Libra de Don DeLillo, par Gregory Mion (07/10/2020)
Crédits photographiques : Jessica Rinaldi (The Boston Globe).
Joseph Conrad, L’Agent secret.
Signalons d’emblée que de nombreuses stratégies narratives et expressions de Libra ont notablement influencé James Ellroy, en particulier pour le premier segment de son roman American Death Trip où il revient sur quatre jours mythiques de l’Histoire américaine, quatre soleils crépusculaires qui se sont levés entre le 22 et le 25 novembre 1963. N’étant pas spécialement porté sur le compliment ou fagoté par la servilité des petits écrivains, Ellroy a plusieurs fois reconnu sa dette intellectuelle envers DeLillo, ce qui permet de situer l’importance de cette œuvre qui attend désormais un prix Nobel légitime – sûrement depuis la publication d’Outremonde à la fin du XXe siècle.
Pas nécessairement le roman le plus connu ou le plus apprécié de DeLillo, le long et luxuriant Libra respecte la chronologie consacrée des comings and goings d’Oswald, du Bronx à La Nouvelle-Orléans, du Japon à Fort Worth, de Moscou à Minsk, puis de Mexico à Dallas en repassant par certains centres névralgiques du midi américain, le tout aboutissant dans une insignifiante nécropole de Fort Worth, le 25 novembre 1963 (4), où une tombe fraîchement creusée surveille le cercueil de celui qu’on va d’abord enterrer sous le pseudonyme de William Bobo. Commencé avec Oswald au milieu des lignes profuses du métro de New York, le roman s’achève aussi avec Oswald, et, en un sens, la mappemonde sophistiquée des souterrains new-yorkais annonce l’inextricable réseau existentiel de ce jeune homme qu’on aura chargé et déchargé de tous les symptômes, de toutes les passions et de toutes les humeurs de l’humanité. À vrai dire, le nom même d’Oswald n’est possiblement qu’un pseudonyme, une invention nominale parmi tant d’autres, et Don DeLillo, jamais avare de complexité, s’amuse de cette constellation d’identités qui jalonne l’insaisissable courbe de vie de celui qui a soi-disant fourni à Zapruder l’occasion d’un court-métrage d’anthologie. À la fois lui et non-lui, illusion d’optique performante et opium de la populace, Oswald dément les moindres hypothèses, nargue le principe de non-contradiction et déjoue les perceptions communes, figurant un axe de fiction permanent au cœur d’une réalité qu’il semble incapable d’épouser. Au fond et d’une manière croissante, au fur et à mesure qu’il s’avance vers l’année 1963 et son fatidique mois de novembre, Lee Harvey Oswald amplifie ses qualités de personnage et perd ses attributs de personne, devenant malgré lui le hochet des inénarrables inspirations de l’Histoire. C’est du moins la thèse romanesque endossée par Don DeLillo : malgré les velléités d’Oswald qui croit volontiers façonner l’Histoire, il est au contraire façonné par elle et par de multiples associations de malfaiteurs, disséminées entre la CIA et la mafia, toutes possédées par le ressentiment du débarquement de la baie des Cochons. Il n’est donc pas tant un homme d’action qu’un homme de la réaction, un homme assurément dupé, un homme égaré, rejeté dans la dialectique arachnéenne des forces invisibles et des plus arrogantes ambitions humaines.
La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.
Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, don delillo, gregory mion, libra, éditions actes sud | |
Imprimer