L’Amérique en guerre (22) : Whitman de Barlen Pyamootoo, par Gregory Mion (06/04/2021)

Crédits photographiques : Peter Byrne (PA).
2550677439.jpgL'Amérique en guerre.









IMG_8983.JPGNote préliminaire : Les Éditions de l’Olivier, plus pressées d’envoyer des services de presse aux illettrés journalistiques plutôt qu’à d’autres, sont au moins cohérentes sur un point. Quand on ne prend même pas la peine de correctement relire ce que l’on publie, on se contente effectivement de relations bêtement instrumentales avec la lie humaine qui nous ressemble. Ainsi le beau livre de Barlen Pyamootoo, au printemps 2019, a-t-il été traité avec tout le mépris d’un éditeur sans doute davantage préoccupé à fignoler la rinçure de Jean-Paul Dubois qui devait recevoir à l’automne 2019 le prix Goncourt, cet écusson de vulgarité destiné à tous les imbéciles de France. En cela, il est tout à fait inadmissible que dès la première page du roman de Barlen Pyamootoo, l’usage d’un «après que» soit suivi d’un subjonctif (et la faute est malheureusement récurrente). Une simple relecture pas même sérieuse eût expurgé ces erreurs somme toute classiques. Que les Éditions de l’Olivier prennent bonne note de ces remarques et relancent au plus tôt une impression amendée du livre de Barlen Pyamootoo. Ce n’est toutefois pas gagné quand on sait que l’équipe de ladite maison s’apparente de plus en plus à un réseau d’analphabètes à la solde de tous les Putanats d’ici et d’ailleurs.

«Il n’était pas grand, c’était simplement les choses qu’il faisait, qu’il était en train de faire, nous le savions, en train de faire en Virginie et dans le Tennessee, qui nous le faisaient paraître grand.»
William Faulkner, L’invaincu.

Avec sa «tignasse de clown ou de sorcier qui peut faire peur», «grand et large d’épaules», le visage couvert d’une «barbe grise et hirsute» (p. 25), tel fut Walt Whitman pour ses apparences légendaires et tel est-il sous la plume de Barlen Pyamootoo dans son roman qui porte pudiquement le nom du poète (1). Ici, pourtant, il s’agit moins de romancer la vie de celui qui composa les mythiques Feuilles d’herbe que de se concentrer sur un moment particulier du mois de décembre 1862, lorsque Walt Whitman (1819-1892) apprend par le journal que son frère cadet George Whitman (1829-1901) a été blessé à la bataille de Fredericksburg. Enrôlé dans la compagnie D parmi le régiment des «volontaires de New York» (p. 39), ligué à l’armée du Potomac sous les ordres du colonel unioniste Edward Ferrero, le brave George Whitman n’a pas reculé quand les directives de son camp l’ont catapulté à Fredericksburg, pour un combat qui avait tout l’air d’une mission suicide au sein de cet hiver glacial en Virginie (cf. pp. 107-112). Ce n’est donc pas lesté de la meilleure sérénité que Walt se met en route depuis Brooklyn pour rejoindre le chevet de son frère dont il suppose que le corps éprouvé a été transféré dans un hôpital de Washington, là où l’on envoie communément et opportunément les soldats blessés en Virginie, à un peu moins de cent kilomètres de la capitale fédérale des États-Unis. Et à peine est-il parti que Walt, égal à lui-même, songe «à la guerre qui disloque le pays et les familles», de même qu’il se soucie du «cœur mal en point de sa mère» (p. 10).
Par le ferry et par le train, Walt colporte ses craintes et son humanité, âme fraternelle étendue au monde entier. Au demeurant, si plus personne ne doute aujourd’hui des qualités morales du poète des Feuilles d’herbe, il était à cette époque-là plutôt dédaigné, comme en témoigne une lettre d’Emily Dickinson où elle attribue quelque bien-fondé à la rumeur qui parle de Whitman comme d’un «homme scandaleux» (2). Or Whitman hérita de son père «l’amour des gens du peuple et la foi en la démocratie» (p. 15). Il était et il subsiste tel un oracle unificateur de l’Amérique, tel un point de transition de tous les Américains, et l’on peut imaginer, en pleine guerre de Sécession, les serrements de cœur qu’il dut endurer en observant et en vivant la déréalisation de son pays dont l’acte de naissance fut une paraphrase de l’idée de rassemblement. On devine encore ce qu’il a dû ressentir ce jour boréal de décembre en avisant la baie de Manhattan (cf. p. 22), symbole d’accueil et d’espérance, estuaire de l’Hudson dont les bras fluviaux dénotent autant de promesses d’intégration et d’enracinement pour ceux qui en découvrent l’illustre aval. Partout la fraternité s’affirme pour Whitman malgré l’épreuve de l’Histoire et la cruauté de la vie, et, en cheminant obstinément vers Washington, il s’engage autant pour sa famille que pour le peuple américain, parfaite contradiction des inimitiés transbordées par la redoutable fratrie que R. L. Stevenson a magistralement décrite dans Le Maître de Ballantrae.
Dès sa descente du train à Washington, une odeur saisit tous les sens de Walt, une odeur qui «rappelle d’abord le sang et les excréments, puis le pus et la gangrène, et la mort qui a pointé son nez dans l’ordre accoutumé» (p. 38). Il s’agit des terribles émanations d’un couvent restructuré en hôpital, d’un lieu de quiétude originel transformé en lieu d’inquiétude clinique. S’entassent là des soldats revenus «de l’enfer après y avoir enterré [leurs] rêves d’innocence et appris sur [eux-mêmes] des secrets qu’on ne dévoilera jamais» (p. 41). La masse de cette soldatesque mutilée confond les combattants de l’Union et les combattants de la Confédération. L’hétérogénéité des blessures s’atomise dans l’homogénéité de ces «haies de mourants» (p. 44) floués par des raisons politiques inavouables. Il y a ici les éléments d’une «filouterie et [d’une] réalité [injurieuses]» (3), l’irrésistible sensation d’une population trompée, trahie, utilisée selon des finalités orgueilleuses et scandaleusement détraquées. Sans se défiler devant ces grand-guignolesques tableaux, Walt parcourt durant toute la nuit les hôpitaux saturés de Washington. Il visite une «bonne quarantaine» (p. 45) d’établissements anciens ou tout récemment aménagés, courant d’un coin à l’autre d’une ville qui n’est plus qu’un immense hôpital en extension, une vaste léproserie où la jeunesse américaine vient achever de souffrir et de vivre, condamnée à l’anonymat du nombre qui rend souvent anecdotique le scrupule de l’identité. Ainsi les hôpitaux de la guerre ne sont que des fosses communes anticipées, des antichambres de la mort de masse où finit d’exister la jeune génération sacrifiée, macabre succession de pandémoniums où des «soldats vaincus [et] si terriblement ailleurs» (p. 47) regardent déjà du côté des ténèbres malgré l’effort désespéré de leurs sauveteurs dépassés. Ces troupiers ne sont plus que des spectres contrariés qui vont encore hésiter quelques heures ou quelques jours avant de rallier un des fleuves de l’Enfer, c’est-à-dire l’une des antinomies de l’Hudson tantôt célébré.

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La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.

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