La philocalie de Paul Morand, par Lounès Darbois (20/04/2020)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Voici cent ans, Paul Morand entrait en littérature. L’homme qui réhabilita la nouvelle sous des dehors légers se révéla un auteur profond, qui cacha une érudition encyclopédique pour demeurer un écrivain du bon sens et de la vie pratique. Sa culture fut toujours dispensée au lecteur par culte de la Beauté, loin du pédantisme et du cours magistral. Morand prit le lecteur non par l’intellect mais par l’émotion, procédé qui trouva son accomplissement en celui, admirateur déclaré de Morand, connu comme l’écrivain de référence du style émotif : Louis-Ferdinand Céline.
Dans son audace de célébrer la beauté pour elle-même, de la trouver en chaque lieu, à chaque moment, dans son enthousiasme soutenu par le mot exact, quelle curieuse et puissante restitution de la vie... Morand ne montre pas, il donne envie de voir ce que l’on n’a pas vu et de revoir sous une nouvelle lumière ce que l’on a vu déjà. «Il s’agit de regarder tout ce que l’on veut exprimer assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne», «il y a dans tout de l’inexploré parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons». C’est de ces préceptes de Flaubert que procède la capacité prédictive de Morand : comprendre le présent et le passé pour prévoir l'avenir. Morand parvient à restituer ce qu'il y a d'extraordinaire dans la vie ordinaire, à veiller lorsque les autres dorment. Ses nombreux voyages furent le moyen pratique du maintien en éveil perpétuel. Il est réputé l’écrivain de la vitesse, mais il fut l’écrivain, moins connu, de la contemplation. Le mouvement, la station, tels sont bien les deux caractéristiques du voyage.
L’anti-Maupassant
Les préceptes de Flaubert étaient en réalité des conseils adressés à son protégé Maupassant, que Morand suivra à la lettre. Morand, biographe de Maupassant, sera l’anti-Maupassant et fera de ce modèle son repoussoir, l’archétype de tout ce qu’il ne faut pas faire pour ne pas mal finir : la pulsion de mort, la manie de la farce, l’éloge du divorce, la complaisance dans la noirceur, la drogue, les jeux morbides (répéter son nom à haute voix, se fixer dans la glace). «Méfiez- vous de la tristesse, c’est un vice» prévenait Flaubert... Si Paul Morand vivait de Beauté comme d'autres vivent de pain c’est qu’en la créature il voyait le Créateur. Ses descriptions de la beauté physique féminine procèdent non de l’appétit commun mais de la quête d’une humanité exempte du péché originel, comme ici dans Champions du monde : «Elle s’avança vers nous en regardant ses genoux, comme enivrée de sa propre marche. («Quand je suis trop triste, disait-elle, je regarde mes jambes !») Fruit magnifique et sans sucre de cette Californie qui sait les dispenser avec une générosité furieuse, si belle qu’elle supportait même l’adjectif de parfait qui, d’ordinaire, détruit tout sur son passage, fantaisie acrobatique de l’hérédité, record battu par la nature, elle faisait penser avec repentir et nostalgie à des races préadamites et disparues». Choc esthétique analogue du Céline du Voyage au bout de la nuit dans la même Amérique, à la même époque, qui concluait lui aussi par l'allusion à un âge d’or distinct de l’historiographie biblique : «C’est la Grèce qui recommence ?» Chez l’un et l’autre auteur, c’est le même rejet de l’Ancien Testament, la même quête mystique de leurs origines, la même célébration d’un folklore propre aux peuples européens originels, une capacité à distinguer dans le quotidien les bribes de signes qui renvoient aux plus reculées légendes. Tout ceci envisagé d'une manière distincte de la Bible, considérée comme une légende exogène à leur rythme vivant, voire opposée. Céline et Morand déchirent le voile de l’Ancien temple pour en révéler dans leur œuvre un Nouveau.
L'œuvre morandienne est réputée pour la justesse de ses paraboles et analogies. Ainsi ces Réflexions en l’air écrites en avion sont l’occasion pour le passager qui observe les minuscules champs en marqueterie depuis le hublot de trouver «un moyen neuf d’approcher les vérités essentielles», «un avertissement salutaire que la voix affaiblie des religions n’est plus capable de nous donner», car l'observation du monde depuis un point élevé est l’occasion pour l’esthète de rappeler qu’il existe une hiérarchie dans la Beauté et que pour l’appréhender il faut contempler le mystère en silence car il s’enfuit dès qu’on le commente : «Le vice de tout comprendre, d’apercevoir la complexité des choses, qui rend les vieillards incapables d’action, l’amour du détail, du petit, où se perdait notre temps talmudique et féminin, est aboli et, grâce à la vie aérienne nous reviendrons aux grandes synthèses de pensée et d’art des hautes époques». Céline plus laconique notait : «tout ce qui est compliqué est faux et pourri». La simplicité, la clarté, la beauté, règles cardinales.
La folie de Maupassant était-elle cause de sa syphilis ou de sa conception réaliste, objectiviste de l’existence, conscience douloureuse qui minait sa sensibilité ? Morand avance que le malheur de Maupassant est de n’avoir pas voulu ou pas pu «créer de nouvelles et miséricordieuses communications entre lui et le public d’une part, entre lui et la beauté de l’autre» (Vie de Maupassant); voilà précisément ce en quoi Morand s’attèlera sa vie durant, et l’on notera la dimension quasi religieuse de la conception que Morand se fait du métier d’écrivain : il s’agit bien d’avoir une manière «nouvelle» comme le Testament du même nom, et «miséricordieuse» comme un sacrement. Il s’agit de se faire l’intermédiaire, le passeur pour les hommes des forces du ciel et de la terre comme la Pythie sur la faille. Son métier de diplomate, loin de l’éloigner de cette vocation, lui sera un terrain d’entraînement : «les ambassadeurs sont justement des interprètes supérieurs, les interprètes assermentés, judicieux, patients, des âmes étrangères, de leurs traditions, de leurs passions» (Du côté de chez Norpois).
La ligne claire
La beauté chez Paul Morand est une beauté sobre. Un objet est d’autant plus beau qu’il repose en un écrin dépouillé. De la même manière qu’en architecture une belle façade obéit à des règles de plein et de vide (alternance des pans de mur et des fenêtres, alternance des frises et des surfaces planes), Morand vise une diététique de vie où le baroque ne se conçoit que précédé de beaucoup d’épure, où le festin se mérite par plusieurs jours de diète, où la conversation brillante n’a lieu qu’après la méditation. Ainsi les chroniques comme Understatement, À bas l’éloquence, Du goût et du luxe, Le confort et ses ravages, La graisse, peuvent être vues comme des bases à une heureuse réforme de soi-même. Il y a du Marc-Aurèle chez Paul Morand, non des cours mais des expériences de vie pratique pour soi-même, relatées en de brefs paragraphes enlevés. Il enseigne comment le malheur peut être l’occasion de réformer son jugement et de jouir de chaque journée comme d’un nouveau cadeau pour autant qu’on la regarde à la lumière adéquate. Après juin 1940, le pays est à l'arrêt complet, et Paul Morand rédige dans La France maigre plusieurs témoignages instructifs. Les privations engendrées par la guerre et la perte de liberté sont l’occasion salutaire de jeter loin l’intempérance et le luxe tapageur étalés par les voleurs des années 1930; voici l’objet de la vie maigre, de la vie sobre, de la nepsis morandienne. C’est bien l’homme pressé qui fait l’éloge de l’attente dans une chronique éponyme : «Exportations figées, importations pétrifiées, fabrications arrêtées, toutes ces catastrophes économiques apparaissent aux yeux du moraliste comme les conditions salubres d’un redressement et d’une pénitence. La France allait trop vite pour ses moyens, qu’on lui rende la marche des saisons qui fut celle de son style. L’heure du faire-vite, du faire-gros, du faire-beaucoup est passée pour nous. Nous sommes à l’instant de la panne et de la méditation. Notre feu de hâte s’éteint, le réservoir est vide, l’essence n’arrive plus, la pédale est morte. Nous sommes bloqués en pleine campagne. Mais nous entendons chanter l’oiseau». En réalité le roman L’homme pressé rédigé à la même époque qu’Attente constitue non une apologie de la vitesse mais une mise en garde contre le règne de la quantité. Quels magnifiques aperçus d’une vie plus saine, plus humble, et plus pleine en définitive, que ces Chroniques de la France maigre en des temps où le progrès technique ne nous renvoie qu’à l’absurde (le selfie, le survêtement moulant). Économie de la rareté. Il faut une pièce nette pour mettre en valeur un ou deux beaux meubles. La beauté pour s’épanouir se protège des atteintes par des lois de sobriété. Celles-ci récusent le remplissage, l’ornement inutile, le bibelot. Ainsi dans Vie de Maupassant, Morand identifie la passion de «l’avoir» à une forme de maladie spirituelle : «la passion du bric-à-brac le saisit comme elle a saisi Zola, Loti, France, Lavedan; il s’encombre de saints de bois polychrome, achetés en Italie, de moucharabiehs, de portières de Karamanieh, et drape le piano droit de soie, de chasubles et d’étoles», et dans Mort du bibelot, il décrit : «une chose dénuée de toute utilité, n’ayant fait partie d’aucun ensemble décoratif, pas même d’un surtout de table, bref l’archétype de l’objet idiot et laid auquel les vitrines des salons Second Empire donnaient un abri et que les familles conservent par fétichisme : un bibelot».
La ligne claire désigne dans le langage de la bande-dessinée la pureté, la fraîcheur, la gentillesse du style initié par Hergé. C’est, prétendons-nous, ce type d’esthétique que Morand transpose à la vie, résumé par la devise d’Ogden Webb dans Champions du monde : «Clear thinking, clean living. Penser clair, vivre propre». Gardons à l'esprit que Morand est à l'encontre des intellectuels qui nient leur propre corps un écrivain «physique», élevé en partie en Angleterre où le sport comptait pour moitié du cursus, qu'il nageait et courait le 800 mètres dans une Europe helléniste qui redécouvrait les Jeux Olympiques et la culture physique. La France se couvrait soudain de stades et de piscines. La chronique Enfantillages rappelle qu'au XIXe siècle l'homme s'efforçait de se vieillir pour montrer qu'il était établi dans la vie, qu'il avait une situation : les bourgeois ventrus de Daumier, les barbichus Troisième République... Les années 20 sonnent l'heure de la santé physique, du visage glabre, de l'épure du vêtement, du sport et du bain. La ligne claire c’est la joie simple de trouver son existence remise à l’endroit par des idées claires lorsque l’on rentre du sport, état d’esprit qui change toute la vision du monde. C’est la récompense de l’ascèse, c’est le ballon qui prend de l’altitude lorsqu’il a lâché ses lests, c’est un rai de lumière sur un parquet bien frotté, c’est un vêtement cintré sur un corps exercé, c’est la gaité paisible de renaître au monde après l’épreuve physique ou la crise spirituelle, c’est le monde restitué dans la beauté originelle vu par les yeux de l’enfance, c’est l’eau qui désaltère le corps altéré, c’est la simplicité, caractère de la sainteté.
Morand le prophète
Morand voyait juste, et célébrait ses aînés dans l'exercice risqué de la prédiction, notamment Dostoïevski le prophète. Pour atteindre à la plus grande pertinence, Morand applique une méthode éprouvée mais plus du tout à la mode en un temps de croyance en la toute-puissance de l’abstrait et des mathématiques : il part du concret pour aller à l’Idée, par le concept. Il va du particulier au général quand ses contemporains font le contraire (toute-puissance de Bergson, puis des professeurs communistes). Ainsi de Pierres de France où une introduction que nous reproduisons ici : «Si la civilisation française fut durable, c’est à la pierre qu’elle le dut: le bois d’Europe nordique, le stuc italien, la brique anglaise ou flamande, le béton soviétique sont des matériaux fragiles dont la vieillesse sans patine est précoce et dont les ruines informes auront depuis longtemps disparu que nos édifices seront encore debout», sert de tremplin à une lente montée jusqu’à l’idée générale, jusqu’à l’une des plus profondes synthèses sur le génie national français, cette fois toute de métaphore et d'impalpable : «La France, coin de l’Europe. Pierre d’encoignure, pierre d’attente, pierre de touche. La France, ossature et squelette de l’extrême occident. C’est pourquoi notre fond national est rude, avare, de grain serré, d’un génie enclin à la résistance et à la pétrification. Matériau résistant au feuilletage superficiel des gelées, pierre éprouvée qui a fait son unité, qui a jeté son eau, comme disent les carriers», pour conclure par une mise en garde sur le danger du métissage de masse : «Profitons de la disette actuelle de ciment, de l’absence de cette hideuse boue durcie, de cette substance plastique sans forme, couleur ni nationalité qu’est le béton».
Jean-François Fogel, l’un des préfaciers de Paul Morand, faisait cette remarque judicieuse, notant que notre auteur ne brille jamais autant que dans les sujets en apparence badins, «quand il traite ce qui ne se remarque plus à force d’être côtoyé : le chat, la maison, le feu dans l’âtre, les fleurs, la lumière de la forêt en été, le fauteuil d’époque ou le plat du jour». Or, cette compétence spéciale n’est-elle pas celle des prophètes, ces hommes capables de prédictions exactes sur l’avenir mais aussi de synthèses bien vues des faits en cours que les contemporains ne voient pas ou affectent de ne pas voir ? Et Morand s’avère en effet l’écrivain du pressentiment de la guerre dès 1930 dans Le lac et les torrents, la vigie d’une prochaine nuit des longs couteaux dès 1925 dans Les plaisirs rhénans, mentionnant la croix gammée à une époque où personne n’y prêtait attention. Réflexions sur la natalité ou Inventaire africain sont des prophéties qui voient à 80 années devant elles, et qui voient juste. Prédictions faciles ? Coïncidences ? Indiscrétions de diplomate seul au courant de plans secrets ? Simple projection de conséquences logiques ? Que dire alors de ceci : «Le mois qui suivit l’ouverture des hostilités entre les États-Unis et le Japon, après l’indécise bataille de Pearl Harbor» (Magie Noire, 1928). Nombre d'autres citations de ce type ne seraient qu'un aperçu de la silène renfermant l’œuvre de Morand. Combien de ses petits opuscules amusants, distrayants, recèlent à l’examen de clés pour ouvrir et comprendre le monde actuel, cent années après le début de l’œuvre ? Relisons Éloge du repos, À bas l’éloquence, L’enlèvement d’Europe, Mise au vert, De l’air, de l’air !… et tant de remarques brèves prises au hasard de son Journal inutile, et nous verrons s’étaler sous nos yeux le journal du matin, le mensonge, les coquilles et la langue de bois en moins.
Le terme exact
Une brève incise est ici nécessaire pour comparer la langue que nous parlons de nos jours avec celle que parlaient des hommes comme Paul Morand. Nous écoutions ce gros franc-maçon de Narbonne l’autre jour, boulanger réputé (vu à la télé), en sandales et chaussettes, énorme et intarissable, citer Luther King et John Lennon, appeler à «bâtir un nouveau schéma de pensée». De la bouche ennemie des muses de l'individu sortait un laïus horripilant où tout était non seulement «central», «capital», important», mais encore «extrêmement important», «profondément central», «totalement capital». Avec des moulinets de deux bras courts mais éoliens ponctuant les vrombissements de ce si charmant, si élégant accent du sud, le narbonoïde vous adjurait à deux mains levées de le croire «extrêmement admiratif de cette beauté absolument sublime» qui se cachait dans les baguettes de son pain, là dans la pâte levée, dans le «mystère infini» des bulles de la mie, de sa mie, de sa baguette de pain sortie de son fournil à lui, et que vous malheureux vous apprêtiez à ignorer superbement, odieux bâfreur, inconscient que vous étiez des «résiliences», des «liaisonnements» entre les galaxies et le pain (photos sur grand écran à l’appui), qui seuls pourraient «agrader» les ferments panifiables, mais non panifiés, encore azymes, de votre jugement déficient, «obérer les vecteurs-vie» de votre «critériologie».
Bref, chacun connaît cette inflation des mots, leur perte de valeur par prolifération d'adjonctions. Une fois de plus, Morand standard-or fixe les taux directeurs : «La littérature est d'abord une technique : celle de la connaissance des mots. [...] Le mot a une couleur, un volume, une densité qui le font unique et inchangeable. [...] notre littérature est la plus durable de nos gloires, celle qui résistera toujours au temps et à ses accidents, car sa technique tend à asservir la matière et à en obtenir, par l'économie la mieux dirigée au monde, une merveilleuse et rayonnante transformation» (C'est de la littérature). Ainsi son Anthologie de la littérature équestre est compilée non par seul goût de l’équitation, mais pour donner «un exemple du très beau français, que des hommes qui n'étaient pas des hommes de plume écrivaient à leur époque, c'est-à-dire concision, clarté, ordre dans les pensées, justesse dans les mots, dont nous n'avons presque plus idée à l'heure actuelle» (Entretien radiophonique avec Pierre Lhoste). Encore un point commun avec Céline est l’instinct de Morand pour le mot exact, la phrase fluide, l’écriture simple en sa forme et riche d’aperçus en son fond. À l’opposé de cette tradition dite de «réticence», ces deux écrivains réprouvent le bavardage, l’hyperbole et l’adverbe automatique, qu’ils identifient à une tradition étrangère de baratin, de travail bâclé et d’escroquerie. Le monsieur Magali de L’homme pressé incarne à ce titre une synthèse, tout comme certains personnages de Fouquet ou le soleil offusqué.
Morand parle une belle langue car il vit pour la Beauté. Il nous invite aujourd'hui à n'approuver ni ces haves techno-gestionnaires abstraits, désincarnés, qui prétendent au ciel des idées dans un sabir globish pour débiles mentaux, ni ces lourdauds loubards collés à la terre, obsédés par l’argent et jurant dans leur langue et sur leurs dieux qu’ils vont commettre des faits horribles à votre encontre. Des œuvres comme Tendres stocks, Ouvert la nuit, Fermé la nuit, sont de purs enchantements, la vie vivante mise en page, des appels à la révolte contre la médiocrité que nous tolérons, oui ces livres sont des rayons de lumière d'un ciel invisible, une voix dans le désert qui nous dit à peu près ceci, que ce dont notre époque engorgée du règne de la quantité a besoin c’est d’entonnoir où concasser toute sa connerie et d’orifices où l’expulser enfin, ce dont notre époque gynécocratique avec ses tabliers de sapeurs sur le nombril a besoin c’est de Pierre Niox, de docteur Destouches et de Paul Morand, ce dont notre époque bavarde a besoin c’est d’Aristophane qui taille dans le gras des boyaux socratiques de la «pensée contre soi-même» et ses mille paradoxes inutiles. Morand c'est le retour du bon sens contre le pilpoul, du Blaise Pascal concis contre la fanfreluche baroque, c'est le moment où les nutriments d’un régime azoté viennent purger l’enflure d’années de Nutella et Red Bull, c'est le grand vent heureux pour rincer à l’air pur des bronchioles encrassées de cannabis dépresseur. Ce dont notre époque dispersée dans le fouillis décousu des index thématiques a besoin c’est d’apprendre dans l’ordre par strates chronologiques, de larguer loin la graisse, l’avachi et l’œstrogène, le rabougri du bibelot inutile qui par-dessus le marché exige soins et précautions. C’est l’engraissement qui engendre le bibelot, l’excès qui enfante l’aporie. La première partie de L'homme pressé est l'hymne le plus risqué et le plus réussi à la plus grande beauté, d'une intensité plus grande encore que les plus poignantes pages du Loup des steppes. C'est un plan-séquence, cent pages en une seule traite, un livre qui n'est pas écrit, qui est chanté, qui est crié en lettres dans vos mains, pour traduire une vie si variée, si prenante, si plaisante qu'elle récuse même le sommeil (ce passage extraordinaire où Pierre Niox se parle à lui-même pour tenter à contrecœur de s'endormir alors que la vie l'appelle à une veille perpétuelle). Morand est un réformateur, un apologiste de la vraie forme, du vrai Beau. Oui, c'est ainsi qu'il faut vivre, pour la beauté, pour ce moment de la beauté, quand l’effort sur soi-même ravive le teint et amplifie la respiration, quand la hausse de température interne exsude les humeurs rentrées qui tournaient en circuit fermé, quand le strigile racle l’excédent huileux des suints de l’épiderme, quand le fil à plomb retaille les courbes tortueuses de ces panses concaves, pour que revienne l’évidence rectiligne, longiligne, de l’élan vers le ciel du corps comme flèche de cathédrale et comme temple digne de l’esprit cher à Céline «tout en ferveur pour le gratuit», que reviennent les femmes distinguées sous l’égide immortel des trois Diana (Rigg, Spencer, Mitford), et la clarté langue d'oïl des Céline, Morand, la concision des Pascal, La Fontaine, le lyrisme des Rostand, Chénier, dans un monde où les hommes sont des hommes et les femmes sont des femmes, dans la tranquillité d’un ordre vertical. Morand redonne ses droits à la vitesse, à la ligne directe de l’abdomen plat et du tracé antique, de l’écriture claire, du mot exact et de la pensée ordonnée. Morand rétablit dans ses droits à régner sur nous la joie, pour qu’elle devienne enthousiasme «Dieu en nous». La clarté, la beauté, la joie. Telle est la véritable «ligne claire». Ajoutez-y le dernier sursaut européen de légende, de grandeur, de mystère, ce sera la révolte Art déco.
La révolte Art déco
A la séquence Art Nouveau maladive et à ses grossesses nerveuses qui accouchent d’une guerre et d’un quasi-génocide des hommes de France de 20 à 40 ans (sa partie la plus forte, la plus capable, son trésor) succède l’Art déco, la réforme virile, fonctionnelle, qui tiendra le pari d’unir le sobre et le majestueux (le palais de Chaillot, le musée des colonies). Le dorique succède au ionique. Dans l’Art déco la forme est ramassée, rentrée dans la pierre d’où elle ne sort que pour marquer l’essentiel. Le visage est réduit aux ombres de l’arcade sourcilière, aux méplats des joues, prêt à chausser le casque d’hoplite ajusté comme une seconde peau. L’Art déco veut suggérer, évoquer, proposer, mais pas plus. Paul Morand sera avec Louis-Ferdinand Céline le grand auteur Art déco. Chez eux la métaphore sert à embaucher le lecteur, à le faire coopérer, à l’inviter à dégager de sa gangue la forme vivante. On ne montre pas du doigt, on circonscrit, même lorsque toute la conversation ordinaire nous presse de nous expliquer, de nous définir dans la société par le facile, vulgaire, médiocre, le dégoûtant «tu fais quoi dans la vie ?». Revenons à la philocalie. «On entrait dans son regard comme dans un bain» (La nuit turque) et non pas un misérable «elle avait les yeux bleus» est le type-même de la locution morandienne : elle se gare autant du vulgaire que du snobisme, et ranime nos sensations muettes («le monde est un panorama muet» dira Céline), et rétablit la dimension extraordinaire de la vie que par accoutumance nous prenions pour ordinaire. L’impression agréable du face à face est traduite par Morand au mot près, et pourtant par un détour, et pourtant c’est ça. Pas d’étalage, on ne prononce pas le visqueux «je t’aime», summum de grossièreté, juron offusquant Roxane, mais on se cache sous son balcon et là on ose donner un modelé littéraire aux sensations, par touches, comme un gentil nuage dans un ciel de Claude Gelée, on ose le lyrisme. Les pythagoriciens disaient «Cache le dieu que tu adores», d’autres taisaient son nom, pour ne pas définir l’infini. Ainsi les scènes de déclaration de Bouddha vivant ou de L’homme pressé demeurent avec celles que l’on peut trouver chez Céline, parmi les plus belles, les plus nobles, les plus pures traductions en mots du délire où la Nature plonge un homme épris. Le monde apparaît à Morand souvent comme un délire, l’auteur est en contact avec la forme originelle et inaltérée des choses et il faut pour la restituer une forme narrative agie par ce délire. Ainsi l’écriture Art déco est expressive mais réticente, car comme la métrique ancienne ne tarit pas l’inspiration du poète mais en hausse la source, la contrainte qu’exerce l’exigence d’un raffinement vrai et d'un délire vrai ne dessèche pas la plume, elle l’affine, elle la trempe dans la vérité du sang de l’écrivain pour qu’il le transfuse au lecteur, et que tous deux se comprennent ainsi par le conciliabule littéraire. Morand se tient dans l'histoire à équidistance de deux écueils .Si le sentimentalisme 1900 pêche par excès, la dialectique historique verra quelques 60 ans plus tard le triomphe du vice opposé, celui de l’école marxiste des Gattari, Sartre et Marcuse qui tiendra le haut du pavé désormais, et qui était d’accord sur une chose avec les tenants de l’idéologie libérale: l'écriture lourde, techniciste, rentrée au marteau-piqueur dans la page. Ainsi le 25 décembre 1970 Morand note : «Quand je lis «L’accroissement de la productivité est affaire de rationalisation», je me sens pris d’un tel désespoir que je souhaite ne plus entendre parler français» (Journal inutile).
Conspiration universelle contre la Beauté
Mais le diable est prince de ce monde et la Création gît au pouvoir du malin. Son but est de faire crever de désespoir les esthètes, de leur couper par treillage de réseau invisible l’accès à l’air libre, de les agonir de laideur, de les asphyxier de plastique, de les mazouter de tam-tam, de les tuer de grossièreté en outrageant leur raffinement, en ruant dans leur sensibilité de les dégoûter de leurs goûts, de pourrir leur champ de vision, de transmuter leur paysage naturel en dépotoir de parpaings sordides, où s'agite l'éolienne monstrueuse, prétendu remède à la radioactivité quand ses pales rotatives figurent le pictogramme même de la radioactivité, par milliers d'exemplaires, et à cinquante mètres de haut. Monde d'inversion obscène emporté dans le hideux toujours plus loin de la beauté patrie des esthètes dont le mot France fut longtemps synonyme. Si Morand évoque le feu aux joues certaines atrocités méconnues du vulgaire dans la Russie des années 1920 (Je brûle Moscou), ou des mœurs étranges des classes aisées cent ans avant Jeffrey Epstein (Nicu Petrescu, Hécate et ses chiens) il le fait toujours avec la retenue qui sied au diplomate dont on guette la moindre virgule, avec le ton qui convient aux gens du monde dont il est et veut rester. Il y a du Weininger chez Morand qui a identifié les prédateurs de l'Europe et leur haine de l'honnête homme, cette espèce depuis éteinte qui alliait culture, virilité, bonnes manières, ascèse, générosité et indépendance. Les étonnants Paris-Tombouctou, Hiver Caraïbes et surtout Magie noire rappellent en plusieurs endroits que les atrocités du vaudou ne sont qu’une préhistoire grossière de la kabbale. Le terme ghetto jadis désignait le yishouv, aujourd’hui il désigne la cité de banlieue. De ces deux mondes en apparence distincts Morand aide à comprendre les similitudes, l’alliance objective voire la stricte filiation. Nous sommes là au cœur de Magie noire, devant une démonstration qui est en filigrane de toute l’œuvre de Lovecraft et qui sera reprise par Céline dans Bagatelle pour un massacre, à savoir qu’il n’y a pas de frontière spirituelle entre le sémitisme et la magie noire, et que la synagogue ne professe en définitive qu’un vaudou érudit, codifié et abrité derrière une série de médiations dialectiques. Une nouvelle comme La chèvre sans corne, entièrement documentée sur place dans l’Afrique tribale des années 1920, est nette à ce sujet : les doctrines de l’hérédité des péchés, de la Pâque sanglante, de l’endogamie polygamique, de la malédiction héréditaire, de la loi de clan et de tribu, de la mise en esclavage des tribus ennemies proviennent toutes d’un paléolithique africain né du fond des âges perpétué sans modification jusqu’au coup d’arrêt porté par la colonisation européenne, coup d’arrêt que l’on crût à l’époque définitif. Faisons un bref détour par Howard Phillips Lovecraft, contemporain de Morand. La correspondance du reclus de Providence avec Frank Belknap Long est la clé de compréhension du sens profond que recouvrent les monstres peuplant son œuvre, monstres dont les caractéristiques physiques et les facultés spirituelles figurent, transposées en «science-fiction», les peuples sub-sahariens ou levantins d’une part, et leur religion d’autre part. Yog-Sothot par exemple, incarne le dieu qui règne sur la terre : le diable, auquel est voué depuis des temps immémoriaux par des populations recluses dans des isolats, un culte calqué sur la liturgie catholique, mais entièrement inversé. Ces cultes sanguinaires d’une humanité primitive seraient passés dans un Orient dont le monothéisme viscéral d’un dieu apophatique serait en fait le culte du diable «maître de la terre», culte approfondi par des révélations successives au fil des générations, jusqu’à être rendu imperceptible à notre époque toute de scientisme et de raisonnement logique. Ainsi la religion chrétienne à laquelle nous sommes tant habitués qu’elle indiffère, serait non pas la religion «normale» mais la religion «extraordinaire» de l’humanité, l’erreur systémique du Mal, le bogue de la matrice, l’unique fleur poussée sur le fumier qui couvre le monde, la minuscule fenêtre de tir du Bien à travers l’océan infini du Mal éternel. Un mal certes jeté dans les profondeurs des enfers mais qui pousse sous la croûte terrestre pour resurgir : les monstres de Lovecraft n’attendent qu’un signal pour régner à nouveau, idem de la bête du livre de l’Apocalypse, quant au Tsar noir de Morand, à peine arrivé au pouvoir, il «autorisa le libre culte du vaudou […], le serpent sacré reparut. Dans la cathédrale devenu Grand Temple, on éleva des singes, et l’on dressa des phallus d’acajou devant lesquels défila la jeunesse des écoles, récitant des poésies créoles». Balivernes ? Projections de voyageur en proie à l’insolation ? C’est pourtant toute notre époque en pleine lumière et bien dans l’ordre qui passe devant nous : le serpent du mensonge, le singe copieur diabolique, l’idole phalloïde de la pornographie, la pédérastie sûre d’elle-même, le sabir scolaire pour débiles mentaux permettant d’abaisser le sens critique pour régner sur des crétins maintenus dans l’ignorance... Un vague parfum de chapitre 28 du Deutéronome. Accomplissement des malédictions promises en cas d’infidélité du peuple à l’alliance, salaire de l’irréligion : lorsque l’on ricane du sacrifice non sanglant et de la transsubstantiation, le vrai sang des sacrifices sanglants redevient soudain «l’aliment apprécié du dieu et sa plus belle fête».
On peut lire sur Morand une grande quantité d’exégèses erronées, et rares sont les lecteurs qui entrent vraiment dans ses textes. Le voyage c'est le dépucelage du mythe. Morand le voyageur ne s'est jamais fait le chantre de l'autre, le contempteur des rivages exotiques aux mille mystères qui auraient tant à nous apprendre sur nous-mêmes comme disent les critiques littéraires qui lisent en diagonale. Au contraire Morand est demeuré après cent pays visités l'apologiste de la plus grande France, des bonnes manières européennes, des visages clairs à nez tranchant, des jardins fleuris. Le voyage l'a confirmé dans son intuition de toujours à savoir qu'il n'y a qu'une seule civilisation, l’européenne, et que le reste du monde est irrémédiablement affreux, crasseux, bestial, et que cette dualité simpliste mais avérée commande de vivre soit claquemuré en des frontières défendues soit déployé au-dehors d'elles pour civiliser ce qui ne l'est pas. Conquérir ou être conquis, certes le monde est à ce point simple, c'est pourquoi les intellectuels salariés et les penseurs d'État flairant là un risque de chômage technique aiment tant compliquer absurdement les relevés pour brouiller les cartes. Assumer la simplicité du monde est chose douloureuse, c'est pourquoi l'on délègue la vision de cette clarté terrible à des boucs-émissaires que l'on nomme alors «fascistes», or qui peut assumer l’appellation fasciste ? Morand a fait le tour d'un cercle dont les autres ne connaissent qu'une portion appelée hémicycle (importance de ces symboles pour les hermétistes qui ont mis en place la notion d'assemblée nationale avec une droite, une gauche, et un «arc républicain»).
Hormis Léon Daudet, Robert Poulet et quelques autres, les critiques l’ont compris de travers. Ils croyaient lire une apologie de la vitesse alors qu’ils avaient sous les yeux une mise en garde, ils croyaient voir une célébration des cultures noires quand il s’agissait d’un avertissement aux générations futures.
Conclusion
Sa clarté d'expression, sons sens de la constriction et de l’ironie font de Paul Morand le type même du vrai classique, jalon le plus récent d’une généalogie qui remonte à Aristophane, tradition où la légèreté cache la profondeur, position équidistante d’Euripide et de Socrate, tenant en égale aversion la préciosité et l’abstraction. Il va sans dire que Pierre Niox, le personnage principal de L’homme pressé soit Paul Morand lui-même. En homme qui connaît son propre fond, il voyait dans son personnage ses propres défauts, et même la mort à laquelle il serait destiné: la défaillance cardiaque. Morand, toujours actif, éveillé, méditatif, ne pouvait être atteint d’aucune défaillance ni de la tête, ni du sang ni du foie. A la fin de sa vie son arthrose l’obligeait encore à la culture physique quotidienne. Lorsque Paul Morand mourut d’un infarctus pendant son sport, à 88 ans, l’homme rejoignit le personnage.
Convaincu de la dimension divine de l’existence, habité par «une certitude physique de l’immortalité de l’âme» (Entretien avec Pierre-André Boutang), Morand garda toute sa vie ce sens du concret même dans la mystique tel qu’il apparaît chez Isaac le Syrien, Jean Climaque, et dans toute la Philocalie de ces pères neptiques de l'église orthodoxe soucieux de se rendre au ciel par l’exercice pratique. C’est le vécu qui parle, sanctionné par l’expérience concrète, et non l’intellect, ni les idées, ni la fantaisie. Tout destinait Morand à reposer au côté de sa femme Hélène au cimetière orthodoxe de Trieste, «veillé par cette foi orthodoxe […] une religion par bonheur immobile, qui parle encore le premier langage des Évangiles».
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