Les Épées de Roger Nimier (23/10/2021)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Un texte comme Les Épées, paru en 1948, condense, plus que tout autre, l'art de Roger Nimier, qui est celui de la vitesse, donc de l'ellipse. Rapidité crâne, ellipses, nombreuses, du texte, trajectoire hyperbolique de François Sanders, d'abord «petit garçon plutôt blond qui laisse aller ses sentiments» (1), qui aime un peu trop troublement sa sœur Claude, comme le personnage de La Côte sauvage aime un peu trop la sienne, tout pressé de participer à la Résistance et, dans le même haussement de sourcil, à la Milice, comme si Sanders, qui se dit lui-même «juste et loyal Français, désespéré, viril, noir et tragique» ou encore «type qui cache un cœur ardent sous des aspects ironiques», bref, qui se considère en somme comme «un vrai Français» (p. 61), contredisait ses propres propos, était l'homme éternellement malléable, non qu'il soit sans volonté mais parce que, à notre époque vide, toutes les causes se valent.
Voyez-le encore affirmer : «Comme je connais bien, tout à coup, le visage d'un événement qui casse le temps en deux, un présent comme un coup de couteau et depuis, ça saigne. C'est derrière vous, à l'intérieur de vous, et ça vous regarde vivre et ça dénude tous vos gestes, et le froid ne vient plus jamais de l'extérieur, on n'est plus de nulle part, on est du moment où ça a commencé» (p. 34), voyez-le pérorer, celui qui trahira sans sourciller, peut-être pour bander ou éprouver une sensation d'érection intellectuelle, si je puis dire car c'est mieux que rien après tout, ou au moins ne pas bander mou comme bandent mous ceux qui lisent Nietzsche (cf. p. 58) selon ses dires.
Tout se vaut finalement, et celui qui se déclarait résolument changé après tel événement déchirant est le même qui affirme que «les années n'ont pas été plus épaisses qu'une vitre de verre» (p. 84), et c'est ainsi que François Sanders plus d'une fois verra ce doute inscrit sur le miroir où il a déposé sa buée moins éphémère que sa constance d'âme : «Je me suis demandé si j'étais simplement un milicien ou un résistant camouflé en milicien. Ou encore un fasciste qui jouait à la résistance sous un uniforme bleu marine. Je n'ai pas dépassé ce troisième stade d'hypothèses car il est reconnu que, plus loin, on tombe dans une grande fatigue intellectuelle» (p. 92), et notre effronté, à qui l'on donne des connaissances, n'aime pas se fatiguer inutilement.
François Sanders, s'il existait, bondirait en lisant le portrait que je fais de lui ou, plus sûrement, il hausserait les épaules car, ma foi, il aurait vite fait de m'opposer son absence d'hésitation devant ce choix d'une férocité angélique : «Les lâches sont au milieu. Nous autres, comme nos ennemis, faisons tout pour la France. On n'a le droit que d'être milicien ou maquisard. Tous les autres pactisent, trahissent et survivent" (p. 99), trahissent tout autant que François Sanders, ne serait-ce que pour obéir à quelque rigoureux, secret et dandy impératif catégorique comme : «En un éclair, j'ai revu la vocation de trahison chez ce peuple. Saint Connétable de Bourbon, merveilleux Condé, duc de Guise, et vous, divin Retz», oui, quelle «belle lignée de ces traîtres qui ont donné à la France son visage déchiré» et, à François Sanders, l'occasion rêvée de mettre ses pas derrière ceux de ses illustres devanciers, et peut-être son cou dans le nœud coulant qui finira par l'étrangler s'il n'y prend garde.
N'accordons un point trop grand crédit à de telles déclarations, d'autres encore saluant par exemple «la douce abjection des assassins" (p. 100) montant à la gorge de Sanders, ou bien son ode amoureuse à l'Allemagne (mais uniquement à mesure que l'Apocalypse s'est rapprochée de cette dernière, cf. p. 103), car ce sont là les vieux rêves, toujours troubles, de l'action plutôt que l'action directe elle-même qui, seule, dénuée d'autre but que celui de son pur assouvissement, d'autre destination que celle que lui a conféré son élan primesautier, n'obéissant à aucune autre logique que profondément intérieure, qui, seule donc, peut prétendre retrouver la vraie présence du «monde de la noblesse», celui «de la douleur qui ne crie pas», celui «du plaisir qui ne sa vautre pas» (p. 107), déclarations et actions peu reluisantes, menées dans une espèce d'état second convenant bien à notre présente absence d'envie véritable, qui permettent à si bon frais à François Sanders de se hisser au-dessus de ses semblables, abjects comme il se doit, ce «peuple parisien qui avait héroïquement couvert les pissotières de croix de Lorraine à la craie pendant quatre ans» (p. 104).
Nous pouvons moquer Sanders en trouvant son rire trop acide et carnassier, en lui donnant du blasé et du cynique, mais nous savons que ce genre de personnage jouant sa vie sur une rencontre individuelle considérée comme une chance (et «il n'y a pas de logique des chances», p. 103) est en fait un nostalgique, courant, de visage en visage (du moins celui de sa sœur, qu'il verra comme autant de femmes différentes), de cause en cause aussitôt désertée ou trahie qu'embrassée, pour tenter de retrouver à l'horizon «la sagesse d'un monde moins avide, une conscience embarrassée d'ailes, une vision mystérieuse faite d'épées rentrées au fourreau et qui brillent à l'intérieur de l'ombre" (p. 121). François Sanders est ou plutôt : se veut, ou se croit, un de ces «héros de tragédie [qui] souffrent et meurent, [qui] se reconnaissent», et qui «respirent leur climat», alors que «les stations de métro ne voient que des anonymes qui ne souffrent que de l'ennui» (p. 128).
Il n'est pas vraiment certain, comme le pense François Sanders, qu'une «civilisation qui tombe en ruine garde un sens, même si elle lui tourne le dos" (p. 144), et il n'est pas davantage certain que la révolte soit à peine moins démonétisée que la révolution (2) dont se chargeront les grands stratèges des partis inquiétant les foules immenses, les animant d'un mouvement qui, une fois lancé, déracinera tout sur son passage.
Il faut donc, à la tuerie de masse, préférer le meurtre aristocratique, celui qui se distingue à peine du destin qui s'est joué de nous. C'est peut-être le sens de la plus belle et fameuse page du roman de Roger Nimier, qui mériterait sans doute d'être citée intégralement, mais dont quelques passages significatifs montrent assez, je crois, la conception destinale que Sanders, Nimier peut-être, se fait de l'aventure ou, du moins, des dernières possibilités d'aventure qu'il nous reste en ce monde uniformisé, veule, plus abject peut-être qu'une trahison éclatante car, en sa monotone routine, il entérine de minuscules et répétitives trahisons quotidiennes, pratiquement invisibles ou alors auxquelles nous ne nous sommes que trop habitués : «Un autre rêve plaçait entre mes mains une épée neuve et brillante. Je pourfendais le vide, le sang s'accumulait sur la lame. Soudain, je reconnaissais mon sang. En frappant des inconnus, c'est moi que j'avais blessé. Ces images m'étaient précieuses. J'ai toujours pensé que le monde recèle un grand nombre d'épées secrètes, dont chacune est tournée vers une poitrine», la plupart des hommes, prudents comme il se doit, parvenant à les éviter alors que d'autres, auxquels visiblement le héros de Nimier appartient, «insoucieux des conséquences, qui ne peuvent détacher leurs yeux des épées frémissantes», avancent vers leur pointe «avec une anxiété délicieuse», car «toutes ces épées cherchent en effet un fourreau de chair», et parce que «cette aventure se termine dans une grande nudité, sans embarras, sans cris, avec la poussière collée par le sueur qu'on voit sur les taureaux morts» mais, pourtant, là encore, «il ne s'est presque rien passé quand même, sinon le visage du destin, apparu dans un éclair, pour frapper ses amants» (pp. 161-2).
Reste, peut-être, à ces maladifs épris de coups et de blessures, tout autant infligés que reçus, quelque possibilité d'aventure, disais-je ? Oui, la guerre peut-être, car nous la possédons encore ne serait-ce que «pour insulter la paix», l'armée allemande, même vaincue, laissant au monde effrayé «le grand bruit des chars de victoire qui viennent annoncer sur les routes que le monde a trouvé un nouveau conquérant et qu'il peut se coucher (il a l'habitude)», tout cela, quelques exactions au passage, certainement, reste «au moins une aventure», car «la défaite ne l'a pas entamé, la victoire ne l'aurait pas supprimé», tandis que, «au milieu des démocraties, un monde qui pourrit sur place, assez fort pour empoisonner ses adversaires, assez naïf pour croire qu'il se guérira de ses malheurs du même coup : un monde classé de 0 à 20, des guerres qui sont des étapes dans la lutte du bien et du mal, la certitude que ses adversaires sont une réunion de méchants...» (pp. 169-70), bref, le dégoût plus que le vertige face au vide.
Nul doute que François Sanders soit un de ces infréquentables sans foi ni loi, lui qui ne se gêne pas pour affirmer qu'il goûte les traîtres et la trahison, et qu'il «adore la fin du monde», les trahisons je l'ai dit, mais aussi «le scandale, la lâcheté parfois [qui] nous aident à penser que la fin du monde viendra» (p. 183), alors qu'elle ne vient décidément pas, ou qu'elle ne vient plus.
Notes
(1) Roger Nimier, Les Épées (Le Livre de Poche, 1969), p. 9. Omission de «mis» dans la phrase «et il s'est [mis] à traiter Louisiane plutôt durement» (p. 77).
(2) Voir le beau passage (cf. p. 154) où Roger Nimier oppose la révolte à la révolution, la première étant considérée comme «la guérison des sentiments de colère et de haine», ces passions ne guérissant qu'en éclatant, le premier pas des révolutions étant «de donner honte à ses ennemis" alors que la révolte, elle, tue au moins pour rien : il ne reste donc plus que «des chemins solitaires...» (p. 154).
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