même vital, de relire les femmes de lettres qui avaient du propos et du génie, ne serait-ce que pour dissiper la mauvaise herbe qui tente de s’incruster à l’intérieur du jardin d’Éden de la littérature. Et le plaisir est immense avec une œuvre du niveau d’Orgueil et préjugés (1), une œuvre dont la pente psychologique est raide et donc propice à décourager le féminisme idiot, une œuvre dont le manuscrit, s’il était envoyé maintenant à n’importe lequel de nos éditeurs (et surtout éditrices) confondant Virginie Despentes avec Louise Michel, serait forcément refusé au motif qu’il ne va pas directement à l’essentiel et qu’il s’exprime selon la loi subtile d’une âme féminine approfondie. Car tout est positivement sophistiqué dans Orgueil et préjugés, tout est souple et intense, immunisé contre les émotions cousues de fil blanc et les coups de théâtre grossiers dont abusent nos plumitives qui rêvent d’écraser la mémoire des géants tout en écrivant comme des naines. Ces dernières, pourtant, partagent au moins un élément du roman de Jane Austen, à savoir la médiocrité de Mme. Bennet, la nullité quasi ultime du tempérament, l’orgueil déplacé d’une imbécile cabotine aux nerfs fragiles, seulement mue par le désir «de marier ses filles» (p. 38) au plus vite, nonobstant parfois la qualité des époux étant donné qu’une mère à la tête probablement vide ne craint pas de laisser pénétrer dans sa descendance certaines semences de la vacuité. Or cette progéniture se compose de cinq filles : Lydia, Catherine, Mary, Elizabeth et Jane, les trois premières étant des sottes, Lydia et Catherine se rassasiant de tous les divertissements, puis Mary, le mitan de la lignée, s’enfermant dans des lectures dont elle ne fait que répéter mollement la substance sans le moindre esprit critique. Quant à Elizabeth et Jane, les plus âgées de cette sororité mal achevée, elles compensent les déshonneurs qui accablent la famille Bennet, quoique le père, de temps à autre, puisse faire preuve d’une réjouissante sagacité, par exemple dans sa façon de ne pas se méprendre sur les défauts de sa femme et les vices recuits de trois de ses filles.
Au milieu de ce pentagone de filles nubiles régenté par une inénarrable mère et un distant paternel souvent reclus dans sa bibliothèque, le mariage s’invite à l’instar d’un sujet de conversation récurrent, alimenté par une réflexion liminaire qui pastiche les manières stylistiques d’un Samuel Johnson sentencieux : «Chacun se trouvera d’accord pour reconnaître qu’un célibataire en possession d’une belle fortune doit éprouver le besoin de prendre femme» (p. 35) (2). Cette maxime ne sera pas démentie tout au long de l’ouvrage, mais elle accordera aux femmes les plus individuelles – ou opportunistes – la liberté de juger impitoyablement de ces candidats à la noce. Reste que si plusieurs femmes de cette histoire se livrent tour à tour à des estimations relativement pertinentes concernant la nature des hommes, il n’en est qu’une, réellement, qui soit digne d’intérêt, compétente pour sonder les différents bachelors et accessoirement la libido dominandi qui chatouille leurs ambitions. Située à cent coudées au-dessus de ses plus jeunes sœurs et sextant émotionnel de la douce Jane, son aînée gracieusement naïve, Elizabeth Bennet se caractérise par un «esprit vif et malicieux» (p. 44), quelquefois coloré d’impertinence mais toujours enclin à se réformer aussitôt qu’il y a matière à corriger une erreur d’appréciation. Elle est la première de cordée au sein de ce roman qui raconte l’ascension du massif masculin par des femmes partagées entre le poids de la tradition et le désir d’émancipation. Elle ouvre une voie progressive tandis que ses sœurs, rattachées à elle par un lien uniquement organique, n’ont pas tout à fait la patience de talonner psychiquement cette éducatrice en chef, à l’exception de Jane qui peu à peu fortifiera son alliance avec Elizabeth, s’adaptant aux tâtonnements décisifs de cette rédemptrice de la famille Bennet. En effet, c’est en souffrant mille doutes et en subissant la honte d’avoir succombé aux préjugés qu’Elizabeth, de fil en aiguille, ragaillardit la teneur de son sentiment amoureux et atteint la sainteté d’un choix exemplaire, comme si celui-ci rachetait a posteriori les extravagances de Lydia (cf. pp. 314-320) et les passivités de Jane, au même titre qu’il offre une cristallisation générale au patronyme fréquemment moqué des Bennet.
Les préjugés se fomentent par ailleurs dès le début lorsque deux amis suscitent autant de convoitises que de comparaisons : d’une part M. Bingley apparaît tel un jeune homme des plus sympathiques, esthète et fortuné, en villégiature dans sa propriété de Netherfield, et d’autre part M. Darcy, l’accompagnant dans ce sybaritisme anglais, se distingue par une «haute stature» et de la «prestance», le tout mitigé par une «physionomie particulièrement désagréable et rébarbative», mêlée de mépris et de fierté (pp. 42-3). On prétend même que M. Darcy serait «hautain et imbu de sa personne» (p. 46), mais dans la mesure où cette opinion est véhiculée par Mme. Bennet, elle est à prendre avec circonspection, cela compte tenu des aptitudes limitées de cette sous-gorgone rustique. Néanmoins les apparences font leur chemin et si M. Bingley est «assuré de plaire», M. Darcy, par contraste, «ne [cesse] d’indisposer» (p. 49). De plus M. Darcy laisse échapper une remarque de peu de galanterie au sujet d’Elizabeth, laquelle, plutôt que de s’en offusquer en sainte-nitouche, s’amuse de ce ton offensant et continue d’étudier cette société où la scélératesse circule facilement d’un individu à l’autre. C’est ainsi que les observations d’Elizabeth, loin de ne s’attarder que sur l’homme qui l’a visiblement dédaignée, se focalisent par complément sur les sœurs de M. Bingley, empreintes de charités esbroufeuses et d’infatuations à peine dissimulées (cf. p. 48). Il s’en détache un tableau de mœurs qui évoque les grandes mesquineries propres à cette vanity fair que développera magistralement un Thackeray, un vivier d’héritiers somme toute assez banal, constitué de personnalités interchangeables, et un œil aussi avisé que celui d’Elizabeth, prompt à repérer les travers de caractère, nous permet déjà de déceler au cœur de ce réservoir opulent un angle vif – l’aspect discrètement schismatique de Darcy, sorte de Raskolnikov accusé du crime de goujaterie, peu soucieux de correspondre en genre et en nombre aux usages de cette aristocratie peut-être décadente.
La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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