Alexandre Mathis visionnaire, par Francis Moury (28/02/2005)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
(Nota bene : les droits sont réservés pour les photographies illustrant cet article, prises par Alexandre Mathis et reproduites dans Les condors de Montfaucon).
I Citations parallèles chronologiques en guise de préliminaire critique
«Évidemment, je l’admets, Damaïchos a besoin, pour se faire croire, de lecteurs de bonne composition; mais, si son récit est vrai, il réfute victorieusement l’assertion de ceux d’après lesquels il s’agit d’une pointe de rocher, arrachée au sommet d’une montagne par des vents et des ouragans, et qui, tournoyant comme les toupies, se mut dans les airs jusqu’au moment où le tourbillon se ralentit et cessa ; elle fut alors précipitée en bas et tomba.»
Plutarque, Vies Parallèles (trad. Bernard Latzarus, éd. Garnier Frères, coll. Classiques Garnier, tome V, 1955 – Sauf exception, la ville de publication est toujours Paris).
«Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens, quoique nous soyons dévorés par les mythes. Les mythes nous pressent de toute part, ils servent à tout, ils expliquent tout.»
Honoré de Balzac, La Comédie humaine / La Vieille Fille (1836, éd. Club français du Livre, coll. Classiques – Œuvres de Balzac, vol. 11, 1950).
«J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné. […]. De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner.»
Charles Baudelaire, Œuvres complètes (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1975).
«Une des caractéristiques du Loup des steppes était d’être un homme nocturne. Il craignait le jour qui ne lui était pas propice, ne lui avait jamais apporté rien de bon. […] Il était entouré maintenant de l’air du solitaire, de cette atmosphère silencieuse, de ce dépouillement du monde environnant, de cette inaptitude aux relations humaines, contre lesquelles ne pouvaient lutter aucune volonté ni aucune nostalgie.»
Hermann Hesse, Le Loup des steppes (1927, éd. Calmann-Lévy, trad. de Juliette Pary, 1947).
«L’histoire a dans tout ceci resserré le temps, comme l’espace s’est resserré sur cet endroit fatidique de la Beregonnegasse. Ainsi dans les archives de Hambourg, on parle d’atrocités qui se commirent pendant l’incendie par une bande de malfaiteurs mystérieux. Crimes inouïs, pillages, émeutes, hallucinations rouges des foules, tout cela est parfaitement exact. Or, ces troubles eurent lieu plusieurs jours avant le sinistre. Comprenez-vous la figure que je viens d’employer sur la contraction du temps et de l’espace ? […] Et ne doit-on pas, avec horreur et désespoir, admettre cette loi fantastique de contraction de Fitzgerald-Lorenz ? La contraction, monsieur, ah ! ce mot est lourd de choses !»
Jean Ray, La ruelle ténébreuse (1932) in Les 25 meilleures histoires noires et fantastiques (éd. Gérard & Cie., Bibliothèque Marabout, série fantastique, Verviers 1961).
«Un des aspects les plus déroutants du problème des mythes est certainement le suivant : il est avéré que dans de nombreuses civilisations, les mythes ont répondu à des besoins humains assez essentiels pour qu’il soit dérisoire de supposer qu’ils ont disparu. Mais, dans la société moderne, on voit mal de quoi se satisfont ces besoins et par quoi la fonction du mythe est assumée.»
Roger Caillois, Le mythe et l’homme (1935), livre III, § 3 Paris, mythe moderne (Gallimard, coll. Idées, 1972).
«Des arbres ? Elle ne se rappelait pas avoir vu une rangée d’arbres à cet endroit lorsqu’elle était passée par-là la fois précédente. Bien sûr, cela remontait à l’été dernier et elle était arrivée à Fairvale en plein jour, fraîche et dispose. Aujourd’hui, elle était épuisée parce qu’elle avait conduit dix-huit heures d’affilée ; néanmoins, elle se souvenait fort bien de la route et sentait confusément qu’elle s’était trompée. Se souvenir : ce mot déclenchait tout. Or, elle se souvenait vaguement avoir hésité il y avait une demi-heure environ en arrivant au carrefour. Oui, c’était bien cela : elle avait tourné dans la mauvaise direction. Et maintenant elle était perdue, Dieu sait où. La pluie tombait et tout était d’un noir d’encre alentour…»
Robert Bloch, Psychose (1959, trad.Odette Ferry éd. Gérard & Cie, Bibliothèque Marabout géant, Verviers, 1960).
«Les secrets de l’art sont pour Freud de vrais secrets, inoculant à ceux qui les approchent le désir ardent de les déchiffrer tout en restant, à jamais, indéchiffrables.»
Dr. Francis Pasche, La métapsychologie balzacienne (1968), revu et augmenté sous le titre La mort et la folie dans l’œuvre de Balzac in À partir de Freud, chapitre13 (éd. Payot, Bibliothèque scientifique, coll. Sciences de l’homme, 1969).
II La création littéraire chez Mathis
Le processus de la création littéraire romanesque de Mathis s’accélère : le résultat est ici non moins vertigineux que dans son premier roman. Albert Béguin avait étudié Balzac visionnaire (1946) : nous allons étudier Mathis visionnaire (2005).
Dimensions de la création romanesque chez Mathis : ampleur de la vision
Qu’on en juge d’abord et tout prosaïquement par le rapport temps/quantité littéraire créée : un premier roman paru de Mathis, Maryan Lamour dans le béton (éd. I.d.é.e.s./Encrage, Les Belles Lettres, 1999) accouché d’abord de 1982 à 1990 puis repris en 1996 jusqu’à sa version définitive de 661 pages et 30 photographies. Aujourd’hui Mathis nous offre ce second roman, Les condors de Montfaucon (éd. E-dite, 2004) en gestation de 1998 à 2001, principalement rédigé de mars à septembre 2001 et comprenant pour sa part 619 pages et 20 photographies. On indique ces données pour l’histoire future de la littérature française qui nous remerciera de notre précision possible grâce à l’amitié de l’auteur. Face au génie, on n’est jamais trop précis. Il faut bien entailler le marbre par un endroit pour le faire sien et commencer à le travailler. Face à ces deux blocs de marbre pur que sont ces deux romans, le critique doit modestement faire son travail, d’abord chronologique et factuel.
Enfin ce troisième, Chambres de bonnes – Le succube du Temple. Conte fiévreux (éd. E-dite, Paris, octobre 2005) rédigé en 2003, comprenant 273 pages et de nombreuses illustrations, situé lui aussi à Paris et qui constitue le dernier volume de ces «errances parisiennes», dixit l’auteur. Ce dernier est moins ample quantitativement mais son espace-temps comme sujet est tout autant démesuré que celui des deux romans précédents.
Le style visionnaire de Mathis
L’écriture maintient et même approfondit sa beauté déjà si particulière, celle d’un authentique diamant noir brut et contemporain, nourri de notre présent (bien des faits réels, autobiographiques ou non, y figurent) mais aussi riche de tout notre passé, parfois lourde de notre futur immédiat. De Maryan Lamour dans le béton à Chambres de bonnes en passant par Les condors de Montfaucon, mêmes caractéristiques fondamentales.
Ce style nous met en présence d’un météore qu’on doit placer d’évidence dans le panthéon le plus pur de notre langue, le plus pur mais non le moins ardu : l’effort requis du lecteur est cependant apparent plus que réel. Une fois qu’on y est, qu’on a pris le pli, on se laisse porter dans le recoin le plus actuel comme le plus inactuel, le plus inattendu comme le plus ténébreux. Mathis est du côté de la poésie médiévale, du côté de la poésie urbaine d’un Balzac comme d’un Céline, parallèlement aux meilleurs écrivains de l’histoire de la littérature française, y compris celle reconnue comme marginale d’abord puis devenue aujourd’hui classique. Mathis décrit donc comme Robbe-Grillet et les auteurs du Nouveau roman des choses, des espaces, des itinéraires, des faits objectivement donnés. Mais il sait que Balzac en a décrit avant Robbe-Grillet : il est nourri aussi bien des deux et les a intégrés tous les deux. Il peut se souvenir du passé en longues phrases ciselées (10 lignes ne sont pas rares, semées d’incises mais rigoureuses) comme celles de Proust mais de telles phrases peuvent aussi servir à rendre un banal présent hallucinant, à prévoir un futur terrifiant, à enregistrer une faille psychique comme spatio-temporelle menant au fantastique voire à la terreur. Mathis marche dans Paris comme Céline, violent, lucide, moral absolument et peintre absolu de l’immoralité la plus atroce. Il marche aussi comme Ulysse de Joyce dans Dublin, parfois même comme Ulysse chez Homère : rusé (au sens qu’Hegel donnait à ce terme dans sa célèbre expression concernant la nature de la raison, bien sûr !), intelligent, saccadé, heurté, pointu, taraudant les espaces réels à peine ouverts à l’œil public pour les écarter d’une manière secrète, nouvelle, vers le noir et le rouge du cauchemar urbain. Ce faisant, Mathis s’élève régulièrement à la vision authentiquement apocalyptique et prophétique, à la poésie biblique, antique aussi, la plus noire. Mathis écrit comme les auteurs contemporains de la littérature policière et du roman noir anglo-saxon comme français. Et il écrit parfois comme un auteur de littérature fantastique américain ou européen.
Tout cela est brassé, intégré, restitué pour nous donner de l’absolument nouveau : pas si paradoxal ! Car le style c’est l’homme et il n’y a qu’un Mathis. Celui qui vit en observateur à Paris hic et nunc, en témoin libre, concerné, impliqué, aventurier. Le risque stylistique que prend Mathis est d’une essence différente de celui pris par ses prédécesseurs – qu’il va peut-être nous reprocher d’avoir cités en déniant vigoureusement certaines au moins de ces parentés ressenties par notre subjectivité comme évidente, mais pas du tout pour lui ? – car Mathis vit à Paris ici et maintenant. Il ne vit pas dans le désert antique, ni dans le Paris médiéval, ni dans celui de Balzac, ni dans celui des années 60 : il les a certes connus voire vécus. Mais il vit dans «notre» Paris : celui que nous reconnaissons nôtre parce que nous y vivons aussi. Et dans le temps qui est le nôtre parce que nous avons connu esthétiquement le Paris des années 1950-1960 par les films et les livres, puis vécu celui des années 1980, celui des années 1990, celui de cette transition 2000 qui arrive à nous en 2005 chargée du travail de la conscience créatrice, du travail de l’histoire du monde, d’une conscience dont nous sommes absolument, subjectivement comme objectivement, les éléments contemporains, les témoins aveugles trompés par les illusions et les apparences, jetant de temps en temps un œil vers la paroi de notre caverne parisienne multimédia dangereuse car multiforme, une caverne que Platon lui-même peut-être aurait du mal à reconnaître s’il revenait parmi nous.
Différences cependant entre le premier et le second roman : dans Les condors de Montfaucon, moins de monologues pensés donnés ouvertement comme des «courants de conscience» – qui évoquaient directement Faulkner ou Joyce voire Sartre – que dans Maryan Lamour dans le béton. Ils sont encore là certes mais davantage dilués entre des identités qu’on saisit au vol avec souplesse et clarté, entrecoupés de remarques du narrateur, et d’une narration objective classique. Une construction d’ensemble encore plus sophistiquée, plus labyrinthique que dans Maryan Lamour dans le béton mais pourtant plus aisée à pénétrer, plus épurée et aérée : un personnage peut reparaître dix pages plus loin sans que le fil soit interrompu ni perdu tant la structure est solide et étudiée. Elle permet cette interaction démesurée d’une multitude de visions entre deux catégories principales de personnages – les démoniaques et les autres – tournant pour la deuxième fois autour d’une figure salvatrice féminine en danger, témoin pur(e) à abattre. Construction plus ample mais pourtant plus aérée que celle de Maryan Lamour dans le béton, celle des Condors de Montfaucon fait corps, nous a-t-il semblé, plus absolument comme plus naturellement avec son sujet. Elle coule plus aisément.
Dans ce second roman comme dans le premier, on passe discrètement du romanesque à la poésie en prose, rappelant parfois celle toute baudelairienne du Spleen de Paris. Certaines phrases sont quotidiennes, d’autres sont «sur-quotidiennes», réflexives. De l’argot documentaire encore et toujours présent comme vulgarité presque poétique, nouvelle sauvagerie restituant son innocence perdue et barbare. Une forme capable de jouer avec l’espace et le temps internes comme externes, prenant la syntaxe comme élément dramaturgique novateur. D’une dynamique stylistique permettant à différents niveaux de langages de rivaliser en pertinence face à une réalité dont chacun saisit un fragment mais dont seul l’ensemble offre une totalité signifiante elle-même novatrice par son architecture. Tel est le reflet de la quête, du dédale par lequel l’écriture conçue comme témoignage inspiré doit passer pour trouver derrière le visible, l’invisible. Merleau-Ponty aurait aimé ce roman. Il aurait aimé aussi le roman précédent.
Chambres de bonnes, le troisième roman, se distingue nettement des deux précédents par une phrase plus simple, moins longue mais sa narration utilise toujours le thème de l’entrelacement et des fils tendus constituant progressivement un réseau de consciences : réseau dont le centre ne cesse de se dérober à mesure que la dynamique de l’intrigue se noue, fait rebondir le lecteur d’une facette à l’autre, d’un fragment à l’autre d’une «vérité-réalité» cachée, n’apparaissant que par bribes.
Dans les trois romans, le style permet à la perception de devenir phénoménologie et à la phénoménologie de devenir perception : les deux extrémités dialoguent de concert, en permanence. Interne et externe sont tournés et retournés : l’actif et le passif alternés. Ce style permet à différents endroits de décrire précisément la fracture par où le fantastique le plus pur – comme objet d’angoisse puis de terreur – peut s’introduire au sein de la fiction romanesque la plus réaliste et la plus cruellement observatrice. Une description objective pure de la vie végétale et animale du Parc des Buttes-Chaumont peut amener à une auto-analyse psychologique débouchant sur le surnaturel objectif. En un même paragraphe. La transparence absolue du style permet à sa matière de s’y exhiber comme ressource première : c’est un style travaillé pour qu’il permette à l’invisible d’y transparaître aisément au sein du visible décrit avec un réalisme strict et maximal. La contrariété n’est ici nullement contradiction mais matrice d’un accouchement absolument réussi d’une réalité analysée puis transfigurée par la rigueur analytique elle-même. Du réalisme au surnaturalisme, la conséquence stylistique est bonne chez Mathis. Elle est bonne, claire, simple, évidente par-delà son apparente complexité, constamment déjouée puis reconstruite puis déjouée de nouveau. Jusqu’au bout, jusqu’au moment où le jeu stylistique se heurte à sa propre matière qu’il ne peut dès lors plus que transcrire aussi fidèlement que possible. Unité retrouvée après les fractures. Pour combien de temps ? Chaque unité est grosse d’une fracture nouvelle. La liberté de l’esprit est ici la liberté du monde : infinie. Mathis nous avait confié qu’il considère la toile d’araignée comme le paradigme de son écriture. Dont acte filaire.
Les matières du style : thèmes visionnaires de Mathis
Maintien et même approfondissement des thèmes bien résumés au verso du livre et leur énumération précise est exacte : il y a tout cela dans Les condors de Montfaucon. Un Paris contemporain (Marianne Lamour dans le béton, Les Condors de Montfaucon) ou un Paris moderne (Chambres de bonnes se situe dans le quartier du Temple à Paris vers 1950-1958) souvent satirique mais aussi souvent dangereux, vampirisé par un Paris oublié, une économie souterraine du crime que seuls quelques regards professionnels ou impliqués par hasard peuvent décrypter car ils savent résister aux prestiges trompeurs du temps et de l’espace des apparences actuelles pour les comprendre en regard de ce à quoi ils se rapportent réellement. Le dédoublement des séries criminelles et de leurs motifs donne le vertige : cette impression de vertige est voulue. Elle est soigneusement cultivée et entretenue par la rigueur de la description au sein de laquelle elle naît. Il y a non pas un seul mais deux gibets de Montfaucon, situés dans deux arrondissements distincts de Paris. Et deux entités criminelles distinctes d’abord confondues évoluent alentour. Un groupe criminel de mercenaires psychopathes mais organisés agissant pour le profit, dirigé par «Frédo la Tare» (dont la muse déjantée est une acide et démesurée succube Lola) domine la géographie parisienne resserrée qui lui sert de toile d’araignée prédatrice. La seconde entité est un (peut-être davantage mais… celui-ci est le seul assurément prénommé) criminel non moins psychopathe mais isolé qui ne la domine pas : il est dominé par elle, englué dans son espace – son temps aussi, un temps obsédant personnel qu’il ne peut juxtaposer précisément, désormais, avec le nôtre, ce qui le rend d’ailleurs imprévisible et non moins insaisissable. Le mystère, l’angoisse générée par l’enquête policière à proprement parler que mènent Hughes Lebon et Archer (des noms médiévaux qui leur collent à la peau en un clin d’œil évident et qui leur vont bien) provient de ce dédoublement intime. Ce dédoublement du mal et du démoniaque renvoie constamment à celui du regard. Paris est une mer sous laquelle nagent des requins incontrôlables, imprévisibles qui peuvent remonter à la surface happer leur proie, à la surface de laquelle nous surnageons tantôt, tantôt nous plongeons. Et dans le ciel passent régulièrement des corbeaux.
On retrouve ces corbeaux dans Chambres de bonnes : ils ont en mémoire le massacre sanglant des Templiers dont la mémoire obscurcie, toujours à décrypter, hante certains immeubles, certaines rues, certains noms de rues, certains cinémas. Mais l’enquêteur de Chambres de bonnes n’est plus une héroïne impliquée et un inspecteur qui l’aime, comme dans les deux romans précédents, mais un écrivain de romans noirs, opiomane cultivé. Il n’est donc plus enquêteur mais d’abord «regardeur» : les choses vues et entendues n’éveillent pas les consciences des personnages de Chambre de bonnes dans la même direction, vers la même visée, au sens où une conscience serait toujours une «visée vers», une «conscience de». Lucas, Raoul, Garant, Béatrice sont impliqués sans l’avoir voulu dans une affaire criminelle, policière, et aussi fantastique car l’ombre du surnaturel y plane : dans ce Paris-là, la surprise provient du fait qu’on peut y mourir de peur, y voir un spectre diaphane et paisible mais sanglant. Les pavés, les plans des appartements, les noms des rues conservent la mémoire d’un drame historique dont l’émanation est encore palpable, faisant peser une obscure malédiction de culpabilité sur ceux qui vivent à l’endroit où elle s’est révélée active. Mathis exalte la qualité de réceptivité des êtres jeunes, sensibles, des adolescents mais aussi de certains marginaux : ils perçoivent des fragments fugitifs d’un sens qui les dépasse, qui n’est atteignable que par sa narration globale. La restitution de Paris oscille entre la quotidienneté ironique et poétique du Louis Malle d’Ascenseur pour l’échafaud et l’expressionnisme de Caligari : c’est encore une fois les affiches de films (émaillant les rues de folles visions d’érotisme, d’horreur et d’aventure) qui permettent à celui qui se laisse fasciner de saisir ce mythe singulier de Paris.
Il y a dans les trois romans un regard innocent non médiatisé par la vacuité qui permet, à défaut de triompher du mal, de lui résister en le comprenant, en le saisissant au vol, en le percevant par saisissement risqué du «kairos». Cette qualité du regard est diluée, donnée fragmentairement seulement aux héros et à l’héroïne albanaise. Les comparses et les passants en sont soit les proies, soit les jouets, soit les instruments inconscients. Tous sont donc, à commencer par les héros et l’héroïne, dans une insécurité obsédante. Le narrateur est lui aussi parfois impliqué par ses propres souvenirs, ses propres impressions, ses propres «choses vues» – qu’il distille explicitement dans le corps du texte ou en note – dans cet univers qui est aussi bien (on ne le dit pas de gaité de cœur !) le nôtre ! Si bien que l’insécurité étreint davantage encore le lecteur. Aucune planche de salut n’est facilement saisissable dans le Paris de 1998-2001 «écrit-photographié» par Mathis. Une écriture comme une photographie expressionnistes parfois, impressionnistes parfois : jamais égales à elles-mêmes mais toujours véridiques. Dialectiques par leur rapport visuel même car nourries de tensions contradictoires dévoilées par l’écriture : on veut vivre mais la mort travaille en secret contre cette volonté. On se promène dans un parc mais il y vole des corbeaux noirs qui ont vu ce que nous ne savons pas (encore). Des personnes croisées à l’instant semblent disparues l’instant suivant. Des façades murées dissimulent des secrets cachés qu’il faut découvrir : passé le «Pont des Suicidés», les fantômes du «Temple de la Sibylle» viennent à notre rencontre ! Une autre rencontre mais constante celle-ci : la violence quotidienne, la mort de la beauté, la disparition des cinémas, remplacés par un urbanisme mortifère et frimeur engendré par une société d’abord industrielle puis financière auto-dévorante. Une lutte de chaque instant pour restituer un sens humain au présent en le rattachant à sa source vive : le passé du souvenir en situation. Rattachement sans lequel le contemporain vacille, prêt à tomber dans les fissures de l’espace-temps – le temps d’une hallucination, voire le temps d’une psychasthénie légendaire !
Du mythe au cinéma, du cinéma au roman : en guise de conclusion
Les mythes anciens survivent. Pas tout à fait à la manière dont les dieux antiques presque morts survivaient dans Malpertuis mais plutôt à la manière dont ils pouvaient revivre agressivement dans La résurrection de la Gorgone, cette aventure tout aussi «jeanrayenne» d’Harry Dickson. Les mythes modernes, les plus nouveaux et actuels sont traités, reconnus : la ville, l’individu perdu dans la ville, en danger dans la ville, environné par la mort, la faim, la souffrance, le dénuement. Aussi la mauvaise conscience individuelle comme sociale et politique exprimée par les artifices d’une communication au moyen de signes inhumains dévorant l’humanité qui les a techniquement accouchés au hasard d’une économie libidinale déréglée. Entre clochards assassinés de l’intérieur comme par l’extérieur et sociologie du téléphone portable, de l’ordinateur personnel ou en réseau. Entre sociologie d’un obscur complot mondial (mis en relation morale avec d’autres plus médiatisés) dévorant les pauvres, les crédules, les innocents et psychologie géométrique diurne comme nocturne, arpenteuse du promeneur des rues, du visiteur d’appartements, voire psychologie des profondeurs aussi. Entre montagnes de Belleville et des Buttes-Chaumont, étendues plates des cimetières (qui peuvent en cacher un autre), gouffres souterrains découverts, réseaux de passages oubliés entre deux pans de bétons, théâtre méconnu le jour d’une vie souterraine le soir et la nuit. Les rue animées, idiotes, tarées, abruties, fondamentalement dangereuses du Paris de la surface actuelle donnent prétexte à des peintures que Juvénal n’eût pas reniées, mutatis mutandis. Il y a de la poésie pure et de la satire, entre deux frissons.
Chambres de bonnes est plus apaisé en apparence que Maryan Lamour dans le béton et que Les Condors de Montfaucon car le recul temporel se pare d’une nostalgie précise, adoucissant régulièrement l’angoisse du lecteur par la sûreté des descriptions de ce qui fut l’enfance de l’auteur ou notre pré-enfance à nous. Chambres de bonnes, ce sont les limbes des enfants morts lorsque nous sommes nés et que nous ne connaissions que par les images fixes ou animées, les écrits aussi. Mais Chambre de bonnes conserve la fièvre originelle : elle rougeoie et étincelle brusquement, par surprise. Le Succube du Temple veille sur les trois personnes à qui il est dédié : Jean-Guy Paquet, Régis Schleicher et Victor Péplum pour des raisons différentes (un artiste, un prisonnier, enfin un cinéphile qui aura passé sa vie au cinéma à visionner… des péplums) donc des personnes éminemment conscientes de la valeur profonde du temps et de l’espace comme vestiges, comme monuments.
Voilà cette histoire parallèle, secrète du Paris d'hier (celui des années 1950-1959) et du Paris d'aujourd’hui, ici et maintenant. Dominée sans qu’on le sache par deux gibets historiquement et géographiquement repérés auxquels hurlent des suppliciés suspendus, accrochés, dévorés vifs. Les mêmes reviendront… les mêmes reviennent. «Quand il n’y a plus de place en enfer…», Dawn of the Dead ! De George A. Romero à Mathis, la conséquence est bonne. De Don Siegel à Mathis la conséquence est aussi bonne : Invasion of the Body Snatchers bien sûr mais aussi Police sur la ville ! Police visible, parallèle, discrète, multiple, débonnaire, mais fondamentalement informée de ce que ceux qu’elle protège plus ou moins efficacement ignorent, de ce que la presse et le discours public cachent volontairement. Des visions de l’enfer qu’elle subit sans avoir de prise dessus, autre que mentale, précisons. C’est déjà ça. Lebon et Archer comme Garant (la note 1 de la page 216 de Chambre de bonnes nous révèle que Garant est leur oncle : la comédie humaine mathisienne se constitue déjà un peu sous nos yeux comme s’était constituée La Comédie humaine balzacienne) ne déméritent pas : ils s’accrochent et veulent accrocher, obstinés fonctionnaires («fonctionnaires de la vérité», comme disait Husserl pour définir les professeurs de philosophie), marginaux eux-mêmes. Lili Narati, l’Albanaise héroïne est bien le carrefour symbolique et charnel des faits et dits mémorables atroces, de petite comme de grande échelle, nationaux comme européens et internationaux. C’est notre nouvelle Belinda Lee, notre nouvelle Ziva Rodann : elle franchit sous nos yeux les gouffres que franchissait déjà Maryan dans le premier roman de Mathis. La Béatrice de Chambre de bonnes ne les franchit pas consciemment mais elle vit juste à côté. Ces gouffres décrits ici sont encore une fois ceux de la société française contemporaine, ceux du monde contemporain et non plus les gouffres antiques éclairés en orange et vert par Raffaele Mascciochi, commentés par la musique symphonique de Carlo Rustichelli pour Riccardo Freda. Simplement, il fallait comme Mathis avoir vu ceux-ci pour pouvoir mieux découvrir puis décrire ceux-là. Et nous faire passer à notre tour, tout comme ces visions le lui ont permis, à travers le miroir, à travers les murailles, derrière la façade. Il y a désormais trois vies parallèles de plus à rajouter aux Vies parallèles de Plutarque : celle de Maryan et celle de Lili, celle de Béatrice. Elles ne sont pas moins historiquement fondées. Elles ne sont pas moins secrètes, riches de ses mythes à lui, mais aussi enrichies de nos mythes à nous.
Bibliographie sélective
Œuvres parues
Alexandre Mathis, Les condors de Montfaucon (éd. E-dite, 2004).
Alexandre Mathis, Le Sang de l’autre, Préface à Le Goût du sang d’André Héléna (éd. E-dite, 2004).
Alexandre Mathis, Minuit Place Pigalle, carrefour des illusions état des lieux aménagement du territoire suivi de Visite guidée dans Paname du parcours, à pinces et pressé, de quelques personnages d’André Héléna, in Polar n°23 (éd. Rivages, 2000).
Alexandre Mathis, Maryan Lamour dans le béton (éd. I.d.é.e.s./Encrage, Les Belles Lettres, 1999).
Alexandre Mathis, Chambres de bonnes (éd. E-dite, 2005).
Œuvres à paraître
Edgar A. Poe Dernières heures mornes October Dreary – Dernières aventures extraordinaires «mosaïque psychédélique» (éd. du Rocher, coll. «Les infréquentables»).
Un Témoin trop regardant.
Allers sans retour – Le coup de folie de Roger Verdière et la mort mystérieuse d’Andrée Denis.
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