Simone Weil à l’usine : la lumière blessée au cœur des ténèbres, par Gregory Mion (04/11/2021)

Crédits photographiques : SW-Andy Hann (The Guardian).
IMG_1283.JPG«N’être que le rouage d’une machine, qu’un moment dans la succession des événements, qu’une phase du mouvement qui entraîne le monde dans une immense chute. N’être qu’un caillou dans une avalanche, un caillou qui écrase ce qu’il rencontre dans l’obscurité. Ne plus penser…»
Robert Penn Warren, L’Esclave libre.

«Le large était barré par un banc de nuages noirs, et le tranquille chemin d’eau qui mène aux derniers confins de la terre coulait sombre sous un ciel couvert – semblait mener au cœur d’immenses ténèbres.»
Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres.

«Après les abattoirs, l’usine, je retourne dans le bâtiment.»
Thierry Metz, Le journal d’un manœuvre.


L’usine comme syndrome d’une humanité malade

Toute la vie de Simone Weil peut être comparée à une vie de sainteté inspirée par la lumière chrétienne du divin. Elle fut toujours à l’avant-poste du monde opprimé, résolument tournée vers les plus faibles, prête à tous les sacrifices pour révéler ne serait-ce qu’une injustice locale. Mais cette infatigable critique de son époque, cette militante acharnée, quels qu’aient pu être les combats particuliers de son existence, n’a jamais failli non plus dans sa capacité de nous faire découvrir l’universalité du Mal derrière ses manifestations délimitées. Pour une femme aussi sensible que Simone Weil, il suffit d’une seule âme en peine pour corroborer l’incohérence de l’humanité. Dès lors qu’une situation sociale produit le désordre et le tourment dans une âme, voire conduit à l’annihilation de la substance spirituelle d’un individu, cela constitue la preuve définitive que les besoins fondamentaux de la vie humaine sont menacés et qu’il est nécessaire de s’opposer à cette conjoncture, dût-on le faire au péril de sa propre vie. De telles convictions devaient forcément se radicaliser pendant et après son expérience du travail à l’usine, un rude travail qu’elle effectua trois trimestres d’affilée entre décembre 1934 et août 1935.
Elle avait d’ailleurs été alertée sur l’environnement du travail ouvrier lors de sa nomination au lycée de jeunes filles du Puy en vue de l’année scolaire 1931-1932, période durant laquelle Simone Weil a rencontré des syndicalistes remués par l’idée de Révolution (1). À partir de ce moment-là, elle est possédée par le désir de mettre au service des travailleurs non qualifiés les ressources incroyables de sa pensée. Elle souhaite interroger l’aliénation suscitée par le travail le plus assommant que l’on puisse imaginer. Si possible, également, elle souhaite tirer de ces réflexions urgentes des conclusions pratiques, des actions innovantes, des perspectives d’amélioration qui pourraient diminuer le coefficient de servilité des travailleurs en usine. Pour mieux le dire, Simone Weil ne veut pas s’enfermer dans son rôle confortable de professeur de philosophie, et, peu à peu, elle comprend qu’il est de son devoir de sortir de sa classe sociale et d’intégrer littéralement les rangs du prolétariat. C’est la seule solution envisageable pour réfléchir correctement à la terrible réalité du quotidien de ceux qui se rendent au bagne industriel et qui n’ont que le bruit et la fureur des machines pour horizon existentiel (2). Elle a du reste pleinement conscience de son privilège de ne pas appartenir à cette réalité, de n’être là que passagèrement, mais, pour être crédible, pour ne pas trahir les persécutés qu’elle s’est promis de défendre, elle est obligée de descendre dans les catacombes du travail. Elle ne veut pas être assimilée à ces «chefs bolcheviks» qui «prétendaient créer une classe ouvrière libre», elle ne veut pas de ces palabres typiques des discours de Trotski ou de Lénine qui n’ont «sans doute [jamais] mis le pied dans une usine» et qui lui font apparaître la politique «comme une sinistre rigolade» (3).
Intransigeante envers les puissants et passionnée par la vérité, Simone Weil ne recule devant rien pour transmettre la souffrance des ouvriers, pour l’endosser, pour s’en imprégner à la fois corporellement et intellectuellement (cf. p. 76). Puisque certains travailleurs n’ont même plus la force ou la lucidité de s’apercevoir de leurs souffrances, il est impératif qu’elle soit une porte-parole de ces voix silencieuses ou plutôt éteintes par la fatigue extrême et par la relégation au sein des espaces urbains marginalisés. Il s’agit du devoir inconditionné de ramener sur le terrain du visible tout ce qui est remisé dans l’invisible. Ceux-là qui ne peuvent plus s’exprimer parce qu’ils ne se sentent finalement plus vivre, parce qu’ils sont désincarnés par la sur-incarnation des cadences infernales, à ceux-là, donc, il faut redonner consistance et oser affirmer que le travail qu’ils font est un esclavage, un scandale, un symptôme évident de l’abjection politique. Aucun pays au monde ne peut se revendiquer des vertus démocratiques tant qu’il compromet les conditions qui permettent de vivre humainement. Aucun pays du temps présent et des temps futurs n’est et ne sera digne d’être considéré comme juste tant qu’il est et sera le reflet d’une corruption de l’ouvrier par l’argent – en l’occurrence : la domestication salariale induite par le minimum d’argent requis pour ne pas mourir – et tant qu’il est et sera indifférent aux nombreux poids qui pèsent sur les épaules des travailleurs précaires. Témoin et actrice de cela, horrifiée par le cercle vicieux des nécessités financières au milieu d’une société où presque tout est pernicieusement corrélé à l’argent, Simone Weil ne fait pas de mystère sur les hommes et les femmes intègres qui sont condamnés à subir ce système inhumain : «Un être qui a le cœur bien placé doit pleurer des larmes de sang s’il se trouve pris dans cet engrenage» (4).
Aussi, par son obstination à écrire et à participer concrètement aux travaux et aux jours des plus démunis parmi les laborieux, la philosophe s’emploie à aider les ouvriers «à retrouver ou à conserver, selon le cas, le sentiment de leur dignité» (5). Même si elle se heurte à des difficultés diverses et qu’elle est parfois contrainte d’user d’une rhétorique persuasive auprès de tel ou tel supérieur, elle est incapable de se contenter de ses minces victoires morales, et, surtout, elle agit intarissablement parce qu’elle ne supporte pas la «honte de compter pour quelque chose dans une organisation sociale qui foule aux pieds l’humanité» (6). Elle se bat et se débat pour ceux dont la hiérarchie estime qu’ils sont dépourvus de la moindre valeur, pour ceux qui, à l’usine ou à l’extérieur de l’usine, sont réduits à néant, anéantis, annihilés respectivement par le dispositif épuisant de leur servitude et par l’opinion générale qui les regarde de trop haut. En tant que l’ouvrier est transformé en «machine à produire» (p. 206) et qu’il boit autant que ses chefs le calice de «l’impitoyable loi du rendement» (pp. 209-210), tout acte créateur lui est refusé, toute forme de vie un tant soit peu animée lui est confisquée par la croissante législation de l’univers artificiel. La pluri-dimensionnalité de l’homme disparaît sous le règne des machines et marque l’avènement de l’homme unidimensionnel caractérisé par Herbert Marcuse, l’homme qui, dépassé par une époque d’efficacité, d’exploitation et de technique, endure les effets dévastateurs de la «désublimation répressive» (7).
Le contexte propre à l’usine, on l’aura compris, n’est en outre que l’écho d’un siècle de plus en plus défiguré par les injonctions de la technique, de plus en plus dénaturé par l’ordre ascensionnel des machines qui sème en profondeur un dangereux désordre humain. Dans le même ton abasourdi que Simone Weil, le diagnostic ultérieur de Marcuse fixe définitivement les ravages d’une société rationalisée par la Machine, une société dont les âmes sont avalées par le ventre du capitalisme et métabolisées en objets utiles. Il y a du reste désublimation au sens où il y a désacralisation, profanation, avilissement de tout ce qu’il y a de sublimement élevé à l’intérieur de l’humanité, le capitalisme n’étant comme chacun sait que la recherche débridée du profit. Tout ce que l’homme est susceptible de faire pour enrichir ou embellir le monde, tout ce qu’il peut faire aussi pour se perfectionner lui-même, tout ceci est méthodiquement défait par la tyrannie capitaliste. Là où l’âme s’établit comme un principe d’individuation et un suprême réservoir d’humanité généreuse, le capitalisme, lui, intervient pour standardiser, pour niveler, pour conformer le monde à une égologie sordide et usurière d’un côté, puis, de l’autre côté, il s’interpose parmi les vivants pour inventer l’homme de la masse. L’enjeu est de fabriquer une multitude docile pour laquelle il n’y aurait plus aucune différence entre le temps de travail et le temps de loisir, les deux temporalités devant se confondre dans un incessant registre de consommation (à travers le loisir) ou d’autoconsommation (à travers le travail). L’uniformisation atteint d’ailleurs de telles proportions de nos jours qu’il semble que l’usine décrite par Simone Weil se soit déportée dans la sphère privée et la sphère publique, comme si, d’une certaine manière, la temporalité managériale du travail à la chaîne avait envahi toutes les nuances de la vie, des plus communes aux plus intimes, des plus vernaculaires aux plus savantes (8).
À l’évidence – et on le regrette amèrement –, ce ne sont pas là les coordonnées d’un monde libre car nous ne distinguons plus de transition vivante entre la pensée et l’action, la première étant absorbée par une mobilisation permanente et dégradante de ses facultés, la seconde étant asservie à la répétition de schémas vides de sens où aucun hasard émancipateur n’est toléré. L’âme et le corps sont révoqués et désunis au sein d’un monde où le lien humain paraît lugubrement se ramasser dans un dédale de liens économiques. Ainsi n’est-il pas possible ici de soulager la rigueur critique de Simone Weil, pas davantage qu’il n’est possible d’atténuer les observations catastrophées de Marcuse. Plus que jamais, admettons-le, notre présent reflète l’accablante détérioration d’un passé qui s’enfonçait déjà dans les sables mouvants d’une technocratie globale. L’une des terribles conséquences de cela, pour employer un concept cher à Simone Weil, se vérifie dans la perte de l’attention, c’est-à-dire dans l’altération de l’attention à soi-même et de l’infini vivant qui nous entoure. Entre hier et aujourd’hui, entre le jadis de Simone Weil et le maintenant qui nous appartient, nous n’avons fait que nous déraciner de l’humanité. Nous avons abandonné l’enracinement du cœur humain dans la matrice des relations qui fondent l’humanité et qui suggèrent les devoirs élémentaires de tout homme envers son prochain (9). L’usine et tous ses avatars produisent la solitude et le désespoir, entravent le lien humain, empêchent l’apparition d’une nation soudée au même titre qu’ils empêchent l’éclosion d’autres filiations plus profondes encore. Ce qui est nettement mis en péril par l’usine et les tendances négatives qu’elle inspire, c’est le précieux suffrage de la sagesse, l’adhésion nécessaire à une réalité vertueuse, la contribution vénérable à une société plus juste. L’usine, en quelque sorte, l’usine comme point de rencontre d’une administration spécifique de l’esclavage et du capitalisme dévorateur de la matière humaine, c’est la disparition du souverain bien – l’éviction du summum bonum – au profit du Mal radical, du Mal scandaleux qui installe un monde férocement pérenne où le vice triomphe et où la vertu échoue.
D’une façon désolante et flagrante, l’usine que Simone Weil a connue, la succession de ses expériences parmi ces torturantes manufactures, pourrait se résumer au fait que le travail ouvrier suppose une privation du bonheur et un perpétuel engendrement du malheur. Et ce malheur est doublement néfaste : d’une part il isole l’ouvrier de lui-même, il le détrône de son centre vital, et, d’autre part, cet isolement est quasiment indécelable, virtuellement imperceptible, presque irréductible à toute remise en question, puisque ceux qui en souffrent sont exclus de la surface du monde habité, invisibles pour ceux qui voudraient peut-être venir à leur secours. Pour l’ouvrier, l’action d’habiter le monde ne va pas de soi, et, à cet égard, il est un étranger, un apatride, un dissocié de la chose publique (inéligible à la res publica et aux discussions de l’agora). Il est pour ainsi dire persona non grata au milieu de la banalité de l’existence où chacun va son chemin, libre d’aller et venir, libre de dire et de se dédire. Pour lui comme pour tous ses compagnons d’infortune, la petite liberté de circulation et d’expression, cette liberté minimale en fin de compte, est entièrement sujette à caution dans la mesure où sa motricité se trouve sous l’emprise des gestes récurrents du travail, dans la mesure encore où sa parole est assourdie par le tumulte d’un travail de forçat. Plusieurs fois d’ailleurs Simone Weil a signalé à quel point elle avait été sidérée par le film de Charlie Chaplin, Les Temps Modernes, moins fictionnel que documentaire quand on y songe, montrant l’assimilation totale de l’ouvrier à la mécanique draconienne de l’usine. Même en dehors de son poste de travail, l’ouvrier demeure assigné aux dogmes de la machine, à la dictature de la productivité, prisonnier d’un royaume de l’inorganique où toute palpitation de la vie organique est abolie. L’ouvrier n’est alors même plus un corps potentiellement uni à une âme, il est, à l’inverse, un homme-machine, un être dépossédé de toutes les propriétés qui justifient la dignité d’un homme (la liberté, la volonté, la conscience, le langage, la créativité, etc.). Par conséquent, aller et venir librement, parler et parlementer sont pour lui des impossibilités absolues. Il ne se déplace que par rapport aux mécanismes de l’usine et son existence est uniquement dévolue aux commandements de ses chefs – il ne s’exprime que laconiquement, le plus souvent pour acquiescer aux ordres avant de retomber dans le silence de sa fatigue. Il faudrait même ajouter que l’avenir lui est interdit, sachant que l’avenir, stricto sensu, renvoie au faisceau illimité des possibilités. Rien n’est concevable pour l’ouvrier, rien n’est à venir, sinon la morne et terrorisante continuité d’une existence vassalisée par le pouvoir de l’argent et la peur de l’autorité.
L’omniprésence de ces deux stimulants, «la peur et l’appât des sous» (10), durcit un nouveau type d’esclavage constitutif de «l’industrie moderne», inséparable de «la succession machinale des mouvements» et de «la rapidité de la cadence» (11). À vrai dire, s’agissant de la cadence, le problème n’est pas si récent puisque les esclaves de toutes les époques ont dû affronter la frénésie de leurs maîtres et l’aberration d’un travail analogue à celui de Sisyphe. Mais en ce qui concerne le surplomb de l’argent, progressivement devenu valeur de toutes les valeurs, divinité palpable et de surcroît redoutable opérateur de mystification, les années 1930 sillonnées par Simone Weil n’offrent aucune bonne raison de croire que la tendance pourrait s’inverser. La mainmise de l’argent sur la vie humaine ne fait que renforcer la mainmise des nouvelles formes déshonorantes du travail tel qu’il se pratique à l’usine et tel qu’il commence à jaillir hors de l’usine sous les aspects d’un taylorisme polycéphale. C’est pourquoi Simone Weil conteste même le vieux remède stoïcien des âmes fortes qui avaient le courage de se rendre indifférentes «aux souffrances et aux privations» (12). Les ouvriers de la modernité sont ainsi et selon toute vraisemblance en plus mauvaise posture que les esclaves de l’Antiquité : ils n’ont même plus ce reliquat de spiritualité qui pourrait les protéger derrière les remparts d’une citadelle intérieure. Leur âme ayant été consumée par les machines, le refuge de l’intériorité leur est soustrait, ce qui les assujettit à une vie purement extériorisée dans le champ de forces nuisibles de l’argent hallucinogène et du travail déshumanisant. Au fond l’équation est simple : plus la technique et ses ricochets capitalistiques colonisent le monde, plus la spiritualité s’affaiblit, et, bien sûr, plus les machines s’emparent des innombrables épiphanies de la vie, plus le sacré est exposé au mépris et à la dissolution. Il s’ensuit que l’intensité relative à la technique dominatrice n’est qu’une intensité factice, une version apocryphe de la vie, un immuable rabaissement de tout ce qui est en mesure de provoquer en l’homme un merveilleux sentiment d’élévation ou d’appartenance à la beauté. Simultanément aux écrits de Simone Weil du point de vue des dates, le visionnaire Nicolas Berdiaev, dans ses Cinq méditations sur l’existence, a tout à fait raison de stigmatiser l’accélération du temps impliquée par la technique. Cette agitation – ou cet affairement – ne mène qu’à une juxtaposition d’instants sans épaisseur, à un décret du temps court qui fragmente l’unité de chaque individu et nous éloigne des révélations du temps long où l’on se sent contempler quelque chose d’essentiel, où l’on se sent vivre pour quelque chose de grand. De plus, la fausse intensité de la technique contrarie les instincts créateurs, et, logiquement, plutôt que de faire advenir la figure du Constructeur, elle privilégie la figure du Destructeur.
Ce n’est là qu’une accumulation de preuves qui participent au saccage d’un idéal du travail voulu par Simone Weil. Idéalement, donc, le travail accompli doit l’être consciemment, délibérément, activement et non sous le joug d’une passivité due à l’épuisement et à l’hégémonie des machines. Le travail doit de préférence susciter un état de coexistence entre soi et l’objet du travail, entre soi et la matière modifiée. Cela ne peut se réaliser que par l’intermédiaire d’un rétablissement de l’égalité parmi les ouvriers et leurs chefs, selon des objectifs de coopération et de collaboration incompatibles avec des méthodes infâmes de subordination (13). Il faudrait d’ailleurs aller jusqu’à ériger le travail au rang d’une authentique éducation de sorte à déroger aux abominables effets de la dégradation de soi, de l’animalisation et finalement de la barbarie à visage industriel où l’on poursuit par d’autres procédés l’exploitation de l’homme par l’homme (14). Il n’est guère que l’application sans délai de cet idéal qui pourrait adoucir un tant soit peu les inégalités naturelles et refonder les principes d’une civilisation qui serait enfin digne de se prétendre civilisée. On aboutirait alors à ce moment où le travail serait «un moyen pour chaque homme de dominer la matière et de fraterniser avec ses semblables sur un pied d’égalité» (15). Du reste, vis-à-vis de la fraternité, la grève est une opportunité à saisir, une occasion à prendre aussitôt que la pression de la nécessité desserre son étau (cf. pp. 274-7). Non seulement la grève est un expédient pour se forger un réseau de souvenirs affranchis du charivari des machines, mais elle est aussi un potentiel de remobilisation ou de rapatriement de l’âme, un potentiel de résurrection a minima de l’esprit critique, lequel serait assorti d’une provision spirituelle suffisante pour amorcer un pas de côté dans le sacré. L’acte du gréviste initie encore une communauté de la joie d’exister, une communion vivante qui répond aux conditions d’inexistence outrageantes, une solidarité qui parvient transitoirement à éliminer le désespoir. On retrouve ni plus ni moins dans la grève les composants classiques d’un épisode carnavalesque où les faibles prévalent sur les forts et où la société devine à travers les déguisements de tout un chacun les promesses irréalisables d’un monde meilleur. Ainsi la grève ne peut s’affirmer que dans la durée limitée même si elle aspire à l’éternité des paradis qu’elle défend.
Ceci étant, n’oublions pas aussi que les progrès issus de la lutte sociale ont parfois des revers de médaille. Des salaires augmentés sont susceptibles d’aller de pair avec «une nouvelle aggravation des conditions morales du travail, une terreur accrue dans la vie quotidienne de l’atelier, une aggravation de [la] cadence de travail qui déjà brise le corps, le cœur et la pensée» (p. 281). Toute la question est là : l’amélioration du travail ouvrier sera-t-elle un jour dispensée de subir des régressions concomitantes ou tardives ? L’incertitude pour les temps à venir est difficile à supporter mais Simone Weil veut inciter ses camarades à éviter les comportements attentistes ou gratuitement violents afin que tout le monde apporte sa pierre intelligente à l’édifice du futur. Nul n’a le droit de laisser croire aux maîtres qu’il désire la soumission quand il a noblement montré au patronat un pic d’existence dans la grève (cf. p. 281).

Une lettre au polytechnicien Auguste Detœuf : écrire à un puissant ce que les impuissants ne peuvent lui écrire

Sur l’ensemble des missives adressées à Auguste Detœuf (cf. pp. 282-295), une seule va nous occuper, celle où Simone Weil relate frontalement le désastre de son expérience de l’inhumanité à l’usine (cf. pp. 282-7). Elle y reconnaît sa naïveté, sa «bonne volonté ridicule», autant de traits de caractère qui ont été ruinés par l’usine dès le premier jour de labeur. Très vite elle se rend compte que sa perception du travail était en quelque sorte romantisée ou fantasmée. C’est un tournant décisif qui réorientera ses idéaux en les dotant d’une plus forte vocation à s’ancrer dans la réalité. La découverte concrète de l’usine fera tomber en Simone Weil tous les parapets qui pouvaient encore la maintenir du côté d’une sécurité professorale. C’est sûrement la raison pour laquelle l’usine lui a tout de suite fait prendre conscience de l’écart qui pouvait exister entre ses représentations du travail et la façon dont celui-ci a effectivement lieu dans le vif du sujet. Le travail à la chaîne ou bien le travail non qualifié, en général, ne font pas naître chez le travailleur un sentiment d’obligation (à savoir une émotion morale), mais ils engagent un rapport douloureux à la contrainte «la plus brutale» (à savoir une pression maximale de l’extériorité qui vient subjuguer le corps et supprimer tout recours à l’intériorité). Ce ne sont pas les qualités les plus fines d’un être humain qui captivent la logique industrielle – et il faut même que celles-ci disparaissent ! –, mais, inévitablement, l’usine n’a d’intérêt que pour ce qu’il y a de plus grossier en l’homme et même pour ce qui peut être réveillé de sa part animale. L’usine est donc capable de transformer quiconque en bête de somme et Simone Weil, pas davantage que les autres, ne réussira à se détacher de son abêtissement pendant les heures de travail à proprement parler. À l’instar de ses acolytes, elle fera face au glacial sommet de l’obéissance, domptée par les machines et par le fouet métaphorique des chefs.
Ce qui favorise en outre les conditions d’une obéissance totale, c’est, d’abord, la réduction du temps «à la dimension de quelques secondes». L’absence de point de fuite temporel ou d’une projection de soi hors de la temporalité industrielle crée une oppression complète. Le lendemain n’a plus d’aspérité, pas plus d’ailleurs que la veille, l’ouvrier ne profitant plus des repères d’une tripartition habituelle du temps (passé, présent, futur). La mémoire du passé lui est retirée conjointement à l’espérance du futur. Ne reste plus que le présent, mais celui-ci n’est pas un présent de sagesse dans lequel on se rend présent à l’instant présent, il s’agit plutôt d’un présent saturé par les machines, d’un présent où la présence mécanique de l’ouvrier induit son absence existentielle et le fatal dévoiement de l’instant vécu. Ce sont alors des secondes, peut-être des poignées de secondes lorsque le geste à faire est un peu moins étourdissant, de brefs moments éprouvés dans un état de vigilance strictement fusionné au despotisme de la technique industrielle. L’attention de l’ouvrier est tout entière transférée dans la machine qui lui dicte son geste au détriment de tout détour possible, de toute inspiration, de toute espèce d’imprévisibilité. L’instant présent se révèle ainsi perverti par l’instantanéité de la machine qui ne cesse d’écraser l’ouvrier sous un amoncellement de stimulations réitérées chaque seconde. Il en résulte une falsification inadmissible concernant l’activité du travail : ce n’est plus le corps qui vit dans l’instant laborieux avec un esprit créatif qui voit loin dans le temps, mais, bien au contraire, le corps et l’esprit s’évanouissent ensemble, industrialisés, atomisés, transplantés dans l’insatiable appétit de la machine et dans les perspectives de production exclusives à l’usine. Comme Simone Weil l’a durement expérimenté, la seule ouverture qui pouvait s’envisager, la seule ligne de fuite qui pouvait rompre les digues d’une chronologie donnée et répétitive, c’était l’épée de Damoclès d’un «ordre [qui] viendrait» subitement modifier les gestes à accomplir. Là résidait la nouveauté virtuelle, le changement tant attendu, l’hypothèse de l’inédit qui ne pouvait être de toute façon qu’une variation formelle de la besogne et certainement pas un travestissement de la nature ingrate de ce travail. Aussi, «lorsque le sentiment du temps se borne à l’attente d’un avenir sur lequel on ne peut rien, le courage s’efface», et même, avouons-le tout net, le sens de la vie s’effondre.
Après le problème du temps abrégé à son format le plus avilissant et le plus instrumentalisant, l’intraitable Simone Weil prolonge son foudroyant verdict en insistant sur le statut particulier des ordres. S’il est toujours permis dans l’absolu de désobéir à un ordre, il n’empêche que l’usine, par la mise en place d’une atmosphère angoissante et exceptionnellement contraignante, redéfinit l’ordre comme un genre de décret divin. Parce que les chefs ont les pleins pouvoirs sur leurs ouvriers, l’ordre, étonnamment, a toute latitude pour «bouleverser de fond en comble le corps et l’âme». Il faut entendre cela comme le fait que les ordres proférés par les chefs ont une influence plus grande que n’importe quel événement de la vie. Les sommations de l’usine outrepassent même la portée symbolique d’une naissance ou d’une mort qui affecterait l’ouvrier dans sa vie privée. La perte d’un proche ou l’arrivée d’un enfant dans la famille ont a priori moins de retentissement sur le psychisme de l’ouvrier que l’ordre cinglant de son chef. Cela procède d’une inexorable et déconcertante sanctification des supérieurs qui ont pratiquement un droit de vie et de mort sur leurs inférieurs. Tant et si bien que les chefs ont l’air de vivre dans un Ciel des maîtres et des contremaîtres qui domine une Terre des esclaves, comme s’ils étaient des entités olympiennes, des surhommes, des titans dont le moindre mot ou la moindre mimique esquisse l’empreinte d’une valeur tutélaire. En-dessous de cette classe d’aristocrates d’entreprise, les ouvriers, eux, paraissent humiliés ou systématiquement en voie de l’être, mis plus bas que terre par une caste de monarques supraterrestres – voire extraterrestres. Ce phénomène d’éternelle glorification des chefs démontre à quelle extrémité d’irrationalité et d’infantilisation sont descendus les ouvriers. L’anesthésie de toutes leurs facultés rationnelles a engendré le monstre d’un respect inepte pour des individus qui sont à bien y réfléchir plus serviles qu’eux. Car, en effet, qui sont les chefs sinon les rouages d’une bureaucratie qui les méprise et les maniables servants d’une politique de la rentabilité ? Les chefs – ou les petits chefs – ont de surcroît en eux une fibre d’obéissance inexcusable puisqu’elle ne possède même pas l’alibi de la pauvreté. Ce sont fréquemment des rallonges consentantes de l’injustice, des corrompus arrogants et quelquefois des bourreaux contents d’eux-mêmes, des persécuteurs sadiques, sachant parfaitement jouer des us et des coutumes de l’usine. Ils savent par exemple que des «différences de salaire», dussent-elles être à peine tangibles, suffisent à introduire dans le champ du prolétariat des tensions qui vont cristalliser leur autorité de chefs. C’est le postulat millénaire de la division du peuple qui assure un gouvernement plus solide. En faisant cela de leur plein gré ou en suivant inconsciemment des directives, les chefs évitent d’être confrontés à des équipes de travailleurs solidaires et n’ont aucun scrupule à persévérer dans cette stratégie plus ou moins avérée de la désunion et de la surveillance amplifiée. Ils assoient par ce biais leur autonomie présumée ainsi que l’hétéronomie effective des ouvriers. Et à supposer que l’on n’accorde pas aux chefs tous les attributs d’une supériorité surnaturelle, cela nous astreint à «un effort perpétuel pour ne pas tomber dans la servilité». On a donc besoin de choisir entre deux attitudes : ou la lucidité qui nous fait voir les chefs comme des semblables contre lesquels il est nécessaire de ruser en permanence, en face desquels il est indispensable de proclamer les signes de notre humanité, tout ceci sur la corde raide, en équilibre fragile au-dessus de l’abîme, ou la cécité qui transfigure les chefs en géants indestructibles et qui nous jette dans une indicible bassesse. L’une ou l’autre de ces attitudes présage quoi qu’il en soit un malaise parce que la décision de continuer à être un homme entraîne une dépense d’énergie considérable, un surplus de travail téméraire, et parce que la décision de démissionner de l’humanité pour vivre en esclave, d’autre part, sous-entend une faillite individuelle et collective d’envergure.
S’ajoute à ces calamités l’indissoluble problématique de l’argent associée à l’invincible terreur d’être pris en défaut par les chefs. L’époque des années 1930 a dû faire le deuil de ce que Charles Péguy précisait à juste titre à la veille de la Première Guerre mondiale : avant que l’argent ne devienne matriciel, avant qu’il ne se mette à couler dans toutes les veines du monde comme un sang noir, les hommes pouvaient décemment prendre le parti d’une vie désargentée qui ne les acculait pas à la misère et par conséquent ne les soumettait nullement à la menace d’une mort à brève échéance (16). Or de quoi parle-t-on dans les années 1930 ? Entre autres choses peu rassurantes, on parle d’un choc boursier américain, d’une austérité bondissante outre-Atlantique, d’un climat d’indigence dont les réverbérations planétaires nous prouvent que l’argent est dorénavant partout et que la prospérité ou la déchéance suivent le sort de son abondance ou de sa pénurie.
À l’échelle des travailleurs d’une usine française, le salaire ne sert pas à vivre ou à rêver de prospérité mais il sert à se préserver de la mort, à contourner des souffrances plus terrifiantes encore, à mourir plus lentement que ceux qui ont perdu leur travail ou qui risqueraient de le perdre s’ils abandonnaient le crédit qu’ils portent à l’argent et par extension le crédit qu’ils portent aux chefs. L’alternative est désespérante : ou l’on se prosterne devant le démon de l’argent, ou l’on s’enorgueillit de ne pas être la proie des faux-monnayeurs, mais, à ce compte-là, on s’inscrit dans le supplice de la faim et l’on finira certainement mort-de-faim. Ce sont là des chutes intérieures, des écroulements de l’âme, soit que l’âme se trouve prisonnière de l’argent, soit qu’elle ait à subir la rupture de son lien avec le corps – et partant son imminente errance malheureuse – étant donné que le corps endure le dépérissement causé par la famine si nous refusons l’arithmétique du salariat. Tout cela s’enroule autour d’une intuition larvée qui a dû tourmenter Simone Weil d’une manière indescriptible : puisque l’obéissance exercée à l’usine relève d’une adhésion intime qui embrigade tout ce que nous avons d’authentiquement humain pour le moduler à un organigramme tacite de l’inhumanité, alors il serait préférable que la barbarie soit davantage explicite, que le travail ne soit plus appelé comme tel, que les mots de l’enfer soient prononcés pour raconter les règles de l’industrie, et que, finalement, nous en revenions à ces temps de détresse où le fouet n’était pas une allégorie mais une réalité. Nous aurions ainsi la justification d’être des martyrs ostensiblement crucifiés plutôt que des invisibles désintégrés par des logiques encore plus invisibles. Certes des humiliations telles que «le pointage», «la carte d’identité» de l’ouvrier, les «réprimandes» et les rituels déshonorants de «la paie» sont des pièces à conviction éloquentes pour blâmer celles et ceux qui en sont les instigateurs, mais, derrière ces apparences, derrière cette phénoménalisation du calvaire des ouvriers, se dresse le Léviathan énorme du capitalisme avec ses impalpables nuées de chiffres et de spéculations, en l’occurrence toutes les coulisses d’un monde abstrait sournoisement inséré dans le monde concret, toute une armée de l’argent qui exploite le matériau humain comme l’a si bien décrit John Dos Passos dans son roman La grosse galette.
Existe-t-il au moins une issue valable au cœur de ces multiples formes de la souffrance et de la captivité ? Se peut-il que l’on discerne un fil d’Ariane dans ce labyrinthe hanté par une créature plus menaçante que le minotaure ? Simone Weil, s’appuyant sur son expérience directe, propose la solution qui consiste à «sombrer dans l’inconscience», à vivre en sourdine, à hiberner dans un profond sommeil de la raison afin de ne plus souffrir des nombreuses infamies de l’usine. Cela dit, cette réponse est frustrante autant que philosophiquement intenable puisqu’elle exige d’un homme qu’il sacrifie la richesse de la vie consciente. On ne souffrirait presque plus du tout en cessant d’être conscient de ce travail ignoble, mais l’on se dégraderait instantanément, assigné au rôle d’un animal efficace qui ne peut entretenir aucune velléité de révolte. Cependant, d’un autre côté, la volonté de perpétuer la vie consciente nous contraindrait à «surmonter quotidiennement le désespoir» parce que les réalités de l’usine, appréhendées lucidement, ne peuvent se révéler qu’à travers les visages grimaçants du blasphème intégral. Aussi faut-il choisir entre plusieurs poisons, entre la peste ou le choléra, entre l’inconscience qui dégrade ou la conscience qui désespère, entre l’animal abusé ou l’être humain misérable.

La rationalisation du travail ouvrier : le chaos de l’inhumanité sous les vêtements d’un cosmos humain revendiqué (une mise à l’index des méthodes troubles de Frederick W. Taylor)

En février 1937, fidèle à ses frères et sœurs de l’usine, Simone Weil donne une conférence sur le thème de la rationalisation du travail devant un public d’ouvriers (cf. pp. 302-326). Elle souhaite montrer l’envers du décor des «méthodes d’organisation scientifique du travail» (p. 303). Son point de départ défend la thèse d’une deuxième révolution industrielle. La science intervient désormais sur la «matière vivante» après s’être immiscée autrefois dans la «matière inerte». Elle n’est plus seulement un outil d’optimisation des machines car elle nourrit aussi la prétention de systématiser le comportement du travailleur au bénéfice putatif de ce dernier et des employeurs. La science jouit en outre d’une réputation favorable en tant qu’elle est représentative du sérieux de la raison. En se prévalant d’une approche scientifique, on s’immunise d’emblée contre le soupçon ou contre l’accusation de dilettantisme, et c’est le pari qu’a soutenu Taylor dès l’instant où il a initié une réflexion sur le travail et les moyens de le rendre plus efficace. Ce bourgeois de Pennsylvanie au demeurant peu diplômé (cf. pp. 310-1) a vite compris le culte ordinairement voué à la science et la crédibilité qu’on peut en retirer. Or c’est justement l’aura de la science qui a permis de dissoudre la question de la souffrance des ouvriers et même la question de l’illégitimité des méthodes recrutées pour penser une organisation scientifique du travail. C’est pourquoi il est fondamental selon Simone Weil de ne pas oublier que la souffrance ouvrière repose moins sur des vérités intrinsèques à l’usine que sur l’ubiquité d’un pouvoir insensé, technocratique, oppresseur, qui légifère depuis les donjons d’une société coupée du réel : «La classe ouvrière souffre d’être soumise à la volonté arbitraire des cadres dirigeants de la société, qui lui imposent, hors de l’usine, son niveau d’existence, et, dans l’usine, ses conditions de travail» (p. 306). Les séides du capitalisme étendent la souffrance des ouvriers à toutes les étapes de la vie. Ils répandent l’inconfort en se dissimulant derrière le plus honteux des conforts intellectuels. Ce faisant, ils nient que les hommes qui travaillent à l’usine puissent également avoir des projets, des vocations, des aspirations à la vie bonne, et, en conséquence, le capitalisme «[fait] comme si ces hommes n’existaient pas» (p. 307). Avec le capitalisme et son contexte frénétique de productivité, le quotidien du travail ne peut pas coïncider avec des travailleurs heureux. Il est inévitable que l’ouvrier soit malheureux, qu’il consente à son malheur pour que le modèle industriel perdure. Et un ingénieur comme Taylor apparaît dans l’histoire de l’organisation du travail afin d’alléger par l’argument scientifique hypertrophié la charge d’immoralité qui se dégage d’une pareille situation. Là où la subjectivité pourrait légitimement désapprouver l’inquiétante évolution des usines, la science – ou pseudoscience ? – de Taylor va opposer une objectivité monolithique d’excellente renommée.
Du reste, quand on évoque le taylorisme ou la taylorisation, on doit retenir d’une part qu’il s’agit d’une obsession maladive de la cadence de travail, et qu’il s’agit d’autre part d’une volonté non moins pathologique de ne perdre aucun temps dans toutes les dimensions de l’usine (cf. p. 313). De là procède la rationalisation du travail qui amène à l’application drastique d’une sorte de règlement intérieur de l’usine. La nature symbolique de la règle étant plus coercitive que la nature d’un ordre, la règle, ainsi, surplombe l’ordre et assoit d’autant plus l’autorité immédiate des chefs (tout en confirmant l’autorité médiate des mandarins externes). On aboutit donc à la lente digestion d’un catéchisme qui menace l’ouvrier récalcitrant d’hérésie ou d’excommunication. Il y a une dévotion acquise pour le poste de travail qui renvoie à la dévotion acquise du chef, laquelle, in fine, renvoie à la dévotion innée des protagonistes de la science ou du pouvoir qui ont scrupuleusement cautionné cette méthode d’organisation. Le résultat, aussi attristant soit-il, c’est que plus personne parmi les travailleurs ne songe par exemple à contester le dispositif du paiement à la pièce (le salaire indexé sur le nombre de pièces débitées en une journée). Plus personne ne s’indigne qu’un tel dispositif élimine les plus faibles ou les plus indociles et fasse la promotion des plus forts ou des plus dociles (cf. pp. 314-5). Ce cas de figure implique un échantillonnage cruel entre les faibles qui ne pourront pas continuer à travailler – car leur salaire sera trop bas pour assumer les nécessités de la vie – et les forts qui vont travailler en prouvant qu’il est possible de résister à ces cadences inopportunément taxées d’inhumanité. Quoi que l’on puisse reprocher à cette cynique barbarie, le parrainage de la science sera toujours convoqué pour discréditer les opinions divergentes. Puisque la science a construit ce paradigme du travail, il serait alors inconvenant de dire que cette méthode ne vise qu’à «faire travailler plus» et non à faire «travailler mieux» (p. 316), même si c’est exactement ce qui se passe. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que le travail à la chaîne ait trouvé son blanc-seing dans les théories mortifiantes de Taylor.
Il suit de là que plus la rationalité progresse au sein de l’usine, plus l’ouvrier, paradoxalement, subit un déclin de sa raison. Ce qui est rationnel ne garantit pas ce qui est raisonnable, et, s’agissant de l’usine, l’excès de rationalité contribue à beaucoup trop d’aberrations ou de fautes impardonnables. L’une d’entre elles s’identifie au fait que le taylorisme n’est pas un outil d’émancipation ou d’épanouissement mais plutôt «un moyen de contrôle» (p. 317). Force est de constater que ce tranchant jugement de Simone Weil n’a jamais été démenti par le cours du XXe siècle et encore moins par le nôtre. À ce propos, la pensée de Marcuse vient de nouveau ratifier celle de Weil quand il écrit que «l’horizon instrumentaliste de la raison s’ouvre sur une société rationnellement totalitaire» (17). Le contrôle est en effet devenu monnaie courante dans nos sociétés paranoïaques, hygiénistes et obsédées par la subsistance d’un ordre établi. Le contrôle des flux d’humanité ou des élans vitaux s’est peu à peu imposé comme l’alpha et l’oméga de notre monde contemporain. Et, plus sévèrement, que faudrait-il écrire à présent que le management s’est incrusté jusque dans l’école française ou plus généralement dans l’école occidentale ? Une chose est sûre, absolument sûre, c’est que Simone Weil eût été effarée de s’apercevoir que le sanctuaire de l’enseignement – comme tant d’autres lieux sacrés – a été profané par une rationalité de type taylorienne.
Le pire réside sans doute dans le fait que Taylor se flattait d’avoir exaucé les vœux de «l’harmonie sociale» (p. 319) avec ses principes d’organisation du travail. Il était persuadé que ses techniques d’organisation facilitaient la convergence de tous les intérêts (ceux des patrons, ceux des ouvriers, puis ceux des consommateurs qui pouvaient se procurer des marchandises à bas prix étant donné le rythme accéléré de la production). Mais Simone Weil est d’autant plus ironique sur la question de cette harmonie prétendument sociale qu’elle nous laisse deviner la préoccupante disharmonie souterraine qui se déduit du taylorisme. L’impression première d’un cosmos humain n’est qu’une illusion qui retarde la prise de conscience d’un chaos inhumain. L’ordre apparemment juste qui structure le travail et la société par le biais du taylorisme se consolide en vérité à partir d’un désordre qui réfute l’évidence même de la vie. Autrement dit c’est parce que la vie humaine est volontairement et foncièrement mise en désordre par la doctrine taylorienne qu’un ordre superficiellement compatible avec le capitalisme peut émerger. L’insoutenable injustice de ce modèle grossit encore en période de guerre dans la mesure où la forte dynamique de production joue en faveur de la fabrique des armes, des munitions et des véhicules de combat. On en arrive ainsi à une société où des hommes se tuent à la tâche pour permettre à d’autres hommes de tuer à la guerre (cf. p. 320). Et indépendamment de toute surprise, il s’est avéré que le taylorisme a souvent prêté la main à l’inutile et n’a que très peu collaboré à ce qui eût été utile pour endiguer la pauvreté (cf. p. 320). De toute manière, on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’un tel système fondé sur l’inhumanité pût à un moment sympathiser ne serait-ce que fugacement avec les bienfaits de l’humanité. Ce qui oriente le taylorisme, ce sont les vices, et parce que les vices s’alimentent à tous les échelons de cette méthode, tous les avantages vont aux patrons et tous les inconvénients reviennent aux ouvriers (cf. p. 324). À l’usine et à quelque endroit où le taylorisme est en vigueur, l’ouvrier ou l’honnête homme a invariablement tort. Cela signifie que la science n’a pas servi à élaborer des techniques libératrices mais qu’elle a été rabaissée au niveau d’un «instrument de contrainte» (p. 325). Le prestige des savants a offert aux patrons une rédemption à moindre coût. À savoir que si ce sont les scientifiques qui ont bel et bien validé les méthodes d’organisation du travail, alors il est inconcevable de vouloir les révoquer en doute. D’où la méfiance de Simone Weil envers les savants car ceux-ci ont pu également être achetés par les patrons, par l’État, par n’importe quelle officine ayant la volonté de se payer une argumentation respectable afin de prolonger le règne de la souffrance pour les damnés et le règne de la joie pour les élus (cf. pp. 325-6).

La lumière de Dieu envers et contre tout

Bien des années après son décisif passage à l’usine, Simone Weil publie au printemps 1942 un article intitulé Condition première d’un travail non servile (cf. pp. 418-434). Elle a eu le temps de méditer sur son ancien Chemin de croix en territoire industriel. La tonalité qui est la sienne est à la fois moins pessimiste et fondamentalement mystique au fur et à mesure qu’elle développe ses idées. Elle n’oublie pas pour autant de rappeler tout d’abord qu’à l’usine, «on travaille seulement pour manger», puis que l’on «mange pour pouvoir continuer à travailler» (p. 420). Cette spirale démentielle est un enrôlement de l’ouvrier sur un genre de carrousel des ténèbres où nous l’imaginons vissé à son cheval de bois, ahuri, transi, égaré sur l’écliptique de l’usine, prédestiné à cette mauvaise fortune au fond de laquelle ne semble vivre aucune braise d’espérance. Les modalités d’une existence aussi mutilée que celle-là confirment que «la nécessité est partout» et que le «bien [n’est] nulle part» (p. 420), que la plus infime des finalités humaines est devenue incompossible avec une vie de cet acabit. Cela explique les débordements que l’on peut être tenté de se prescrire quand on est soumis à ce manège de l’enfer. Il y a d’une part l’attrait de la «débauche» (p. 421) les rares jours où l’on ne travaille pas. Parce qu’elle est une pure antinomie des jours d’embauche, la débauche surgit comme une roue de secours tolérable et méritée. Elle est un usage du temps qui répond aux cadences élevées du travail par une rapide accumulation de plaisirs. L’hédonisme de la débauche est donc censé neutraliser en un rien de temps l’impressionnant volume d’austérité du travail. Et d’autre part il y a la tentation révolutionnaire qui cache régulièrement le danger d’un «impérialisme ouvrier» (p. 421), d’une vengeance, d’une substitution de l’oppression bourgeoise par une vaine dictature du prolétariat. Que l’on se révolte contre l’injustice est une chose qui va de soi reconnaît volontiers Simone Weil, mais que l’on se révolte contre le malheur inhérent au travail transforme la révolution en «mensonge» (p. 421), en opium populaire, en fantasme d’aventure contre-productif étant donné que nous aurons toujours besoin des mains des ouvriers pour creuser, pour démolir et pour bâtir. L’enjeu, par conséquent, ne consiste pas à extraire les ouvriers de la condition ouvrière, mais à les encourager à percevoir la dignité de cette condition pour peu que l’organisation du travail soit elle-même digne d’humanité.
Il n’en demeure pas moins que l’unique antidote à l’incompressible venin de l’usine repose sur la «lumière d’éternité» et «la beauté» (p. 423). Pour Simone Weil, la beauté est un cas particulier du désir et elle est une planche de salut qui peut vaincre la monotonie du travail. Au lieu de désirer ce que nous n’avons pas, ce qui pourrait être ou ce qui sera, le désir de la beauté se concentre sur ce qui est là, sur ce qui est spectaculairement beau, comme par exemple «le ciel étoilé d’une nuit claire» (p. 423). Un appétit pour la beauté devrait pouvoir susciter un arrachement de l’action du travail en vue de la contemplation des éléments d’éternité. Plus spécifiquement, Simone Weil avance une idée qui pourra sembler désobligeante en première lecture, voire grevée d’un conformisme béat si l’on ne prenait pas la peine d’aller jusqu’à la conclusion de son article : «Puisque le peuple est contraint de porter tout son désir sur ce qu’il possède déjà, la beauté est faite pour lui et il est fait pour la beauté» (p. 424). Avant donc la philosophie de Michel Foucault et dans la lignée des traditions ascétiques, elle infère une esthétique de l’existence, une façon d’être au monde qui incarne une poésie de la vie davantage qu’une poésie des mots, une façon de vivre qui se réapproprie la définition de soi en fonction des meilleurs critères de la dignité humaine, en fonction de ce qui édifie un homme et non de ce qui le démoralise. Aussi la source de cette réappropriation de l’existence individuelle ne séjourne clairement pas dans la poésie littéraire (car ce serait une offense de dire aux ouvriers qu’ils peuvent côtoyer le bonheur avec des livres), mais elle séjourne en Dieu (cf. p. 424), dans une poésie du divin, dans une filiation sacrée où l’addition des vies reconquises amorce une véritable mystique ouvrière.
Pour les ouvriers, Dieu est un pourvoyeur de finalité suprême. Entre Dieu et les travailleurs de l’usine ne se dresse aucun intermédiaire, sinon la matière du travail à travers laquelle doit se réfléchir la lumière divine (cf. p. 424). À l’inverse des bourgeois dont les finalités impies constituent un détournement de la lumière et une infamante violation de l’ordre juste, les damnés de la Terre – pour parler à l’instar de Frantz Fanon – sont nimbés d’une grandeur d’âme et d’une vivante fertilité qui compensent la décadence et la stérilité de leurs oppresseurs. La magnanimité de l’ouvrier se caractérise par le fait que tout ce qu’il sème contient la promesse d’une abondance et que les semailles ouvrières se réalisent toujours dans un climat de stérilité superlative (ou dans une ambiance qui ressemble à la stérilité). Ceci contraste avec l’indignité bourgeoise en laquelle s’opère une dé-corrélation du travail et de la valeur, le bourgeois étant celui qui ne travaille pas et auquel on attribue pourtant des valeurs immenses, tandis que l’ouvrier travaille mortellement sans qu’on ne lui attribue une quelconque valeur. On ressaisit là une variante du Mal radical où le vice triomphe méchamment de la vertu : ce sont ceux qui ont obtenu le plus vicieusement toutes les situations d’oisiveté qui dévalorisent ceux qui travaillent d’arrache-pied pour qu’une société à peu près viable se tienne debout. Les parasites de la vie nuisent à tous ceux qui sont synonymes de la vie. L’antagonisme de ces deux pôles est moralement inacceptable et il faut ardemment espérer que les praticiens de la magie noire – les vicieux de la paresse lucrative – récoltent bientôt les fruits diaboliques de leurs tranquillités sacrilèges. L’énormité du vice au temps de Simone Weil était déjà le symptôme d’une vie bourgeoise menée à crédit sur le dos des plus démunis. Désormais nous en sommes au stade où ce crédit paraît atteindre ses limites et le moment de payer approche. Les créditeurs les plus crapuleux vont devenir les débiteurs, ils vont devoir rembourser la lumière qu’ils ont vulgairement dépensée en répandant ineffablement la pénombre chez les enfants de Dieu.
Pour toutes ces raisons, plus que jamais, il est important de donner aux ouvriers la vision et le sentiment des symboles les plus lumineux, de faire en sorte que «par [le moyen des symboles du divin] les hommes et les femmes du peuple vivent perpétuellement baignés dans une atmosphère de poésie surnaturelle» (p. 429). La mission des réformateurs du travail et plus largement le sacerdoce de tout un chacun, c’est, probablement, de veiller à ce que les ouvriers puissent connaître la «plénitude de l’attention» (p. 426). Il s’agit de convertir l’attention rationnelle qui détruit l’âme dans un contexte de taylorisme en «attention intuitive» (p. 430) qui accentue l’âme et lui ménage un «accès à Dieu» (p. 430). Quel que soit le type de travail que l’on exerce, aucune de ses composantes ne doit compromettre la pensée de Dieu, l’impulsion vers Dieu, le désir de la beauté sacrée. Tout obstacle à ces inclinations pour la lumière divine doit être tenu pour un indice de servilité tant dans le domaine manuel que dans le domaine intellectuel (cf. p. 430). Si l’on veut une société de justice, il est primordial de diffuser une «représentation tout à fait précise de la destination surnaturelle de chaque fonction sociale» (p. 431). En d’autres termes, l’inégalité survient dès lors qu’une seule fonction de la société se voit dédaignée, privée de ce qui la rattache indubitablement au royaume de Dieu. Au reste, bien évidemment, on ne peut pas nier la dureté de certaines professions, on ne peut pas fermer les yeux sur le cadre de travail que subissent certains galériens, mais tant que l’on n’ajoute pas à ces difficultés naturelles des misères supplémentaires, l’on préserve la dignité de tous les travailleurs et l’on ne diminue pas les possibilités d’accéder à Dieu. En revanche, Simone Weil est catégorique sur tout ce qui met la spiritualité en péril : «Mais le pire attentat, celui qui mériterait peut-être d’être assimilé au crime contre l’Esprit, qui est sans pardon, s’il n’était probablement commis par des inconscients, c’est l’attentat contre l’attention des travailleurs. Il tue dans l’âme la faculté qui y constitue la racine même de toute vocation surnaturelle. La basse espèce d’attention exigée par le travail taylorisé n’est compatible avec aucune autre, parce qu’elle vide l’âme de tout ce qui n’est pas le souci de la vitesse. Ce genre de travail ne peut pas être transfiguré, il faut le supprimer» (p. 433). Il est évident que là où l’intuition de Dieu est contrariée parce que la rationalité est devenue la législation normale, alors il est urgent de rendre caduque la rationalité en accouchant séance tenante des conditions de possibilité de l’intuition divine, la seule qui puisse fournir à un homme la compétence de lire le symbole de Dieu en toutes choses de l’univers. Ne faudrait-il donc pas un feu purificateur pour nos présentes sociétés managériales vérolées par la scélératesse de l’argent et de l’impiété ? Est-ce là ce que souhaitent nous apprendre ces hommes et ces femmes qui s’immolent par le feu au pied des tours de la finance internationale ? Don DeLillo relate l’un de ces perturbants suicides dans son roman Cosmopolis, un livre dont la lecture se fait pressante pour nous préparer à l’effondrement qui nous attend.

Notes
(1) Simone Weil, La Condition ouvrière, Gallimard, coll. Folio Essais, présentation et notes de Robert Chenavier (2002). Concernant les circonstances et surtout les conséquences de sa rencontre avec les syndicalistes révoltés, il faut lire les Trois lettres à Albertine Thévenon (cf. pp. 51-61).
(2) L’écriture littéraire non plus n’est pas une fin en soi pour témoigner de la nature de la vie ouvrière. D’où l’admiration mêlée de reproche que Simone Weil formule à l’égard de Jules Romains et du volume IX de ses Hommes de bonne volonté (cf. pp. 327-9). Il est incontestable que les descriptions de Romains possèdent une virtuosité qui avoisine l’hypotypose, «mais cela ne va pas très loin» assène la philosophe (p. 329).
(3) Trois lettres à Albertine Thévenon (pp. 52-3).
(4) Lettre à Boris Souvarine (p. 75).
(5) Lettres à Victor Bernard (p. 214).
(6) Ibid. (p. 223).
(7) Cf. Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel.
(8) Ce triste état des lieux est par ailleurs l’une des constantes d’écriture de Don DeLillo. Ses romans Outremonde, Cosmopolis et Joueurs en attestent abondamment.
(9) Cf. Simone Weil, L’Enracinement.
(10) Lettres à Victor Bernard (p. 228).
(11) Ibid.
(12) Ibid.
(13) Ibid. (cf. pp. 230-2).
(14) Ibid. (cf. p. 237).
(15) Deux lettres à Jacques Lafitte (p. 257).
(16) Cf. Charles Péguy, L’Argent.
(17) Marcuse, op. cit.

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