L’Amérique en guerre (25) : Outremonde de Don DeLillo, par Gregory Mion (17/10/2021)

Crédits photographiques : Willy Spiller.
2550677439.jpgL'Amérique en guerre.

«Peut-être que la Métropolis de l’avenir ne pourra vraiment s’édifier que sur le terrain vague créé par le souffle d’un conflit atomique.»
Bernard Charbonneau, Le Jardin de Babylone.


«Un joueur de baseball, c’était un homme, et pourtant, dès lors qu’il faisait partie d’une équipe, il était transformé en un animal, un mutant ou un esprit vivant au ciel auprès de Dieu.»
Paul Auster, Tombouctou.


Aperçu général d’une acropole romanesque

Outremonde.JPGProbablement l’œuvre la plus emblématique du répertoire de Don DeLillo, la plus dense et la plus difficile aussi, Outremonde (1) explore les tendances du psychisme américain pendant la Guerre Froide. En près de mille pages où alternent des moments narratifs classiques, des flux vertigineux d’omniscience, des dialogues crus et des conversations très sophistiquées, se constitue un réseau de personnages avec lesquels nous remontons le temps jusqu’aux années 1950, traversant quatre décennies de tensions nationales et de provocations internationales où plane en permanence la menace de l’arme atomique. En effet, après un prologue mémorable qui décrit un jour fameux de l’année 1951, le roman débute en 1992, en léger aval de la Guerre Froide qui fut ni plus ni moins que «l’urgence de la guerre sans la guerre» (p. 440), puis le drame s’aventure à contre-courant dans le fleuve de l’Histoire, cherchant des causes aux conséquences initialement rapportées, sollicitant un cadre pour ce tableau factuel baroque, procédant à une généalogie individuelle et collective de la conscience – et de l’inconscient – d’une nation déterminée à éliminer de son sol toutes les formes de l’idéologie soviétique et tous les signes d’un étrange marasme. En cela, une autre idéologie apparaît, celle de l’Amérique paranoïaque et arrogante, conquérante également, celle d’un peuple surexposé à de nombreuses pathologies sociales et parfois condamné à trouver des terrains d’épanouissement au sous-sol, aux carrefours de l’underground, en-deçà de la surface contaminée par la peur et par les discours officiels qui entretiennent un état d’exception obstiné vis-à-vis de l’ennemi communiste.
Une fois ces précisions liminaires énoncées, on distingue alors assez rapidement la polysémie de l’outre-monde visé par DeLillo : il s’agit conjointement du monde soviétique considéré en tant que crypte planétaire, des rares zones d’émancipation où l’on peut exercer un libre arbitre rédempteur, des «montagnes creusées dans le Nouveau-Mexique» et des «montagnes évidées dans le Colorado» (p. 499) à l’intérieur desquelles s’activent les savants fous du nucléaire, mais encore des coulisses du pouvoir américain où s’élaborent les éléments de langage arbitraires anti-communistes et les prolongements de la psychose. L’ensemble s’édifie comme une sorte de Vie mode d’emploi de Georges Perec où l’immeuble de l’existence américaine serait proposé en coupe frontale au lecteur, nous révélant certains secrets, certaines indiscrétions, certaines conspirations vraisemblables, avec cet ultime dessein, bien sûr, de nous dévoiler le dessous des cartes de la Guerre Froide. À ce titre, on peut d’ailleurs évoquer l’application jubilatoire de la «Dietrologia», un terme italien qui «signifie la science de ce qui est derrière quelque chose», l’étude minutieuse «de ce qui est derrière un événement» (p. 302). D’origine italienne, passionné de surcroît par les forces invisibles et constitutives de l’humanité, Don DeLillo, à n’en pas douter, rend ici hommage à ses racines identitaires et esthétiques, sondant les États-Unis pour mieux comprendre sa place au sein de ce pays fascinant et pour encore repousser les limites de ses pratiques romanesques. Davantage que dans le déroutant Libra ou le si prévoyant Bruit de fond, DeLillo, avec ce livre infiniment prospecteur, touche aux confins de l’Amérique et aux tréfonds d’une Terre catastrophée par le face-à-face de deux paradigmes abusifs qui se disputent une dérisoire postérité (2).
Symboliquement, du reste, tout semble partir ou graviter autour de la «Jornada del Muerto», ce lieu solitaire du Nouveau-Mexique, cet endroit le plus reclus et le plus contradictoire de la Tierra de Encanto, «site du premier essai atomique jamais réalisé» (p. 576). Dès lors qu’une explosion nucléaire se fit entendre aux abords de ces domaines abandonnés de Dieu et de ses créatures, dès lors qu’on ajouta à la désolation naturelle une désolation technique, un excès de rationalité, l’univers prit une funeste tournure et inaugura cette époque désenchantée où l’homme désormais se trouvait en capacité de s’autodétruire complètement. Si Jean-Paul Sartre repéra dans la bombe atomique le paradoxe d’une liberté supérieure, soutenant avec aplomb qu’il fallait maintenant chaque jour choisir de vivre ou de mourir (3), caractérisant de la sorte l’accablante responsabilité qui pesait sur les épaules du monde humain, il convient peut-être cette fois-ci de minimiser la philosophie et de supposer qu’un tel instrument de combat – ou instrument de dissuasion – ratifie plutôt le commencement d’une danse macabre, d’un crépuscule irrémissible, voire d’une définitive obsolescence de l’homme pour reprendre les mots judicieusement alarmistes de Günther Anders. Ce contraste qui sépare l’homme libéré par la technique de l’homme prisonnier de la technique nous rappelle, au besoin, l’ambivalence du progrès qui est à la fois une bénédiction et une malédiction. Or c’est la malédiction qui monopolise le débat, et, donc, c’est du côté de la servitude intentionnelle ou somnambule que Don DeLillo braque souvent son regard, comme si la bombe et ses dérivatifs polarisaient à peu près tout. En raison de cela, fatalement, il regarde un peu moins du côté de la liberté, qu’il approche par intermittence, moyennant ici ou là des plongées nécessaires au cœur des quartiers atypiques et des cerveaux indociles. Les soumis, les crédules, les grosses têtes vénales et les façonneurs d’aliénation se comptent par millions et les prophètes de l’autonomie, eux, sont de facto voués à circuler parmi les secteurs où quasiment nulle âme ne se rend ou ne soupçonne qu’il puisse y avoir de la vie sainte en réserve.

L’Amérique mystifiée et momifiée

Outremonde1.JPGAu seuil de ce roman admirable à maints égards, monstrueux pourrait-on dire aussi, une hypothèse relativement commune fait irruption mais son maniement littéraire unique la cristallise sur-le-champ : si l’une des ramifications de l’Histoire des États-Unis possède une acoustique, si elle produit un son à nul autre pareil, si ce timbre civilisationnel relève d’un langage particulier, celui-ci concerne indiscutablement «l’ardeur à grande échelle» (p. 11), en l’occurrence la clameur des foules qui se soulèvent au cours des événements sportifs, de même que la montée en puissance de cette foule qui s’achemine au stade, telle une somme d’individualités traduisant par son agglutinement progressif un saisissant préavis de révolution (cf. pp. 11-2). Don DeLillo, au fil d’un long prologue ahurissant (cf. pp. 11-65), ne manque pas de souligner la ligature spéciale qui unit la chose sportive à la chose historique, deux molécules qui finissent par devenir cosa mentale en Amérique, l’une et l’autre se fondant, se répondant, se déployant en un système de représentations où convergent indifféremment les dieux du stade et les ténors de la politique. S’affirme ainsi une dimension ludique assez envahissante : l’Américain ordinaire est celui qui observe continuellement les coups d’un jeu immense. Il est témoin des exploits sportifs comme il est témoin des arbitrages de son gouvernement ou de ses autorités locales. Plus le coup est spectaculaire, plus il est décisif au sein d’une matrice de règles occultement évolutives, plus l’approbation populaire sera au rendez-vous, peu soucieuse d’interroger la valeur quelquefois négative de ce qui a été applaudi avec ferveur. Il est important de gagner ou de mimer tous les comportements de la victoire, mais, en filigrane, il est tout aussi important d’y parvenir avec panache, avec héroïsme, avec finalement un sens accompli de la dramaturgie. La victoire écrasante a ses mérites mais la victoire laborieuse ou inattendue est dotée d’une envergure très avantageuse. À ce jeu-là, sportivement, l’issue des joutes n’est pas vraiment problématique et n’engage par la suite que le zèle des journalistes et des foules stupéfiées, toutefois, politiquement parlant, ces traditions dorénavant consolidées ont naguère servi des opportunistes tels que Huey Long ou bien Ignatius Donnelly (4).
Ce graduel mélange des genres a impliqué une logique maladive du divertissement exhaustif et cette idée qu’un événement – de quelque nature soit-il – a le devoir d’être par essence retentissant (sinon il est relégué dans la catégorie du sous-événement ou du non-événement). Pourtant la chronologie inversée de la Guerre Froide, chronologie que Don DeLillo travaille après son copieux préambule, insiste justement moins sur les devants de la scène que sur les coulisses de ce conflit interminable, comme si, subtilement, l’archétype du bruyant gouvernement des foules par l’action directe devait se compléter d’un nouvel arsenal d’actions indirectes. À l’amorce des années 1950, il semble donc que le glas ait sonné pour les stratégies ultra-démonstratives qui révèlent presque tout d’elles-mêmes, lestées de sommités fanfaronnes n’ayant qu’un double fond limité. De ce fait, en recourant dans ce prologue aux émotions tonitruantes d’un match de baseball d’anthologie (les New York Giants contre les Brooklyn Dodgers durant l’indélébile 3 octobre 1951), mais encore en décrivant aussi bien le troupeau que les bergers réunis au fabuleux stade unificateur, l’objectif présumé de l’auteur consiste habilement à dissocier la grandissante passivité de la masse américaine de l’activité férocement exponentielle de la minorité dirigeante, la première étant animée par la volonté de croire davantage que par la volonté de savoir, et la seconde étant préoccupée à scénariser l’inessentiel, à s’en mêler, à le mettre en spectacle, tout en conservant l’essentiel dans les forteresses inexpugnables et introuvables de l’oligarchie. Pendant que la multitude se distrait, assouvie par une succession de narrations tumultueuses, l’élite garde la main sur les événements réellement cruciaux (et ceux-là sont invariablement silencieux, discrets, joués dans les interstices des échanges géopolitiques, dans les sinueuses dialectiques de la diplomatie, dans les sections patriciennes d’une arène de baseball, cela va de soi, ou encore dans les abysses de la Terre, dans ces souterrains labyrinthiques où se fabriquent des obus qui pourraient anéantir le monde entier).
Par conséquent, il résulte des inédites duplicités de la Guerre Froide un raidissement du mensonge, de la manipulation et du divertissement juxtaposés : les personnalités apparentées à des populistes ou à des amuseurs professionnels, les athlètes également, ne sont plus que des fantoches plébiscités dont le rôle immédiat ou intermédiaire se résume grosso modo à duper les masses, à les conditionner en revendiquant leur instruction (5), tandis que, du temps révolu de Long ou de Donnelly, il pouvait subsister un lien entre un rassemblement public turbulent et la participation à un véritable destin national, à un authentique accroissement de la vitalité, ne fût-ce même que de très loin d’un point de vue métaphysique. Autrement dit, la Guerre Froide installe un astucieux dispositif de détournement de l’attention tout en feignant d’entraîner l’Amérique dans la Voie préférentielle, dans ce que l’on promeut comme étant la liberté absolue, alors même que se renforce une existence conforme à la machine capitaliste, une manière de vivre unidimensionnelle, les pieds dans les fers, triste constat qui sera nettement établi dans l’épilogue (cf. pp. 843-890). D’une façon tout à fait sinistre, nous sommes passés de l’ère des pieux mensonges aux allures hystériques, signature d’une certaine Amérique d’antan non dépourvue d’élans fédérateurs constructifs, à l’ère des mensonges païens aux allures de sérieux plaidoyers pour la vérité, associés à des événements surmédiatisés qui accaparent l’esprit critique. Cette Amérique-là, celle qui s’institue au moment de la Guerre Froide et qui s’affermit encore au lendemain de quarante ans de luttes symboliques, cette Amérique de la féérie inlassable et de l’industrie omnipotente de la frivolité, en concubinage avec des ambitions axiologiques démesurées, cette Amérique, assurément, mériterait qu’on lui administre d’emblée l’extrême-onction tant elle s’effondre sous ses intenables contradictions. On ne peut pas vouloir assumer la suprême direction de la planète tout en valorisant les innombrables constituants du tableau périodique de la régression vitale. La Guerre Froide – et tout ce qui lui a succédé – confirme par-delà son évidente et glaciale sémantique les preuves d’une inquiétante rigor mortis des esprits et des corps. Il n’est en fin de compte nullement surprenant que le Capital se nourrisse avidement au baquet de la Guerre Froide puisque l’économie occidentale aime d’autant plus la guerre que celle-ci n’en a pas l’air. Cela favorise la perpétuation et le durcissement d’un statu quo prodigieusement criminel et outrageusement légalisé, entouré de l’incessant refrain du panem et circenses.
Il n’en fallait pas tant pour attirer dans les travées privées de ce stadium new-yorkais un émérite serpent tel que J. Edgar Hoover et une vedette du gabarit de Sinatra. Qu’une équipe ou une autre remporte la mise n’a aucune sorte d’importance pour ces flambantes étoiles d’un ciel enténébré. Sur la ligne imaginaire qui incarne le chain of command de la patrie et qui conduit jusqu’aux secrets d’État, Sinatra et Hoover ne sont qu’à quelques encablures du noyau dur, à proximité de ces laboratoires prométhéens où s’écrit l’Histoire et où se perfectionnent les armes de destruction massive. Eux sont dans la confidence et les autres, tous les membres du public, toute la plèbe absorbée par l’évolution du score, vivent et meurent selon le résultat du match, à tel point d’ailleurs qu’une défaite est susceptible de ruiner d’abondants espaces urbains comme si une bombe avait été lâchée sur les maisons (cf. p. 15). Aux uns (rarissimes) la délectation de surplomber, de profiter du délire bachique des foules prisonnières du spectacle, le bonheur d’être certains d’avoir un abri antiatomique au cas où une bombe serait concrètement larguée sur l’Amérique, aux autres (ordinaires) l’ignorance diluée dans le culte récréatif, le banal hédonisme du sport, le sincère bouleversement d’apercevoir les personnes éminentes au sein d’une «tribune très sélecte» (p. 17). Avec sa «gueule de bouledogue» et son «corps épais» supportant une «tête de Bouddha» (p. 18), Hoover magnétise la multitude et se console de sa taille minuscule. Du reste, en brocardant le directeur du FBI et d’autres gros bonnets réels, Don DeLillo entrelace adroitement la réalité et la fiction, radicalisant une opération littéraire assez prisée de James Ellroy (6). Cela tend à montrer sans la moindre ambiguïté que la vulgarité, la décadence et la responsabilité proviennent toujours des élites et que le peuple n’est qu’un pâle reflet des causes premières d’une Amérique aux abois.
En outre, la description épique de ce derby qui oppose les Giants et les Dodgers sur fond de négociations politico-sensationnelles prend un aspect remarquablement dramatique à l’instant où l’agent spécial Rafferty déloge Hoover de son strapontin et l’avertit que l’Union soviétique, le fier monolithe rouge, sur son propre territoire, a «procédé à un essai atomique sur un site secret» (p. 25). Le spectre du communisme non seulement se fait plus envoûtant mais atteint aussi un degré de matérialisation qui méduse les États-Unis d’en haut comme les États-Unis d’en bas. Des rumeurs et des informations caricaturées ne cessent de se diffuser depuis les prémices de cette Cold War ainsi baptisée par George Orwell, tant et si bien qu’on explique les places libres du stade par une espèce de crainte prolétarienne vis-à-vis du lugubre péril nucléaire, mastodonte épée de Damoclès psychique suspendue au-dessus d’un pays triplement possédé par la toute-puissance de la presse, par un état d’urgence assidûment régénéré et par la volonté d’être halluciné. Le monstre paranoïaque s’empâte et devient une graisse nationale qui redoute le pire et ressasse sans relâche les vieilles rengaines du danger bolcheviste. Cela s’éternise dans un contexte de «déclin moral qui règne partout» (p. 30) et permet de penser, au détour d’une éventuelle conjecture fracassante, que les États-Unis valent moins que l’URSS. Mais d’une manière moins conjecturale et beaucoup plus patente, il est clair, a posteriori, que les USA ont manufacturé une narrativité de l’effroi au sujet du maléfice socialiste afin de structurer la nation autour d’une peur collective rentable.
Quoi qu’il en soit, nolens volens, on sent peser sur cette partie de l’Occident un couvercle baudelairien, une voûte céleste fatale, une calamiteuse vocation allégoriquement illustrée par une reproduction du Triomphe de la mort de Pieter Bruegel l’Ancien dans le magazine Life, publication hebdomadaire au titre si aberrant quand on songe aux implications herméneutiques de ce chef-d’œuvre de la Renaissance flamande (cf. pp. 44-5 et 53-5). C’est un mouvement de foule consécutif à une euphorie sportive qui a fait planer la double-page déchirée du tableau de Bruegel jusqu’aux mains révulsées de Hoover. Parmi les divers objets que le public balance sur la pelouse du stade, il y a des papiers, des fragments de journaux, des morceaux de magazines, des objets non identifiés, puis, comme un fait exprès, Le Triomphe de la mort reproduit avec pompe atterrit dans l’orbite de Hoover et ce dernier s’en indigne tout autant qu’il s’en trouve éberlué. En effet, sur le segment tribord de cette terrible peinture, se dessine «une sorte de trou de l’enfer», un orifice censément ergonomique, une bouche fonctionnelle «qui pourrait être un tunnel de métro ou un couloir de bureaux» (p. 44), écho anticipé d’une Amérique grégaire, massifiée, une nation forcenée dont le peuple s’entasse sous le couperet de la Faucheuse après avoir tutoyé les sommets de la pulsion de mort. C’est le pays dans son intégralité qui se voit aspiré par un trou noir, par une puante douve du Slough of Despond de John Bunyan, aimanté par une sombre destinée irréversible et contre laquelle ne résiste aucun secours providentiel. La gouvernance des États-Unis gît métaphoriquement sur l’œuvre de Bruegel et se rattache à une monarchie absolue des suprématies malfaisantes. Il ne s’agit pas d’une terre de la composition, de la fertilisation – il s’agit d’un nuisible royaume de la croix inversée, royaume tout entier assujetti aux agents maudits de la décomposition, de la putréfaction. À quelque niveau que ce soit de l’Amérique, «les morts sont venus prendre les vivants» (p. 53), les pécheurs, les canailles, les scélérats, les concupiscents et les damnés, tous autant qu’ils sont, déferlent en essaims vengeurs pour proclamer que «la Mort est partout», que la «Conflagration» arrive prestement, que «la Terreur universelle» (p. 54) est imminente, symptomatique d’un monde où la bombe à fission existe insolemment et occupe par-dessus le marché une position centrale dans les pourparlers internationaux (cf. p. 55).
Outremonde3.JPGOr à cette déflagration prochaine correspond la déflagration présente de la victoire inespérée des Giants, les deux fracas se réfléchissant sur l’œil vitrifié d’un Shéol atlantique, victoire obtenue par le biais d’un home run de Bobby Thomson au détriment d’un lancer de Ralph Branca. On discute du point d’impact de la balle à l’instar du lieu «où le général Lee s’est rendu à Grant» (p. 64) ou encore, cela se pourrait, à l’instar de cet endroit où les Russes viennent de tester leur matériel nucléaire. D’égal à égal avec la politique, avec la valse historique, le sport est en mesure de courber l’espace-temps le plus manifeste et de s’emparer des consciences pour une durée indéterminée. Le sport tel qu’en lui-même l’Amérique l’éprouve insinue quelque chose comme une sécurité intérieure (cf. pp. 64 et 185). Il est résolument «une note de bas de page à la fin de la guerre» organique (p. 105) et surtout il est un expédient qui noie le poisson, qui dissimule des guerres particulièrement abstraites, inorganiques, tout en provoquant des dissensions à une échelle insoupçonnable de l’économie, suscitant de déplorables crispations commerciales et culturelles. Par conséquent nous comprenons que la balle propulsée par Thomson puisse être dotée d’une aura aussi éblouissante qu’un bibelot qui eût appartenu aux annales du pouvoir politique. En définitive, le projectile de Thomson est d’autant plus primordial qu’il figure le réifiant levier d’Outremonde, passant d’un coin à l’autre du pays en fonction de la flamme spéculative de certains fanatiques, acquérant progressivement l’attractivité d’une bombe à neutrons, devenant l’irréprochable insigne d’un empire sur autrui. Et l’on se dispute la balle pendant qu’à d’autres strates plus enfouies des imbrications humaines, infailliblement, l’on se bagarre pour de plus considérables prestiges. En tant que telle, cette balle de baseball sublimée par Bobby Thomson est l’expression d’un vigoureux tropisme de la convoitise et d’un instinct furieux qui pousse les hommes à mythologiser le réel. Elle est une source de gravitation quasi universelle à l’image du violon de Jaume Cabré dans Confiteor, tangible fusil de Tchekhov surchargé, revenant de façon lancinante tout au long du roman, notamment durant les épisodes touchant aux pathétiques pérégrinations de Manx Martin.
Résident du quartier de Harlem dans le septentrion lésé de Manhattan, le dénommé Manx Martin a mis le grappin sur le trophée de son jeune fils Cotter, un butin dangereusement conquis en cette journée du 3 octobre 1951 à l’occasion du match inoubliable et d’une auto-prescription d’école buissonnière. À force de ruse et d’obstination, Cotter a pu intercepter la balle du home run et la ramener chez lui, au nez et à la barbe d’un poursuivant hargneux. Sans le savoir, il a été la petite main socialement opprimée par laquelle un chapitre de la mythologie sportive s’est écrit, parallèlement au chapitre des tensions idéologiques qui se sont accrues ce même jour. Par ailleurs, la constante miscibilité du phénomène sportif et du phénomène politique découvre son apogée à travers la réflexion intempestive d’un collectionneur de baseball – Marvin Lundy – qui s’est rendu compte que le noyau radioactif d’une bombe atomique est «exactement de la même taille qu’une balle de baseball» (p. 187). C’est aussi Marvin Lundy, soit dit en passant, qui stipule que les sièges inoccupés lors de la rencontre entre les Giants et les Dodgers sont le signe irréfutable d’une irruption de la temporalité historique dans la temporalité festive. Qu’elle soit raisonnée ou impulsive, la peur de l’attaque nucléaire est un horizon palpable pour les Américains des années 1950 et de toutes les années postérieures qui ont dûment justifié la terminologie d’une Guerre Froide (cf. p. 264). Au demeurant, cette intrication étrange de la trajectoire d’une balle de baseball avec la trajectoire de l’arme atomique certifie le genre de valeur démultipliée de l’objet sphérique projeté par Thompson, et, parce que Manx Martin n’est qu’un épiphénomène trivial au milieu de cette phénoménalité magique, parce qu’il n’est qu’un misérable nègre incapable de s’apercevoir des enjeux à long terme, broyé de surcroît par «l’éternel sujet de la dèche» (p. 161), il était inévitable qu’il subtilisât le trésor de son rejeton afin de le vendre aussitôt au plus offrant, au plus malin des clients, stupide colporteur de la médiocrité fétichiste parmi l’atmosphère d’une Big Apple enfiévrée par les prouesses des Giants. Puis, au hasard de sa déambulation boutiquière, il croise la route d’un prêcheur de rue, évangéliste d’asphalte qui palabre à propos de la résistance des insectes aux radiations, de la persévérance dans l’être des blattes, de la science qui soutient que «les insectes seront encore là quand les bombes atomiques abattront les immeubles et détruiront les gens et tueront les oiseaux et les animaux et châtreront les chiens et les chats» (p. 382). L’orateur appesantit son apocalyptique homélie en désignant le privilège des Blancs de New York, car, pour eux, des refuges nuclear-proof sont prévus, au détriment des Noirs qu’on remettra volontiers aux nuées ardentes du rayonnement létal (cf. p. 383). Or malgré ces déclarations hyperboliques teintées de vérités qui ne sont pas toujours bonnes à dire ou à écouter, Manx Martin, imperturbable Ulysse d’opérette, vaque à ses projets mercantiles en ces premières heures du 4 octobre 1951, enveloppé de la nuit qui exacerbe sa transe cupide, une montre arrêtée depuis six semaines fixée à son trémulant poignet de disetteux.
Finalement, au bout de sa chevauchée nocturne, il vendra la balle à un honnête pater familias et à son fils, pour la somme de trente dollars et des broutilles (cf. p. 706). La modicité de l’échange, réverbérée par l’avalanche d’intrigues du roman, nous frappe par le truisme de sa violence de classe. À la fois heureux et déboussolé par cette transaction, Manx Martin s’improvise philosophe et précise à son acheteur que le baseball est «plus énorme que certaines guerres» (p. 707). Cette parole improvisée contient toute la thèse de Don DeLillo sur la faculté médiatique d’intoxiquer la population modeste par un faisceau d’événements sportifs – ou bien pour susciter une analogie avec les événements politiques ou polémologiques, ou bien pour mobiliser l’attention des plus influençables sur les minima de l’Histoire. Cependant les temps ont changé en période de Guerre Froide et l’alternative précédente se dessine plus clairement, se neutralisant en quelque sorte : si une relation de transitivité semble se maintenir en surface entre l’ordre ludique et l’ordre politique, le premier, à présent, n’est plus qu’un suppôt du second, une opportunité de saturer de légendes l’espace visible en vue de conserver sous scellés l’espace caché des principes régulateurs de l’existence américaine. Non pas que des Huey Long ou des Ignatius Donnelly soient subitement devenus impossibles, mais, s’ils devaient apparaître à l’époque de la Guerre Froide et même après ce conflit de semi-passivités réciproques, ils n’auraient plus la même fonction qu’auparavant. Là où ils pouvaient être autrefois des exhibitionnistes de l’âme américaine, c’est-à-dire des protagonistes de l’Amérique hardline issue de ses plus profondes racines, ils ne seront plus, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, que de négligeables coquilles vides animées par l’immatériel mandarinat du Capital et par les cyniques fomentateurs de crédos. En un mot, avec la Guerre Froide, les dirigeants des États-Unis ne sont plus tellement ceux qui apparaissent mais ceux qui n’apparaissent pas ou qui ne le font que très parcimonieusement, tel l’inénarrable J. Edgar Hoover, peut-être davantage président de son pays que ne le fut un Franklin D. Roosevelt.

Ossuaires pour des squelettes artificiels : l’Amérique remise en question (du millésime 1992 en trompe-l’œil au mitan des années 1980)

La fin de la Guerre Froide a laissé sur la planète de déconcertants cimetières. Il y a bien sûr les bâtiments désaffectés ou à demi réhabilités de l’univers soviétique, ces mausolées titanesques à la (fausse) gloire des prolétariats successifs, vastes cités de science-fiction qu’on dirait désormais hantées par des fantômes antédiluviens ou agrégées à une conurbation de Tchernobyl. Il y a aussi ces déserts d’Amérique où reposent des cadavres d’avions qui furent au service de l’armée, quelque part dans le nulle part de l’Arizona, des carcasses rangées scrupuleusement, selon la rigueur d’un cadastre de nécropole, formant les macabres coordonnées d’un aircraft boneyard. Ces aéronefs sont immatriculés en tant que B-52, «bombardiers de longue portée» (p. 77), jadis omniprésents pour opérer le survol des «frontières soviétiques» (p. 83), flottant plus haut que n’importe quel avion de ligne, assimilables à de microscopiques traces de lumière dans les firmaments orientaux. Autour de ces macchabées métalliques tournent et retournent des artistes peintres à mi-chemin de l’art brut et du land art, ravis d’être là sous le patronage de Klara Sax (Sachs hors pseudonyme), rassasiés de cette matière facile d’emploi puisque ces avions se décapent aisément. Une seule couche de peinture était naguère suffisante pour recouvrir ces monstres d’artillerie car les méticuleux motifs d’agrément ne valent que pour les avions de tourisme (cf. p. 76). L’occasion était donc trop belle pour Klara Sax, à la recherche d’un zénith esthétique, à la conquête d’une création qui pourrait dignement refermer sa carrière grâce à la combinaison d’une œuvre géante et de la charge émotionnelle relative à ces appareils qui se délestaient par le passé de colis nucléaires, «[pliant] les cieux à leurs méthodes» (p. 510).
Il était en outre cohérent que ces avions bénéficient pour dernière demeure de ce formidable espace désertique, de ce désert «qui porte les signes visibles de toutes les explosions [que les États-Unis] ont déclenchées» (p. 78), de ce «désert qui enlace et qui menace» (7), python de sable dont le comportement superficiel et débonnaire abrite de redoutables possibilités. Jonchant more geometrico l’aridité solitaire comme des Léviathans parfaitement échoués, tous ces dreadful bombers dépendent du projet Long Tall Sally en référence à une pin-up colossale ripolinée sur le nez d’un des avions. La reproduction de ce proverbial canon de beauté sur les différentes machines en déshérence a pour objectif de rappeler comment la mort éventuelle des pilotes pouvait être transcendée par une féminité extravagante, lot de consolation et talisman figuratif, muse psychopompe ostensiblement profilée pour ceux qui s’apprêtaient à mourir ou à repeindre le paysage avec des explosifs dévastateurs en abandonnant leur âme. On oscille pour ainsi dire d’une bombe à l’autre, de la figure de proue aérienne aux soutes pleines d’Enfer, de la femme universellement fatale à la bombe d’Oppenheimer tout aussi fatale – et fécale (cf. pp. 84-6). Inspirée par ce matériau ambivalent où s’affrontent les pulsions de la vie et de la mort, la septuagénaire Klara Sax, cogitant, se ressouvient des orchestrations politiques de la substance nucléaire. Elle affirme qu’en ce temps-là «beaucoup de choses […] étaient ancrées à l’équilibre du pouvoir et à l’équilibre de la terreur» (p. 84). Elle répète ni plus ni moins l’argument qui plébiscite le nucléaire comme énergie dissuasive et comme autorité décourageante pour tout adversaire déclaré ou non déclaré des États-Unis. Elle sous-entend également que la conclusion de la Guerre Froide un an plus tôt, en 1991, a insidieusement jeté le monde dans une condition précaire. L’équilibre instable entre deux blocs antagonistes de civilisation valait mieux que le déséquilibre sournois et la libération des abominables présomptions occidentales. La démesure des certitudes de l’Ouest relève d’un registre plus destructeur qu’un certain conservatisme de l’Est. Au fond, la dissolution de l’aérolithe communiste a contribué à l’émancipation du mauvais enfant américain, sorte d’enfant sous-héraclitéen qui astreint le monde à sa royauté exterminatrice, à son exubérante anesthésie des ultimes intelligences. On a en effet de bonnes raisons de préférer l’époque où l’Amérique gagnait par l’intermédiaire de Bobby Fischer contre l’invulnérable Boris Spassky (cf. pp. 270 et 498), époque presque bénie où l’émulation apportait son contingent de performances géniales, plutôt que cette aurore des années 1990 où le pressentiment d’un cycle crépusculaire se renforce, jusqu’à ce que la décadence morale de l’empire américain se vérifie unanimement – et cruellement – lors des attentats du 11 septembre 2001. On a encore de quoi estimer cette Amérique de jadis dont la modeste bibliothèque de quartier pouvait être affublée du nom et de la photographie d’Enrico Fermi, en l’honneur de ce savant qui fut impliqué dans «l’un des premiers modèles de bombe atomique» (p. 249). C’est là un bizarroïde alliage de scientisme et de littérature, une hybridation certes un peu folle mais révélatrice, peut-être, de ce type de folie dont Nietzsche assure qu’elle est nécessaire pour mieux «rester joyeux de notre sagesse» (8) ou en tout cas de l’embryon de sagesse imputable au déroulement de la Guerre Froide, par contraste avec l’impression de blasphème total qui se répand sur le monde dès que la débâcle de l’agrégat soviétique est prononcée. À bien y regarder, s’esquisse la théorie d’une nouvelle Guerre Froide qui supplante la Guerre Froide notoire, à la différence qu’elle semble cette fois confronter un bloc occidental maladivement américanisé (capitalisé et capitalisant) à un bloc non-occidental (le reste de la Terre) devenu la proie des spéculateurs démoniaques. En ce sens – et selon toute probabilité – le coefficient de camouflage de l’essentiel ne peut que s’accroître par le surenchérissement d’une mise en intrigue de l’inessentiel (toute doctrine du complot mise à part évidemment).
La réflexion concernant l’hypothèse d’un ensevelissement systématique des informations maîtresses vibre avec la thématique de l’enfouissement des déchets nucléaires. Cette activité constitue pour une large partie la profession de Nick Shay, un spécialiste du déchet, puis, accessoirement, un ancien coup d’un soir de Klara Sax quand il avait dix-sept ans et qu’elle sillonnait les voies de moins en moins carrossables d’un mariage à bout de souffle, démoli par les injonctions de l’art et les fantasmes de prospérité (cf. pp. 423-4). À l’origine, Klara était l’épouse d’Albert Bronzini, professeur usé avant l’heure et moniteur d’échecs de Matthew Aloysius Shay, le frère cadet de Nick. On reconnaît ici un tourbillon d’accointances qui unit explicitement et implicitement un groupe de personnages récurrents, tous étant cousus les uns aux autres par un demi-siècle d’odyssée américaine à d’autres personnages plus rares mais plus proches des maxima de l’Histoire. Du reste, que ce soit Klara, Nick ou Matthew, ils représentent l’antithèse des personnages méprisés ou persécutés, la haine plus ou moins avouée des derniers rôles, la négation des bohémiens qui ont l’air de se situer en marge de l’aventure américaine et qui de ce fait expérimentent des libertés inconnues de tous ceux qui sont intégrés d’une manière ou d’une autre au récit principal – voire archétypal – des États-Unis (9). On mesure par exemple tout ce qui distingue un homme tel que Nick Shay, cadre supérieur impeccable en dépit d’une jeunesse de tête brûlée, du terrifiant tueur de l’autoroute du Texas, caissier de supérette, fruit de l’union d’un père subordonné et d’une mère détraquée (cf. pp. 283-294). On réalise le degré de conformisme intériorisé par Nick pour continuer à travailler dans le secteur du déchet spécifiquement lié à des intérêts nationaux avilissants. Sa confession respire d’ailleurs l’autosatisfaction de celui qui partage un approximatif secret d’État : «plus le déchet était dangereux, et plus nous essayions de l’enfouir profondément», ceci avec la nette sensation d’être une sentinelle divine des jours et des nuits de l’Amérique, un démiurge des plus grands mystères étant donné que «le mot plutonium vient de Pluton, dieu des morts et maître du monde souterrain» (p. 118). Mais qu’il le veuille ou non, Nick Shay n’est guère plus qu’une infra-divinité des excréments nucléaires, un soldat discipliné qui s’est guéri de l’indiscipline juvénile afin d’amasser de l’argent, une liberté primitive qui s’est révoltée contre elle-même dans le but d’alimenter une sordide vassalité rémunératrice.
En outre, pour se faire une idée des propriétés ontologiques de Nick (et de ses acolytes), sans doute faut-il interpréter comme un fidèle reflet de cet éboueur vaniteux la vision d’apocalypse de la décharge de Fresh Kills à Staten Island (cf. pp. 199-201). Il s’agit de l’envers de la métropole new-yorkaise, de sa malodorante intimité, de sa navrante vérité derrière son insupportable mensonge démocratique. Mirobolant furoncle de pourritures accumulées, suffocante image d’une société de consommation parvenue au point de non-retour, cette effrayante décharge est comparable à celle que Roberto Bolaño invente dans 2666 et qu’il nomme ironiquement El Chile. L’énormité réelle de Fresh Kills rejoint ici l’énormité fictive d’El Chile, comme s’il n’y avait aucune distinction de nature entre les désillusions nord-américaines et les désastres sud-américains. Au-dessus ou en-dessous de la ligne équatoriale du globe, pour peu que l’on s’avance vers les périphéries où se dressent les monticules d’immondices, l’immonde s’étale à ciel ouvert et engendre un flagrant sentiment de fin du monde. L’irréductible cloaque de New York n’est rien d’autre que l’universalisation de la singulière puanteur qui caractérise un individu comme Nick Shay. Les odeurs fétides et les risques du méthane font miroiter dans leurs évanescences respectives le dépérissement suprasensible de la mentalité américaine telle qu’elle se devine à travers l’itinéraire professionnel de cet ingénieur en ordures atomiques. Nous déduisons de cela une concession et une accusation : si les États-Unis ont bel et bien réussi à enterrer leurs embarrassants déchets nucléaires au moyen de techniques fécondes, ils n’ont pas réussi, en revanche, à administrer l’incommensurable grimace de leur tempérament consommateur, dévorateur et dilapidateur, lequel se traduit en infatigables productions nauséabondes, en ingérables approvisionnements de détritus physiques et métaphysiques.

Le printemps 1978 et l’été 1974 : l’Amérique en clair-obscur

À la faveur d’une vulgaire prise de conscience, disséquant sa rutilante escalade au sein de la déchetterie mondialisée, Nick Shay, tout heureux de son assimilation au vil processus capitalistique, a intrépidement adopté la «Weltanschauung» de son entreprise, si fier de participer aux réseaux de l’ombre, à la conception de nombreuses galeries cryptiques, à l’excavation d’un purgatoire de rebuts nucléaires, si orgueilleux de tout cela qu’il en vient à entendre dans le lexique allemand susmentionné «un murmure de contemplation mystique qui semble totalement approprié au sujet du déchet» (p. 305). Puis, réfléchissant aux perspectives d’inhumation du plutonium avec ses pairs, l’un d’entre eux, spontanément, suggère l’érection d’un «Parc national du Plutonium» qui serait «le dernier refuge des dieux blancs», un ralliement festif de «touristes avec des masques à gaz et des combinaisons de protection» (p. 313). En parallèle de cette démence de groupe en col blanc, le collectionneur Marvin Lundy, opiniâtre et baroudeur, se remémore l’endroit où il était au moment du home run de Bobby Thompson (cf. pp. 330-9). Il se rappelle de ce 3 octobre 1951 comme plus tard chaque Américain – pour ne pas dire chaque Occidental – se souviendra de ce qu’il était en train de faire le 11 septembre 2001. Lui, donc, lorsque la balle de Thompson confondit les limites sportives du Polo Grounds de Washington Heights (Manhattan), se reposait de l’Amérique dans les Alpes suisses, et, en amont de ses vacances, il était en déplacement institutionnel parmi les territoires soviétiques. Il a retenu de son voyage officiel sur les terres écarlates et maudites une aggravation de ses selles en termes de pestilence. Il s’en faudrait de peu pour qu’il justifie ce désagrément comme une espèce de somatisation du macrocosme russe. À le croire, tout Américain en perdition sur les vastitudes de l’URSS serait condamné à endurer une indigestion croissante du schéma communiste. Mais qui est le plus malade ? La culture que l’on dénonce (souvent fallacieusement) ou la culture qui s’estime saine d’esprit et qui ne comprend pas toujours son fanatisme moralisateur ? Se pourrait-il en somme que la grande santé de Moscou ait démasqué la petite santé de Washington ? Le bibeloteur Marvin Lundy, loin d’avoir eu des ennuis gastriques, a peut-être subi la pénible révélation de son odeur quotidienne – de son odeur d’Américain qui passe inaperçue en terrain familier et qui émerge sans pitié en dehors du land of habits. Il s’est littéralement senti mal et Nick Shay, supposons-le à bon droit, profiterait d’un tel dessillement olfactif s’il pouvait s’aviser des tenants et des aboutissants de son métier. Il y viendra cependant, une fois la Guerre Froide terminée, par l’intercession d’une tardive clairvoyance lors de l’étourdissante péroraison de ce roman.
Au préalable de ces démentielles capsules narratives du printemps 1978, la saison estivale 1974 nous offre une mosaïque d’anges et de démons. Il y a d’abord trois projections filmiques rythmant l’été saugrenu de Klara Sax. La première est quasiment anecdotique et concerne un documentaire interdit par les Rolling Stones (à propos de leur tournée de 1972) intitulé Cocksucker Blues. On y appréhende le rock comme «halo de la mort supérieure» (p. 419), le rock élucidé par «des trous du cul émaciés et millionnaires avec leurs gardes du corps nègres» (p. 418). La deuxième projection est une pure invention de Don DeLillo et s’intéresse à un inédit égaré de Sergueï Eisenstein. Le film est affecté du titre Outremonde4.JPGUnterwelt et renvoie de façon transparente à plusieurs rameaux de l’outre-monde que DeLillo détaille ou effleure de son écriture virtuose. Le thème du film «traite à un certain niveau de gens vivant dans l’ombre» (p. 461). Il semble même que ce long-métrage cultive «le pressentiment de la menace nucléaire» ou que ce soit une incursion dans les habitudes d’un «savant fou» (p. 467). Plus précisément, «il n’y avait pas d’intrigue» apparente, «seulement la solitude, l’aridité, des hommes pourchassés et mitraillés de rayons, tout cela se déroulant dans une sorte de crevasse irréelle» (p. 468). Les amateurs d’Eisenstein songent à une métaphore des supplices infligés aux artistes pendant le dénouement des années 1930 en Russie (cf. p. 469). D’aucuns suspectent une compromettante charade sociale à déchiffrer (cf. p. 483). Le film s’achève dans la sidération avec une scène de créatures libérées des sous-sols irradiés, mais fondues à la surface, s’évanouissant dans un paysage qui pourrait être un ver cyclopéen avalant les victimes des bombardements atomiques. Quant à la troisième projection, elle se concentre sur le film d’Abraham Zapruder (cf. pp. 531-2), vingt-six secondes horrifiques durant lesquelles la voiture du président Kennedy roule cérémonieusement jusqu’à la ligne de mire d’Oswald et s’éloigne ensuite à toute vitesse, la mort aux trousses, en direction du Parkland Hospital. L’impression générale que donne le film témoigne d’une «mort qui semblait surgir de l’afflux des débris des profondeurs de l’esprit, […] d’une nuit de l’esprit, […] du fantôme de la conscience» (p. 540). À tour de rôle, donc, ces trois archives montrent un aspect tutélaire de l’anéantissement : on a respectivement une destruction de l’âme par le spectacle, un massacre putatif par la bombe atomique et enfin un effondrement politique par homicide. Les Rolling Stones jouent une convulsive partition sépulcrale, les bombes servent de chœur à cette musique endiablée, puis, en dernier lieu, l’assassinat de JFK complète cette symphonie exécutée sur le mode du requiem. Ce sont d’ailleurs trois documents dont le dénominateur commun s’appuie sur l’énigme, sur l’intuition d’un monde dans le monde ou d’un arrière-monde irrésistible, d’une part en raison de la fantaisie prolongée de DeLillo à l’égard d’Eisenstein, d’autre part dans la mesure où Cocksucker Blues n’a jamais été formellement exploité (à cause de l’interdiction des Stones) et dans la mesure aussi où le court-métrage de Zapruder a multiplié les zones d’ombre plutôt qu’il ne les a résolues. Cet assemblage de létalité et de flux énigmatique exprime assez loyalement l’outre-monde que fut la Guerre Froide et plus spécialement nous ouvre les portes de l’outre-monde américain dans ses caveaux les moins rassurants (car les plus ravitaillés en asservissements et en activités occultes).
S’agissant du domaine nucléaire en propre, le frère de Nick, Matt Shay, travaille au Nouveau-Mexique pour l’industrie de l’armement (cf. p. 437). Il n’est qu’un second couteau car il est préposé aux «mécanismes de verrouillage» (p. 437) et non aux compositions centrales de la bombe atomique. Ceci étant, il côtoie les «têtes pensantes de la bombe» (p. 438), il partage avec eux un espace ultra confidentiel «quelque part sous les collines de gypse dans le Sud du Nouveau-Mexique» (p. 436). Il apprend à se familiariser avec ces «obsédés du détail», avec ces théoriciens «envoûtés par la musique intérieure de la technologie» (p. 439) dont la plupart, du reste, ne sont pas des apologistes de la bombe. Ce sont surtout des hommes qui vivent pour «la brûlure existentielle» (p. 441) et qui ne sont pas tourmentés par «l’ambivalence morale», par «la connerie puérile des conséquences et de l’angoisse» (p. 440). Ils ont un cahier des charges inflexible et ils s’y tiennent scrupuleusement, nantis d’une excellente «maîtrise rationnelle d’eux-mêmes» (p. 440). Par compensation ou décompensation, de temps à autre, ils s’amusent à raconter des histoires sur les retombées nucléaires, sur les effets collatéraux de leurs recherches, exagérant les taux de naissances d’enfants malformés ou les preuves d’une para-société américaine tératoïde. Ils sont par surcroît indifférents aux protestations qui dénoncent leurs actes et qui postulent que la Troisième Guerre mondiale se prélude au cœur de ces pédantes catacombes méridionales. Ne sachant quel crédit accorder aux contestataires et aux hommes supra-théoriques, ne sachant s’il doit pencher du côté des révoltés dionysiaques ou des académiques apolliniens (10), Matt Shay, tout de même, ravive en lui des images du Vietnam où il fut soldat et en tire la conclusion que le pire est toujours possible (cf. p. 455). Depuis que la planète a basculé dans l’ère atomique, la bombe, cette chose ineffable, a «[redéfini] les limites de la perception et de l’effroi humains» (p. 459), initiant «un système fondé sur la mort tombée du ciel» (p. 499). D’où cette question incontournable qui synthétise les craintes légitimes de Matt : les abris construits aux États-Unis ont-ils pour mandat de protéger l’Amérique contre les pressions de l’URSS ou contre les dégâts inavouables des essais nucléaires intramuros ? Se détache ici la perspective tout à fait crédible d’une hégémonie du complexe militaro-industriel au détriment des nécessités vitales du peuple américain (cf. p. 447).
À distance spatio-temporelle de ces obscurités prédatrices, dans un quotidien plus archaïque et plus véridique, à une profondeur terrestre et céleste où fulgure une lumière inaccessible aux gouffres étatiques, dans les rarissimes parages de l’outre-monde indépendant, se déploie un art étranger à toutes les Klara Sax ambitieuses, un art de l’abîme urbain, un talent pour les graffitis délinéés sur les wagons du métro new-yorkais, au milieu des rats et des mangeurs de rats (cf. pp. 479-480). On aborde en ces tunnels tentaculaires «l’art mouvant et sautillant des taudis et des décharges» (p. 480), l’art brut des marginaux, des outsiders, des underdogs, l’art instinctif des fraternités dédaignées ou des favoris du martyre ascensionnel, les créations des crucifiés et des fols-en-Christ, toutes et tous descendants de Cornelius Suttree (11), ouvriers de l’Amérique invisible et des mœurs insalubres où l’on augure pourtant un rachat, une délivrance, une réhabilitation pour tous les philistins de l’obscénité américaine, pour tous ceux qui ne descendront pas dans ces radieux précipices de mendiants. En nous introduisant à ces abyssales tanières, Don DeLillo nous présente ceux qui ont pour seule compagnie «le record absolu du gouffre», ceux qui n’ont jamais connu autre chose que «les lieux sub-humains de l’abandon et de la déchéance» (12), mais ceux qui, par transsubstantiation divine, sont les définitifs résidents d’une Jérusalem d’en bas, les enfants du Sauveur qui sur leurs maigres épaules de déshérités prennent tous les péchés d’un monde devenu terriblement sacrilège.

Des années 1960 aux années 1950 : un foisonnant kaléidoscope d’épanouissements problématiques et de tremblante mélancolie

En nous entêtant (avec DeLillo) à prendre à contre-pied la chronologie de la Guerre Froide, on aboutit aux décennies inchoatives, aux fréquents et chaotiques événements, incidents ou intrigues qui préparent accidentellement ou essentiellement le cosmos du monde d’après – en l’occurrence la configuration psychologique d’une planète qui sera majoritairement sous emprise occidentale, perfusée par la vampirique Machine de l’argent capitaliste. Aussi un contretemps tel que le lancement du satellite Spoutnik est-il une irruption salutaire de l’adversité parmi le continuum d’arrogance des États-Unis (cf. pp. 558-566). Pendant que l’Amérique septentrionale se gargarisait de ses succès dans l’électro-ménager, comblant les ménagères de sempiternelles réifications, le camp soviétique portait à son meilleur ennemi une estocade épistémologique d’envergure. Les ardeurs de la science américaine ont été calmées, tout comme, en 1962, les missiles de Cuba ont sonné le tocsin et semé le doute, perturbant le centre névralgique des citadelles étasuniennes (cf. p. 548). Seule une dérision de mauvais goût, fanfaronnée par le comique Lenny Bruce, pouvait atténuer un tant soit peu la crise des missiles, tournant en ridicule le «sinistre discours du président Kennedy» (p. 548) durant cet épisode traumatisant. Non sans une certaine lucidité, le cabotin Lenny Bruce met le doigt sur des réalités troublantes, inférant que ce sont finalement «vingt-six types de Harvard qui décident de notre destin» (p. 549), pas même une trentaine de bureaucrates délégués à la prise en charge de la nation à l’heure de «la première nuit sur terre où l’Impensable [rampe] à l’horizon et [attend], tapi comme une bête» (p. 553). Et lorsque la crise enfin rencontre une issue heureuse, après deux semaines de tétanie, ce sont exactement «les hommes de l’Ivy League et leurs complets rayés» (p. 678) qui sont réputés avoir sauvé le monde d’une implosion catastrophique. Mais Lenny Bruce, parce qu’il est inclassable et sociopathe, a tout de même nuancé l’héroïsme des instruits, les accusant tacitement d’être la tumeur incurable de l’Amérique, l’enflure cancéreuse à l’origine des inconvénients du nucléaire (cf. p. 594). Sans vraiment les nommer, il les oppose à la liturgie beatnik, à cette religion anarchiste qui n’en peut plus de voir prospérer «la misère morale de l’Amérique, lieu coupable des cheminées d’usine et des grandes sociétés impersonnelles» (p. 594). Par le biais des sermons délirants de Lenny Bruce, les vaincus de la square society font valoir leur diagnostic de défaite à une Amérique ayant oublié les principes élémentaires de la vie.
Cette défaite, cette faillite de civilisation pour ainsi dire, culmine dans ce moment de novembre 1966 où J. Edgar Hoover se pavane à l’hôtel Waldorf, sur Park Avenue, escorté par le numéro deux du FBI, l’irréprochable factotum Clyde Tolson (cf. p. 613). Depuis leurs appartements outrancièrement luxueux, ils se bercent des vagues sonores qui montent de la rue, cris et réquisitoires allant à l’encontre de la guerre du Vietnam. Le sous-condottiere Hoover écoute cette litanie des mécontents, ces remontrances de l’Amérique déclassée, lui qui, nous le savons, était «atteint de palpitations anales lorsqu’il bavardait avec une authentique célébrité» (p. 606). Lui qui s’en remet dogmatiquement à la raison d’État, aux absolutismes de bureau et aux arbitrages régaliens, ne peut supporter ces «rebelles» et ces «bandes révoltées», cette populace «aux cheveux longs, sales et baisant librement, en marche vers la résistance armée et organisée, cherchant à briser l’État et à amener la fin de l’ordre existant» (p. 613). Il n’ignore pas cela non plus : «Au fil du siècle endolori de guerres mondiales et de violences massives produites par d’autres moyens, il y avait toujours eu une voix par-dessous qui parlait à travers le feu du canon et tac-tac-tac-tac et qui parfois devenait assez forte pour se mêler aux sons de la bataille. C’était la lutte entre l’État et les groupes secrets d’insurgés, nés dans l’État, le regard fou – les anarchistes, les terroristes, les assassins et les révolutionnaires qui s’efforçaient de faire surgir des changements apocalyptiques. Et qui parfois bien sûr réussissaient» (p. 613). Et en représailles, avec lui aux manettes, en maestro de la loi impitoyable et de l’ordonnancement du vivant : «La tâche passionnée de l’État était de tenir bon, de raidir son emprise et de maintenir son ambition d’être la puissance la plus destructrice qui soit. Avec les armes nucléaires cette puissance devenait totalement identifiée à l’État. Le nuage-champignon était la divinité de l’Annihilation et de la Ruine. L’État contrôlait les moyens de l’apocalypse» (p. 613). C’est pourquoi le maléfique Hoover peut se résumer à celui qui «[travaille] dans la pénombre, manipulant et apportant la ruine» (p. 621), auxiliaire patenté de l’entropie alors même qu’il croit être un agent décisif de la néguentropie. À vrai dire, ce que J. Edgar Hoover cultive incessamment sur le sol souffrant de l’Amérique, c’est l’ordre destructeur de la vie qui empêche de faire advenir le désordre édificateur d’une démocratie qui a compris qu’elle ne pouvait être une démocratie qu’en incarnant un espace d’oppositions, de frictions et de franches dissymétries. Tout ce qui est susceptible de constituer l’essence d’une démocratie, Hoover le hait, le disqualifie, le voue aux gémonies. En cela il a pleinement mérité «son pouvoir monocratique par des jours et des nuits de renoncement, par le rejet d’impulsions inacceptables» (p. 624). Prétendument ascétique et partiel héritier de Siméon le Stylite, le directeur du FBI a consolé ses désistements de la chair en thésaurisant des quantités incalculables de ragots, de dossiers indiscrets et de big data sur les préférences sexuelles des vedettes. Hygiéniste pathologique également, paranoïaque en sus, Hoover a planifié ses obsèques avec «un cercueil doublé de plomb d’au moins cinq cents kilos», cela en vue de «protéger son corps des vers, des microbes, des taupes, des campagnols et des vandales […], pour le protéger de la guerre nucléaire, des Ravages et de la Pourriture des retombées radioactives» (p. 629).
Amarré au ponton malfaisant de Hoover, le décollage de l’avion à l’effigie de Long Tall Sally, un étincelant B-52, a lieu en décembre 1969. C’est un «corps sombre [qui commence] à se dresser comme une apparition dans les brumes, les longues ailes s’arquant et les volets déployés» (p. 660), son ventre de ferraille repu de plus de trois cents tonnes de bombes (cf. p. 663), des bombes qui arrosent la surface du globe sans la moindre notion de frappe chirurgicale, des bombes qui répandent la terreur et la barbarie au Vietnam (cf. p. 665). On ne peut se retenir de penser qu’il existe une rédhibitoire transition entre les affaires internes de Hoover et la déshumanisation qui ne cesse de sévir au Vietnam. Les leviers de Hoover aux États-Unis sont les jouets d’un Archimède méchant qui dérèglent la tectonique planétaire et provoquent des séismes infâmes. La concentration d’une telle puissance dans les mains d’un seul homme équivaut à octroyer les pleins pouvoirs à un géant rabelaisien dépourvu d’éducation, à un cyclope aveuglé, insouciant des conséquences que pourraient avoir ses actes.
Il est ainsi fondamental de faire en sorte que des individus aussi nuisibles que Hoover soient métabolisés dans un angle plus ou moins divertissant du Texte américain (en ce sens que Hoover au match de baseball est une information au sérieux potentiel d’amnésie sur ce qu’il est, une source non négligeable de séduction, d’attraction, d’hétéronomie, tandis que Hoover au Waldorf est une pièce à conviction pour un maquisard comme DeLillo). Les complicités de cette métabolisation se chiffrent en millions et en millions d’arrivistes, de naïfs, d’aliénés, de subjectivités droguées aux stupéfiants médiatiques, et, sans surprise, le New York Times élabore une juxtaposition typographique entre le retentissement du home run de Thompson et les répercussions de la bombe russe testée le 3 octobre 1951 (cf. pp. 723-4). Il ne s’agit pas d’affirmer de but en blanc que le journalisme a des intentions déshonorantes en se livrant à ce type de mise en page prévisible, mais il s’agit de présumer qu’à un niveau très hermétique de l’inconscient national, un refoulement subsiste et refuse de consacrer de l’énergie à autre chose, à savoir à quelque chose qui serait non pas assourdissant mais plutôt insonore, mutique, furtif, aussi louvoyant et ondoyant que le patron du FBI, aussi liquide et insaisissable que l’intelligentsia des États-Unis.
Par ailleurs, l’empan temporel qui va de l’automne 1951 à l’été 1952 (cf. pp. 715-839) se dévoue surtout aux adolescences respectives de Nick et Matt Shay. Des deux frères, Nick est le plus instable, le plus séditieux, le plus sexuel, alors que Matt est la personnification de l’apprenti joueur d’échecs, à ceci près qu’il déteste perdre. Sur le chemin de l’école, en bon élève typique, Matt porte à son cou «sa nouvelle plaque d’identité […] en cas d’attaque atomique» (p. 771). Il est le parangon du premier de la classe, le jouvenceau qui digère toutes les normes, le portrait d’un catéchisme démocratique occidentaliste qui renferme des monstres endormis. L’âge venant, Matt s’unira merveilleusement aux experts nocifs de son pays, réveillant ses penchants pour le petit bonheur de la bonne situation professionnelle, s’interrogeant toutefois sporadiquement sur le canevas de sa sérénité. À l’inverse, du moins au début de sa vie, Nick a été la restitution d’une vocation subversive, comme s’il était génétiquement soviétique par rapport à son frère si représentatif du modèle américain. Mais Nick, peu à peu, a rejoint les rangs et s’est solidement américanisé sans même se poser les questions qui ont pu tracasser Matt du temps de la maturité commençante. Jusqu’aux années 1990, Nick oubliera la vitalité de sa jeunesse, ces grâces ésotériques de la liberté, quand bien même il fut à cette époque désorbité par la soudaine disparition de son père Jimmy (visiblement neutralisé par la mafia des paris sportifs), quand bien même aussi il a tué un homme par accident (cf. pp. 837-839). Osons en outre une question dérangeante : combien de meurtres indirects Nick a-t-il perpétré en adhérant aux départements du déchet nucléaire ? Le Mal n’est jamais aussi vicieux que lorsque celui qui le commet ne sait pas – ou ne veut pas voir – qu’il est possédé par une imposture du Bien.

Épilogue : Das Kapital (dixit DeLillo)

La pacification des relations russo-américaines a entièrement soustrait le Capital de ses ultimes chastetés. Aussitôt écroulé, le bloc soviétique a suscité des porosités à travers lesquelles un poison néolibéral s’est engouffré. Selon les observations désabusées d’un Nick Shay repentant, «le capital abolit la nuance dans une culture» (p. 843), couchant toutes les infimes particularités des êtres ou des objets sur un étroit et scabreux lit de Procuste. Le Capital est en cela une épidémie de cécité, un arasement des reliefs et des formes, puis il devient une pandémie dès lors qu’il déborde les frontières de la culture qui l’a homologué. Dans sa version globale et insatiable, le Capital abolit l’hétérogène et sécrète une homogénéité cataclysmique : «la force des marchés convergents produit un capital instantané qui franchit les horizons à la vitesse de la lumière, menant à une certaine standardisation furtive, un rabotage des détails qui affecte tout depuis l’architecture jusqu’aux loisirs, à la façon dont les gens s’alimentent et dorment et rêvent» (pp. 843-4). Autrement dit le Capital recrée des blocs d’existence encore plus invariables que les blocs autrefois liés à la Guerre Froide, avec cet avantage, pour les États-Unis, de jouir d’une trompeuse victoire morale qui discrédite brutalement les initiatives et la philosophie des perdants. De la paix officielle a émergé l’acte officieux d’une domination sans équivalent, d’une exploitation incomparable de la vie et de ses infinies silhouettes réduites à néant. Il n’est pas exagéré de dire que le Capital qui a succédé à la Guerre Froide est une idéologie qui mène une croisade. Ce Capital contemporain est une religion sectaire qui détruit le cœur humain (ce qui permet le religare originel) et qui instaure le fascisme glacial de la rationalité (ce qui permet de restreindre les contacts à de stricts rapports intéressés). Avec le Capital qui a dégluti toute espèce d’intériorité, le monde occidental et ses colonies n’ont plus que des liens d’extériorité, des solidarités factices abusivement simplifiées. Il en est malheureusement et logiquement de même à la maison-mère du Capital, aux États-Unis d’Amérique, où les libertés sont apocryphes et ne se recensent comme libertés réelles – on l’a vu – qu’en des zones marginales, christiques, inattendues. On peut raisonnablement craindre que ce processus d’expropriation de la vie soit aujourd’hui irréversible et qu’il ait même réussi à faire sauter les verrous des derniers eldorados souterrains. Le Capital maudit la liberté et il se tient prêt à investir n’importe quoi, à parier sur n’importe qui, pour en faire disparaître toutes les intensités, toutes les strates, dût-il perversement la défendre pour mieux lui prodiguer le baiser corrompu de Judas.
Tout ce panache de critiques intervient lors d’un voyage d’affaires de Nick au Kazakhstan. L’enjeu de ce business trip est de confier des excédents nucléaires à l’entreprise Tchaïka afin qu’elle les pulvérise en sous-sol par le truchement d’explosions atomiques. Le nom de cette société – Tchaïka – signifie «mouette» en russe. C’est là une manière d’insister sur une disposition de voracité envers les déchets, sur une attirance presque animale pour tout ce qui est rebutant, et, à ce titre, le plutonium reflète ce qu’il y a de plus répulsif pour tout être humain. On voit du reste jusqu’où le Capital est capable de renverser les lois de la nature, jusqu’où il est en mesure de dévaloriser la sphère de l’humanité pour revendiquer la sphère de la matérialité. Au milieu de ce déplaisant hapax industriel du Kazakhstan troglodytique, on vaporise du plutonium tout en utilisant des composants nucléaires, on le fait pour créer du profit, pour augmenter l’influence de la bombe à neutrons même en période pacifique. Du moment qu’on épargne le bien nucléaire, peu importe que l’on tue des hommes à cause de l’incidence incompressible de cette technologie (cf. p. 848).
Les conséquences de ce commerce technocratique sont évidemment désastreuses et Nick se trouve aux premières loges d’un scandale politico-sanitaire. Il visite un hôpital d’enfants difformes victimes des radiations ambiantes (cf. pp. 859-863). On a là le comble du capitalisme scientifique démuni de toute conscience, le comble de l’âme ruinée, un «ici et maintenant» imprégné de particules fatales destinées à «se répandre invisiblement dans la terre et l’air, dans les anfractuosités de la moelle osseuse» (p. 862). Comme le sel est à la fois indiscernable et partout dans la mer, les corpuscules nucléaires sont partout dans cette région sacrifiée du Kazakhstan. C’est le point de bascule qui amène Nick Shay à vomir cet ordre mondial tributaire des méthodologies de mort et insensible aux évidences de la vie. Contre l’ordre d’un renouveau concentrationnaire débiteur d’une science et d’une politique malades, Nick «aspire aux jours de désordre» (p. 871), à la liberté de naguère, fût-ce une liberté de délinquance. Laissons-lui d’ailleurs la parole un peu plus longtemps, écoutons sa parole pénitente à laquelle nous pardonnons les solécismes d’une révélation : «Je veux les retrouver, les jours où j’étais vivant sur la terre, frémissant dans le vif de ma chair, insouciant et réel. J’étais tout muscle et pas de tête et j’étais en colère et réel. Voilà à quoi j’aspire, la rupture de la paix, les jours de désarroi où je marchais dans des vraies rues et je faisais les choses à la volée et je me sentais tout le temps en colère et prêt à me battre, un danger pour les autres et un lointain mystère pour moi-même» (p. 871). L’aveu est explicite en ce sens que tout ce qu’a pu commettre Nick au chapitre de la criminalité ne saurait rivaliser avec le crime organisé des souverainetés capitalistes. Désormais, ce qu’il voudrait, c’est a minima être en paix avec lui-même à défaut de constater une paix digne de ce nom autour de lui – et non une paix indigne dont on espère la désintégration. Cette tranquillité intérieure qui est encore à fortifier, Nick, sans aucun doute, en a besoin pour cohabiter avec une époque horrible où «le cœur humain [gît] exhibé comme un muscle de porc sur une planche à découper» (pp. 878-9).

Notes
(1) Éditions Actes Sud (coll. Babel, 2003). Traduction de Marianne Véron avec le concours d’Isabelle Reinharez.
(2) Il n’en demeure pas moins que l’un de ces paradigmes s’avère plus catastrophant que l’autre, ce que nous verrons au fur et à mesure de cette étude.
(3) Cf. Sartre, Situations III.
(4) À l’époque de Donnelly, c’était essentiellement les courses de chevaux qui tenaient le haut du pavé.
(5) En attestent les passages éloquents où se donne en spectacle «l’infâme comique Lenny Bruce» (p. 548).
(6) Un des maîtres et précurseurs en la matière fut l’admirable John Dos Passos.
(7) Wolfgang Hildesheimer, Masante.
(8) Cf. Nietzsche, Le gai savoir.
(9) La vie de Nick est néanmoins plus affranchie à ses extrémités : sa jeunesse est accidentée et son âge mûr sera fortement critique à propos de ses choix de carrière.
(10) Cf. Nietzsche, La naissance de la tragédie.
(11) Cf. Cormac McCarthy, Suttree.
(12) Vincent La Soudière, Le firmament pour témoin (lettre 562).

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