L’Amérique en guerre (26) : La griffe du chien de Don Winslow ou l’empire opiomane dans l’empire mégalomane, par Gregory Mion (13/03/2022)
Crédits photographiques : José Luis González (Reuters).
Henry James, Les Bostoniennes.
Recouvrant à peu près trois décennies de tensions politiques et de crimes sanglants relatifs au trafic de drogue entre les États-Unis et le Mexique, La griffe du chien (1) de Don Winslow, par l’ampleur de sa documentation et par la multiplication de ses intrigues, représente à ce jour la meilleure incarnation romanesque du problème de l’opium en Amérique. Les événements du livre se produisent à partir d’une insoluble confrontation entre un policier acharné (Arthur Keller) et un clan familial qui domine le marché de la drogue (les Barrera). Ce duel est à la fois dramatiquement et métaphysiquement fertile : d’une part il maintient une densité narrative assez remarquable et d’autre part il révèle un effondrement généralisé des valeurs, une défaite morale tant du côté américain que du côté mexicain, comme si le nihilisme avait trouvé sa déclinaison la plus accablante sur les terres du Nouveau Monde après avoir proliféré à divers niveaux de fécondité sur le sol européen. Mais faut-il se lamenter de la déperdition des hommes quand la circulation de la drogue amplifie les capitaux et propose une cohabitation géopolitique superficiellement acceptable entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud ? Aussi décourageant que cela paraîtra, on peut tout à fait négliger les fondements millénaires et conceptuels de la civilisation si des méthodes alternatives permettent d’obtenir des échanges profitables entre les nations, la pratique, ici, prévalant sur la théorie. Les dommages collatéraux impliqués par la drogue – la scélérate concurrence des cartels et l’exploitation de la toxicomanie – sont insignifiants tant que l’argent fait son chemin et tant que les différents gouvernements du continent américain perpétuent un équilibre satisfaisant du point de vue mercantile.
Mais il ne faut pas s’y tromper : ce sont les États-Unis qui orchestrent principalement les luttes narco-politiques et l’enjeu ultime, pour la première puissance mondiale, consiste à répandre son idéologie libérale en refusant la moindre contradiction et en poursuivant son combat paranoïaque contre le communisme. Ainsi se détache l’argument central du roman machiavélique de Don Winslow : la guerre que les États-Unis opèrent à l’encontre du Mexique sur le terrain de la drogue n’est qu’une façon d’opérer une guerre plus décisive en Amérique Centrale et en Amérique du Sud, avec, en ligne de mire, l’élimination des idées socialistes et des modèles existentiels incompatibles avec l’économie américaine. Autrement dit la guerre menée au nom de la santé des peuples n’est qu’un prétexte pour mener une scandaleuse guerre des idées où se légitiment des intentions quasi génocidaires. C’est du reste une guerre sans idéal parce qu’elle est motivée par l’hubris d’une minorité au détriment d’une majorité. On est par ailleurs encore et toujours dans les artifices de la paix que Montesquieu avait perçus en évoquant les effets apaisants du commerce global tout en insistant sur les troubles locaux engendrés par l’esprit de vénalité (2). Sauf que la donne est légèrement modifiée dans le cas de figure qui nous intéresse : on déplore évidemment le commerce barbare de la drogue – même s’il rationalise la situation de la frontière américano-mexicaine – afin de mieux dissimuler un commerce d’intérêts plus profonds et plus inhumains, à savoir le commerce des armes qui doivent servir à épurer les populations sud-américaines récalcitrantes à l’ordre capitaliste.
Tout cela serait peut-être exaltant si ce n’était le reflet presque parfait de la réalité. À ce titre, parmi les membres actifs de la famille Barrera, le personnage d’Adán incarne une convaincante réplique fictive de Joaquín Guzmán, surnommé El Chapo, figure émérite de la mafia mexicaine et parrain de stature internationale dans le monkey business de la drogue. Quant à l’agent spécial Arthur Keller, il est enraciné dans le traumatisme de la guerre du Vietnam durant laquelle il fut un collecteur d’informations et un soldat d’élite occasionnel. Également catholique et ancien très bon élève, Keller est né d’un père américain et d’une mère hispanique, originaire de San Diego où dès son adolescence il a pu appréhender «les effets et les conséquences de l’héroïne sur un quartier, en particulier quand les habitants sont pauvres» (p. 21). La conjonction du fiasco militaire au Vietnam et de sa jeunesse vécue au milieu des cocaïnomanes a transformé Keller en homme vindicatif. Ces expériences du malheur ont été une sorte d’acompte versé à son jusqu’au-boutisme de justicier qui devra négocier aussi bien avec les stratégies retorses de la CIA qu’avec les frilosités calculées de la DEA (3). Et tout semble rejouer les partitions mêlées du Vietnam innommable et des districts camés de San Diego au cours de l’année 1975, dans l’État mexicain du Sinaloa, lorsqu’un offensif Arthur Keller de vingt-cinq ans doit participer à la «[destruction des] sources de l’héroïne» (p. 20), chapitre officieux de l’Opération Condor, digression impérialiste et manière habile pour les États-Unis d’avancer des pions discrets sur l’échiquier de l’Amérique méridionale (en l’occurrence, pour simplifier, tout ce qui se situe au Mexique et en-dessous). L’objectif affiché consiste à tourmenter les gomeros (les cultivateurs d’opium) en arrosant par avion leurs champs de pavots d’une substance chimique agressive. Les autorités veulent éradiquer le «Papaver somniferum» (p. 20) dont les métamorphoses de laboratoire envahissent «les rues des villes américaines» (p. 20) et sèment la misère. Les moyens mis en œuvre pour y parvenir sont une réminiscence de l’agent orange que les aéronefs yankees larguaient sur le Vietnam, à ceci près que le défoliant utilisé au Mexique s’avère moins percutant, l’objectif secret étant d’imiter une action anti-drogue à dessein de contrôler une plus large dimension du South American context. Mais quoi qu’il en soit, dans la conscience brutale et perturbée de Keller, cette guerre contre la drogue lui apparaît comme le paradigme de la guerre juste et comme l’opportunité de se rétablir de l’injustice qu’il a subie au Vietnam (cf. p. 23). Il n’est pas d’emblée clairvoyant sur la duplicité de son propre pays et sur les guerres informelles qui gisent sous le marbre démagogique des discours institutionnels. À ses yeux encore juvéniles et plus ou moins naïfs, la rédemption de ses péchés accumulés dans la jungle asiatique est plus importante que les potentielles machinations des États-Unis.
Les avancées professionnelles de Keller au Mexique lui montrent par la suite un net contraste de méthodologies policières : les Américains recherchent le knock-out immédiat tandis que les forces de police du Mexique ont tendance à patienter et à frapper latéralement (cf. p. 50). Il y a aussi une distinction à établir entre le fait que les États-Unis appliquent des «systèmes» précis, des processus d’intervention rigides, et que le Mexique, à rebours de tout schématisme, se contente parfois d’improvisations ou «de relations personnelles» (p. 52). Keller, cependant, va rompre avec le modèle standard de l’école US et procéder à un alliage de certitudes et de témérités, fidèle en quelque sorte au métissage de ses origines. Il sait que c’est la seule façon d’atteindre les centres névralgiques de la drogue. En cela il est prêt à prendre tous les risques pour élaborer «des moyens de pression» et pour consolider ses «atouts dans l’algèbre du renseignement» (p. 54). Son dévouement pour la lutte anti-stupéfiant est tel que l’hybridation achevée de la violence pure et de la modération perfide fait de lui un genre de monstre bicéphale. En lui, de jour en jour, vont cohabiter des contraires qui remanieront les polémologies extérieures dans son intériorité déjà grandement éprouvée. Peu à peu Arthur Keller délaissera les souvenirs de ses guerres initiatiques pour assimiler la guerre contre la drogue et tous ses avatars maléfiques. Son obsession envers les Barrera (avec Adán au premier plan) le conduira sur des piédestaux inversés où il apercevra des gouffres plutôt que des firmaments, où il perdra l’amour de sa femme et l’éducation de ses enfants, où il connaîtra «une douleur pascalienne pour l’équation de l’absolu» (4) le plus noir. Et cette lente descente aux enfers (dont le prologue du roman offre un épisode anticipé avant d’en raconter la généalogie) poussera Keller non pas au niveau d’une illustre sainteté, mais au niveau d’une irréversible damnation. À maintes reprises ses stratagèmes seront moralement irrecevables car il n’aura égratigné le Mal qu’en sacrifiant le Bien. Il aura fallu que des innocents périssent en surnombre pour que des méchants meurent en petit nombre. Ce n’est pas tant que Keller a souhaité que les choses en soient ainsi, ce n’est pas tant qu’il a validé l’éradication d’un fragment du Mal au détriment d’un ensemble constitué du Bien, mais la désespérante répétition de ce résultat aurait dû ralentir ses velléités de justice et corriger son aveuglement devenu maladif. En définitive, à force d’avoir désiré la fin de toutes les guerres de l’opium en Amérique, le subversif Arthur Keller n’aura fait que jeter de l’huile sur le feu. Au début il pouvait s’autoriser à critiquer les federales du Mexique, accusés par leurs homologues américains d’accepter la mordida (les dessous-de-table des trafiquants et des sicarios), mais, au fur et à mesure de son odyssée de redresseur de torts, Keller, comme ses collègues, sera intégré à la mécanique du bakchich ou du donnant-donnant d’éléments décisifs. On ne peut d’ailleurs soupçonner les ramifications infinies de cette mécanique – elle concerne tout le monde et elle s’applique par exemple scrupuleusement aux postes de douane afin de laisser passer les véhicules saturés de marchandise (cf. pp. 474-5).
Au reste il est impératif de convenir que le problème de la drogue est endémique (cf. p. 80). On feint d’éliminer un vieux baron de ce marché de dupes pour lancer de nouvelles dynasties. Lorsqu’un ancien monde parallèle disparaît (car toute réalité ordonnée par la drogue fonctionne à l’instar d’une société parallèle), un nouveau émerge aussitôt, une nouvelle tête pousse sur le corps de l’hydre mexicaine, de nouvelles zones d’abondance remplacent les zones d’infertilité. La cartographie du trafic se redessine alors très vite et les couloirs bilatéraux de transmission de la camelote continuent d’irriguer des métropoles comme Los Angeles ou Miami (cf. p. 83). Les plateformes de distribution se relancent après avoir digéré les plus récentes directives. On redonne le commandement de telle ou telle plaza criminal à tel ou tel sultan fraîchement nommé, et, parmi ces divers portails privilégiés de l’écoulement des produits, on se bat pour diriger l’État de Baja California, c’est-à-dire le périmètre le plus lucratif étant donné qu’il est relié aux villes californiennes et qu’il fournit une rampe de lancement vers les autres cités monumentales des États-Unis (cf. p. 84). Vu sous cet angle, le Mexique, au fond, n’est qu’un empilement de régions complices et lubrifiantes pour la drogue, une espèce de maison-mère de la toxicomanie nord-américaine. C’est aussi un endroit sommital de la corruption où tous les étages de la vie sociale sont impliqués. Du plus bas au plus haut de ce pays martyrisé par une sorte de coexistence des calamités, la drogue, à quelque degré que ce soit, joue un rôle nettement défini. Patente ou latente pour les uns ou pour les autres, la drogue, au Mexique, sculpte précisément ou approximativement les mentalités de la population, un peu comme la peine de mort, admise ou taboue, fléchit la psychologie de l’Iran dans toutes les strates de son peuple comme l’a démontré magistralement le film Le Diable n’existe pas (5). Mais plus généralement et plus cyniquement, le Mexique n’est qu’un instrument du Capital, un tampon de l’Amérique ultra-corrompue, un endroit tout désigné pour que se déchaînent assidûment les pulsions que les États-Unis ne tolèreraient pas sur leur propre sol. C’est pourquoi le Mexique – sans trop avoir le choix et par aveu de faiblesse – absorbe le gros des daños colaterales et concède à l’omnipotence américaine le droit de faire feu de tout bois. C’est pourquoi les charniers adviennent sur la terre ensanglantée du Mexique et non sur la terre prétendument immunisée des États-Unis. De temps en temps les Mexicains s’accordent un coup d’avance, ils réussissent à tromper le renseignement américain ou à court-circuiter la maréchaussée, mais, chaque fois, le doigt de l’Amérique finit par pointer la crapulerie du voisin sudiste et il s’achète par ce truchement une pureté morale de façade.
Ce bouclier de fausses vertus n’empêche pas pour autant la drogue de se déverser massivement sur la patrie de Jimmy Carter. En 1977, as a matter of fact, les alcaloïdes mexicains ont débarqué dans le West Side de New York grâce au concours des mafias locales (cf. p. 133). Les contrats avec la pègre new-yorkaise se fortifient à l’orée des années 1980 à La Jolla (Californie), non sans flatter les bas instincts des malfaiteurs au détour d’une opulente boîte à cul (cf. pp. 134-156). Cet intermède sert à nouer de nombreuses destinées avec la tragédie totale de l’opium, notamment celle de Nora, une fille des rues qui a progressé dans la hiérarchie et qui fera basculer beaucoup de situations apparemment insurmontables. À la suite de quoi le mouvement souterrain de colonisation de l’Amérique par la drogue se prolonge en 1984 avec un aval des autorités à peine camouflé. En effet, à cette date, le ministère américain de la Justice déclare pompeusement qu’une solution finale a été apportée au problème du Mexique et de la drogue pendant les années de l’Opération Condor. De moins en moins enclin à s’accommoder de ces communiqués de la bureaucratie Reagan, lesquels, de toute évidence, ont vocation à propager le mensonge, Keller amasse des preuves, quadrille le territoire, recoupe des témoignages, aboutissant à la désagréable conclusion que la frontière de trois mille kilomètres qui sépare le Mexique des États-Unis est une passoire délibérément subventionnée par l’hypocrisie et par la cupidité (cf. p. 162). Il est persuadé que des chevaux de Troie pénètrent en Amérique avec le soutien de très hautes complicités. Il ne supporte pas qu’on entretienne les coudées franches des narcotraficantes. Il est encore moins admissible que des avions américains arrosent désormais les champs de pavots avec de l’eau et non plus avec des pesticides relativement valables (cf. p. 167). Impuissant et fulminant, du moins provisoirement, Keller admet ses erreurs de diagnostic et reconnaît qu’il n’a pas su deviner les intentions des uns et des autres durant les crises de la seconde moitié des années 1970. Il en paiera un lourd tribut en perdant un collègue dans la bataille, un collègue américain de surcroît, ce qui signifie que les criminels ont osé franchir un Rubicon que l’on estimait infranchissable – à savoir que la règle d’or des malfrats énonce qu’il est radicalement exclu de s’en prendre à un Américain, civil ou on duty, car, le cas échéant, on s’expose à d’inimaginables représailles (cf. pp. 247-8). Cela montre à quel point le désordre du trafic de drogue se sent au-dessus de la loi et de l’ordre du système de répression étasunien. Pour l’heure, la guerre menée par Arthur Keller n’est à son échelle restreinte qu’une déconfiture, mais dans les perspectives de la nation représentée par la bannière étoilée, toutes les défaites de Keller sont des victoires dans la mesure où la drogue est un instrument essentiel d’une géopolitique où tous les coups sont permis.
Les terribles circonstances rapportées du Salvador en 1985 attestent d’un insoutenable chaos politique et humain. L’Opération Cerbère (romanesque celle-ci) met en exergue un «sous-monde» (p. 279) dévasté par la griffe de ce chien mythologique. Il y a tout lieu de certifier que les États-Unis, par l’intermédiaire de la CIA, s’adonnent à des expéditions épuratrices au sein des secteurs communistes de l’Amérique Centrale. Sous couvert de missions censées anéantir les volontés du narcotráfico, l’Amérique de Reagan procède à une impensable éradication de la pensée rouge ou de ce qu’elle juge appartenir aux catégories spéculatives de l’univers soviétique (cf. pp. 276-7). Ces croisades tendent à répondre à la banqueroute du Vietnam et elles emploient pour ce faire des vétérans de cette maudite guerre. Puis l’Opération Cerbère accouche de l’Opération Red Mist et la logique purificatrice s’étend jusqu’aux confins de l’Amérique du Sud. Cela dit, ce phénomène de contagion exterminatrice a d’abord trait au gémissant Guatemala, où l’on parle d’une «longue guerre contre les rebelles marxistes» qui a causé «plus de cent cinquante mille» morts et engendré «quarante mille [âmes] portées disparues» (p. 494). Les ricochets de ce massacre ont été si répugnants qu’ils ont fauché la vie de femmes et d’enfants, touchant aussi des ressortissants des États-Unis, et, devant l’obscénité de cette horreur, «le président américain George Bush fut tellement dégoûté par le carnage qu’il coupa les fonds et les livraisons d’armes aux militaires guatémaltèques» (p. 495). Nouvelle preuve atterrante du double jeu de l’Oncle Sam : d’un côté la mise en scène d’une campagne dévolue à la pulvérisation des réseaux de la drogue, d’un autre côté la conspiration d’un transport d’armes à feu assignées à des maquisards autochtones en vue de liquider l’engeance communiste présumée.
Pendant ce temps, et même si la souche Barrera se structure de plus en plus (cf. p. 323), les États-Unis gardent le contrôle de toutes les parties d’échecs en cours. La CIA semble occuper toutes les positions stratégiques. On a vraiment l’impression que les services secrets américains s’octroient toutes les largesses possibles avec un adversaire moins développé. La raison du plus fort dicte le tempo des attaques et des replis. Tel que l’aurait dit Carl Schmitt, la souveraineté du géant américain s’affirme en tant que la totalité des pouvoirs de ce titan se met en capacité de décider de ce qui relève de la situation exceptionnelle. De la sorte les États-Unis ne peuvent a priori subir aucun effet de surprise. Les règles imposées par l’Amérique sont d’ailleurs si violentes qu’elles désarçonnent la douteuse éthique d’Adán Barrera. Celui-ci regrette que «la loyauté [ne soit] pas une vertu américaine» et que le pays de George Bush Senior n’ait pas non plus la faculté de mobiliser sa «mémoire» (p. 390). Il y aurait donc une droiture mexicaine par opposition à la mauvaise foi américaine, et, par extension, un fidèle souvenir des services rendus offensé par une disposition commode à l’amnésie. D’où les surenchères qui émanent de cette colossale boucle d’orgueil et de faux-semblants : le Mal rebondit incessamment d’un camp à un autre, en l’occurrence le Mal chimiquement pur qui possède «une force et une énergie propres impossibles à arrêter une fois qu’elles sont libérées» (p. 457). Or ce paroxysme du Mal se manifeste sans doute au moment terrifiant où deux enfants sont jetés du haut d’un pont (cf. pp. 457-8). Cette catastrophe est d’autant plus retentissante dans la perspective d’une axiologie effondrée qu’elle est induite par une fausse information diffusée par Keller. Ce dernier a échafaudé une fiction utile afin que les narcotrafiquants s’entretuent, mais, ce faisant, il n’a pas pris la mesure (ou il a feint de ne pas la prendre) de son plan déstabilisateur. Le bilan de ces abominations demeure néanmoins favorable pour la macro-économie étant donné que l’ALENA s’en trouvera vivifiée (cf. p. 616), la came circulant à foison, par monts et par vaux, et même par les airs, ce qui vaudra à Adán le surnom de «Seigneur des Cieux» (p. 614) compte tenu de ses Boeings infestés d’opium. Cela dévoile en outre une réalité pire que la corruption arachnéenne précédemment signalée : le Mexique a littéralement été vendu aux pachas de la drogue (cf. pp. 508-9) et cette vente n’a fait qu’aggraver le cas des «écrasés de la muflerie contemporaine» (6), le cas, finalement, de tous ces pauvres qui n’ont pour horizon que la mort à petit feu ou l’engrenage infernal des négoces interlopes.
Le temps passant, dilué en lustres et même en décennies, les États-Unis confirment leur emprise sur l’intégralité de ces affaires clandestines maquillées par des quantités de dispositifs légaux (cf. p. 620). L’épicentre du pouvoir occidental sait tout et voit tout, modulant ses interventions sur le plateau de jeu de la drogue en ne perdant jamais l’avantage, suscitant d’innombrables «interférences néo-impérialistes» (p. 651) sur la chaîne des événements mondiaux. Au sein de cette organisation quasiment cabalistique, l’agent Keller est devenu le «Seigneur de la Frontière», l’ambigu serviteur des lois qui contiennent mois de justice que d’injustice. De nouveaux corollaires indésirables ont ainsi remis en question la trame de ses manœuvres policières (cf. pp. 737-8). Après quoi, en 1998, la guerre de l’opium se déporte en Colombie et entérine la recrudescence de Red Mist (cf. p. 744). Qu’il le veuille ou non, Keller doit se soumettre à des manigances qui le dépassent et plier l’échine à la vue de l’inacceptable, comme l’intoxication des civils colombiens à cause de l’épandage maladroit (volontaire ?) d’un produit défoliant très corrosif cette fois (cf. p. 746). L’épuration occulte du bolchevisme se perpétue et convoque un écho calamiteux du programme Phoenix qui fut historiquement en vigueur au Vietnam (cf. p. 750). Les pensées désabusées de Keller sont en cela dépourvues de la moindre circonlocution : «Nous dépensons pratiquement deux milliards de dollars à empoisonner les cultures de cocaïne et les enfants de cette région, et il n’y a pas suffisamment d’argent au pays pour aider qui veut arrêter sa dépendance à la drogue» (p. 752-3). Par conséquent il ne parvient plus à déterminer «si la Guerre contre la Drogue est une absurdité obscène ou une obscénité absurde» (p. 753). On en revient alors inévitablement à la réflexion marxiste qui stipule que tout ce qui a commencé en tragédie ne peut se répéter que sous les aspects de la farce (7).
Notes
(1) Éditions du Seuil, coll. Points, 2008. Traduction de Freddy Michalski. Il s’agit en outre du premier tome d’une trilogie qui se poursuit avec Cartel et La Frontière.
(2) Cf. Montesquieu, De l’esprit des lois.
(3) La Drug Enforcement Administration qui travaille sous l’autorité du ministère de la justice des États-Unis afin de combattre les activités liées à la drogue.
(4) Jack Kerouac, Satori à Paris.
(5) Réalisé par Mohammed Rasoulof.
(6) Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre.
(7) Cf. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.
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