Frankenstein de James Whale, par Francis Moury (30/07/2021)
1- Frankenstein (1931) de James Whale.
2- La fiancée de Frankenstein (1935) du même.
3- Le fils de Frankenstein(1939) de Rowland V. Lee.
4- Le spectre de Frankenstein(1942) de Erle C. Kenton.
5- Frankenstein rencontre le Loup-garou (1943) de Roy William Neill.
6- La maison de Frankenstein(1944) de Erle C. Kenton.
7- Deux nigauds contre Frankenstein (1948) de Charles T. Barton.
Did I request thee, Maker, from my clay
To mould me man ? Did I solicit thee,
From darkness to promote me ?
John Milton (1608-1674), Lost Paradise / Le Paradis perdu (1667), livre X, vers 743-745.
Résumé du scénario
Dans la région germanique de Goldstat, vers la fin du dix-neuvième ou le début du vingtième siècle. Le docteur Henrich Frankenstein veut créer un être humain vivant à partir de fragments de cadavres secrètement déterrés. Méprisant les avertissements de son ancien professeur d'université et négligeant les inquiétudes de sa fiancée, il leur insuffle la vie grâce à un procédé électro-biologique, à la faveur d’une grandiose nuit d’orage. La créature a un esprit enfantin et, par accident, le cerveau d'un criminel : sa puissance physique est redoutable et son aspect effrayant. Elle ne tarde pas à constater la méchanceté des hommes qui raniment ses propres instincts meurtriers. Elle s’échappe du laboratoire, bientôt pourchassée en raison de ses crimes tantôt accidentels tantôt volontaires, semant la terreur. Quitte à périr de la haine des hommes, la créature veut périr en même temps que l’homme bien particulier qui l’a créée. Qui des deux sortira vivant de la confrontation finale ?
Critique
Produit par Carl Laemmle Jr. pour la Universal Pictures dans la foulée du succès du Dracula (États-Unis, 1931) de Tod Browning avec Bela Lugosi, Frankenstein (États-Unis, 1931) de James Whale inaugure donc le cycle produit et distribué aux États-Unis par la Universal inspiré du roman de Mary W. Shelley (1797-1851), Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818). Le poète romantique Percy B. Shelley lui avait offert, le 06 juin 1815, un exemplaire du Paradis perdu (1667) de Milton à qui elle devait emprunter les lignes citées supra pour les mettre en exergue de la page de titre de la première édition de 1818. Frankenstein, dans le roman de Mary Shelley, se compare à l'archange maudit qui aspira à l'omnipotence, tout comme lui dorénavant enchaîné à un éternel enfer. La créature de Frankenstein lit aussi ce poème et compare son propre sort tantôt à celui du Adam, tantôt à celui du Satan, tels que décrits par Milton.
Depuis sa publication en 1818 suivie de nombreuses rééditions, ce roman fantastique avait été adapté plusieurs fois au théâtre (dès les années 1825) et même au cinéma bien avant 1931 puisque la firme Edison avait déjà distribué un film muet (de court métrage) sur le sujet en 1910. Bien des modifications avaient été effectuées par les adaptations théâtrales, parmi lesquelles citons au moins celles-ci : le prénom de Frankenstein n'est plus Victor; on lui adjoint un récupérateur de cadavres (souvenir des très réels criminels écossais Burke et Hare dont les forfaits eurent lieu en 1828 : ils tuaient des innocents dont ils revendaient ensuite les cadavres au docteur Knox, célèbre anatomiste); la créature ne parle plus alors qu'elle était éduquée et maniait parfaitement le langage dans le roman. Frankenstein ne disposait ni d'un moulin ni d'une tour de guet dans le roman de Mary Shelley : ses moyens étaient plutôt ceux d'un simple étudiant en médecine vivant isolé. Et la naissance de la créature n'avait rien de technologique ni de spectaculaire, contrairement à ce qu'on voit dans le film de Whale. Dans les anciennes pièces de théâtre, il arrivait même qu'elle naquît d'une marmite remplie de produits chimiques. Il y eut en outre, au sein de l'équipe de production Universal, une intéressante discussion sur la nécessité d'angliciser totalement l'intrigue en supprimant les noms à consonance germanique : le résultat fut un compromis assez étrange, ni franchement localisé ni franchement daté. En revanche, certains éléments de la vieille tradition théâtrale furent préservés par le film de Whale : par exemple, le générique d'ouverture ne mentionne pas le nom de l'acteur Boris Karloff comme interprète du monstre : un simple point d'interrogation figure à sa place.
On sait que le cinéaste français Robert Florey, amateur de fantastique et récemment arrivé à Hollywood, avait d’abord été pressenti comme réalisateur par Richard Schayer, le conseiller littéraire du producteur Carl Laemmle Jr. Et que Florey tourna bel et bien, dans les décors du film de Browning de 1931, deux bobines d’essais avec Bela Lugosi dans le rôle du monstre, maquillé par Jack Pierce mais que l’acteur refusa d’aller plus loin, gêné par le maquillage d’une part, le peu de dialogues accordé à son personnage, d’autre part. Et on sait que James Whale reprit le projet en songeant cette fois-ci à Boris Karloff (de son véritable nom William Henry Pratt) comme interprète du monstre. La pièce de théâtre de Peggy Webling et son adaptation par le scénario de John L. Balderston (aussi l’auteur du scénario de Dracula de 1931 et du scénario de La Momie (États-Unis, 1933) de Karl Freund) et Robert Florey (non crédité au générique) aboutit donc à un film certes considérablement différent du roman initial mais néanmoins tout à fait remarquable par sa puissance dramatique et sa beauté plastique.
La version James Whale de 1931 est bel et bien la version matricielle de toute la filmographie moderne du thème, par rapport à laquelle chaque nouvelle tentative est amenée à se définir en l’imitant ou en en prenant le contre-pied. La mise en scène parvient à dynamiser de l’intérieur, par sa violence visuelle récurrente et sa pureté absolue, atteignant sans effort jusqu’à l’ampleur la plus majestueuse et la plus originale, le matériel écrit à sa disposition. Même si Whale a évidemment été influencé par la séquence correspondante du Metropolis (Allemagne, 1926) de Fritz Lang, il faut admirer sa séquence de naissance du monstre comme un morceau de bravoure technique et dramatique. Le plan célèbre dans lequel, durant la chasse finale au monstre, créateur et créature s’affrontent un instant du regard, avec une inquiétude commune, est un autre exemple de cette économie dramatique, au symbolisme nullement plaqué. Whale avait le sens de la beauté et de la tragédie car il avait connu la mort et la peur de près pendant la Première guerre mondiale. C’était un esthète raffiné, au goût sûr, et dont le génie visionnaire authentique s'approfondira encore dans le film suivant de 1935. L’interprétation bouleversante de Karloff, le maquillage créé par Jack Pierce, la direction de la photographie d’Arthur Edeson influencé par l’expressionnisme allemand, la beauté des décors de Charles D. Hall ― ils reprenaient notamment certains éléments de décor du film fantastique The Cat and the Canary [La Volonté du mort] (États-Unis, 1927) de Paul Leni et du film de guerre All Quiet on the Western Front [À l'Ouest rien de nouveau] (États-Unis, 1930) de Lewis Milestone d'après le roman de Erich Maria Remarque ― installent définitivement le mythe et les deux personnages (créateur et créature) dans l’histoire du cinéma mondial. Colin Clive est honorable dans le rôle du baron qu’il campe d’une manière fiévreuse et romantique, assez nerveuse et originale : on l’a souvent critiqué à tort en France. L’acteur Dwight Frye confère à son personnage de bossu sadique et récupérateur de cadavres, une virulence d’une modernité et d’une violence assez étonnante tandis que Edward van Sloan incarne une vivante antithèse du baron avec une relative finesse. Les autres rôles sont conventionnels et sans grand intérêt.
À noter que la présentation pré-générique d’époque est celle de la version américaine y compris lorsqu’on regarde la version française alors que dans les copies françaises, Jean-Pierre Bouyxou (dans son remarquable petit livre Frankenstein, (éditions Serdoc, collection Premier Plan, Paris 1969, page 16) assure qu’il s’agissait d’un acteur français, Paul Reboux, substitué à l’acteur américain Edward Van Sloan. Preuve s’il en était que la version française proposée par Universal sur son édition numérique n’est pas d’époque.
À noter aussi qu’on ne cesse, depuis des dizaines d’années, d’écrire et de répéter qu’il n’y pas de musique dans ce Frankenstein. Mais, ainsi que le remarque très justement le commentateur américain de l'édition collector Universal, les génériques de début et de fin en comportent bel et bien une, et la séquence de la fête des villageois est aussi illustrée musicalement, même si c’est une partition censée être réelle et non pas surajoutée à l’action afin de la commenter. Cependant aucun compositeur n’est crédité au générique pour ces deux morceaux distincts.
À noter enfin que l'édition vidéo numérique Universal de ce classique de 1931 est munie d'un considérable dossier documentaire dans lequel interviennent des historiens (Ivan Butler) et des cinéastes historiens (Don F. Glut), sans oublier un remarquable commentaire audio de Rudy Belhmer, riche et précis, signalant ce qui est original par rapport au roman initial de Mary Shelley et même par rapport aux adaptations théâtrales et cinématographiques antérieures à 1931. Il ne s’agit pas d’un commentaire à finalité esthétique mais d’abord d'un commentaire d'histoire du cinéma, typiquement anglo-saxon, constamment nourri par les déclarations des membres de l'équipe de production et de tournage, donc par des documents de première main. Sa vocation est d'offrir des informations et des dates, des faits exacts et contrôlés.
Source technique
Coffret Frankenstein : the Legacy Collection (édition Universal, Paris, 2004).
Lien permanent | Tags : cinéma, critique cinématographique, universal, frankenstein, francis moury, james whale, mary shelley | | Imprimer