Anarchéologie de Jean Vioulac : impression d’un ingénieur à l’attention d’autres ingénieurs, par Romain Joly (07/07/2022)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Cette note est une réponse à celle de Baptiste Rappin, ci-dessous.
Underground philosophy. Note sur la pensée anarchéologique de Jean Vioulac.
Situation de l’impression
Quel est l’étrange faisceau de lumière jaillissant depuis cette fenêtre en contre-haut ? Faisons quelques pas, approchons-nous. Porte cadenassée : l’entrée appelle l’ascension. Le mur est lisse, glissant, peu de prises en vue. On y ancre un pied, puis le second, les mains s’y joignent, les bras se tendent, quelques mètres font distance au sol. Les pupilles se contractent, nous y sommes. Vitrage de volontaire facture, les motifs s’y décuplent : qui est-il pour métamorphoser l’aller-retour des rayons ? Ajustons la lunette, plissons les yeux : les formes se dessinent. Nous y voyons une pièce étroite, serait-ce un cabinet ? Des pièces compactes de papier tachent les murs, une planche de beau chêne, posée sur ses tréteaux, accueille l’Ordinateur. De petites flammes font s’amuser les ombres : si cabinet il y a, dites-vous qu’il est perdu. Elles se transportent les unes sur les autres, entament la conviction d’être en lieu sûr. En leur valse se font les drames, en leur rire se défont les âmes. À l’intérieur du spectacle, devant l’Ordinateur, un homme nu. Il est craintif : une main sur le clavier, l’autre sur le bâton de pluie, le voilà qui s’effraie que nous l’ayons surpris. Le philosophe prend peur et s’enfuit, laissant derrière lui ses feuillets endormis. Trêve de plaisantes rimes : lorsque tout n’est pas lisible, nous autres, ingénieurs, dégainons l’adaptation et la débrouille.
Pourquoi avoir lu Anarchéologie. Fragments hérétiques sur la catastrophe historique (PUF, 2022) de Jean Vioulac (1) ? Pourquoi l’Ingénieur, soudain, devrait-il se permettre de commenter le travail du Philosophe ? Accepterions-nous, à l’inverse de le laisser pénétrer l’atelier pour commenter nos vues sur la conception de telle machine ? Je répondrais pour tous : à la surprise de nos procureurs, oui, nous serions enchantés qu’il le fasse. Pourquoi ne se présente-t-il jamais à nous ? Serions-nous incapables d’offrir le chaud couvert et le bon verbe ? S’il nous faut quitter un instant nos planches à dessins, c’est que nous sommes mis sur le banc des accusés. D’un pan de bois à l’autre, me direz-vous, quelle différence ! Nous, ingénieurs, sommes habitués à courber l’échine. Certes, mais jamais pour de mauvaises raisons, et jamais sous de mauvais maîtres. À vrai dire, nous ne sommes pas même inculpés, nous sommes indirectement prévenus par le truchement d’une créature tentaculaire, d’un «Universel en acte» (p. 12), dont il est inutile de cacher plus longtemps le nom : das Kapital. Dans ce procès, nous, ingénieurs, n’avons ni voix au chapitre, ni droit de nous défendre. Nous ne sommes jamais que des pièces mécaniques d’horlogerie incrustées dans «le dispositif contemporain, où une superstructure spectaculaire virtuelle faite de simulacres et de simulations se fonde sur une infrastructure réelle régulée par la rationalité scientifique, infrastructure qu’ainsi elle dissimule et dénie» (p. 347). Ce matin, les bielles de la «Machinerie planétaire» forcent les portes du tribunal, s’instruisent du dossier, et disent leur mot.
Philosophe ?
Qu’importe de savoir ce qu’est le philosophe tant que nous avons la conviction qu’il peut être beaucoup de choses. À cet égard, Jean Vioulac prend des mesures drastiques et taille le cristal aux cent visages pour en éliminer les faces qui l’incommodent. N’attendez rien qui veuille s’adresser à vous, puisque la philosophie doit fuir le «dispositif qui la réduit à la quête émolliente et niaise d’une ‘‘sagesse’’ devenue simple avatar des techniques de ‘‘développement personnel’’» (p. 15). Interroger le philosophe pour son usage personnel, c’est l’avilir. Ceux qui veulent bâtir leur être n’ont qu’à consulter les guides pratiques disponibles en ligne et en surface, car le philosophe ne prête pas ses affaires aux mains laborieuses.
Rassurez-vous, on trouve pire que l’individu : le groupe ! Face à lui, le philosophe conscient de sa dignité renonce à la fuite pour engager le combat et satisfaire «l’exigence d’une lutte constante de la philosophie contre toutes les puissances d’assignation à résidence qui voudraient lui faire renoncer à son inquiétante étrangeté et la domestiquer pour en faire le supplément d’âme de la bourgeoisie cultivée» (p. 23). On regrettera que le philosophe ne puisse concevoir d’autres catégories élitaires que celle de la « bourgeoisie cultivée », dame marginale dont l’esprit qui goute sa vénusté ancienne ne peut que regretter la tragique mise au rebut. Le philosophe, lui-même, ne la nomme que pour l’effacer : il nous montrera qu’à l’intérieur du «Capital», elle et ses enfants bâtards n’importent plus.
Que veut alors le philosophe ? Saisir et décrire la «Totalité» dans son effondrement vers la «Catastrophe». Il fournit la preuve de la recevabilité de son projet par un retournement astucieux. Il constate, en premier lieu – ce constat étant une conséquence de son rapport à l’Histoire dont nous parlerons plus bas –, qu’il est «anachronique de chercher une Totalité rationnelle (la sphère théorico-logique du Σοφος) qui est effectivement là» (p. 21). Bâtir une construction intellectuelle intégrale fut le projet de deux millénaires de philosophie, nous en constatons aujourd’hui l’échec tout en subissant les conséquences de son intention originelle. Ce qui est «effectivement là», nous l’avons compris, n’est autre que le sempiternel et omnipotent «Capital». Dès lors que son existence est admise comme objet de pensée, le philosophe entérine son programme en assurant que « cette Totalité requiert une pensée holistique qui pense la Totalité» (ibid.). Cette habile opération menée en deux temps lui permet de remplacer une démarche holistique par une autre; nous laisserons à chacun le soin de se laisser convaincre, ou non, par leur non-équivalence qui fonde la légitimité du projet du philosophe contre celui des autres philosophes qu’il fait le précéder.
Plutôt que de fatiguer le cristal par des coupes répétées, pourquoi ne pas simplement le jeter et en placer un nouveau dans l’écrin ? Il prendra finalement ce parti et restreindra le domaine d’activité du philosophe au plan qu’il vient d’énoncer, tout en y infusant une coloration négative : «La philosophie est donc nécessaire, mais le rapport à cette Totalité ne peut plus être d’amour ou de désir (φιλία), il ne peut être désormais que de haine et de dégoût (μίσος), et de détresse aussi face à la catastrophe de son propre projet» (ibid.). Le philosophe peut enfin conclure que «la pensée aujourd’hui doit ainsi se faire misosophie» (ibid.). Les statuts sont désormais clairs, notre interlocuteur a reformulé son identité : il sera le misosophe. Dans le même temps, il ne nous a pas été donné de profiter des effets de cette fluidité de l’identité; nous sommes demeurés simples ingénieurs, «assignés à résidence», et il faudra s’en contenter.
Interlude : l’ingénieur fait don d’un mot au philosophe
Il est bien une chose qui ne peut être reprochée à l’ingénieur authentique : il ne trahit jamais sa langue. Les mots toujours l’obligent, et lorsqu’il se trompa, des ponts s’effondrèrent, des avions s’écrasèrent, des trains déraillèrent, des villes entières furent plongées dans les ténèbres. On s’en convaincra par un exemple éloquent et volontairement polémique. L’ingénieur a toujours sur sa table, au milieu d’autres, un instrument indispensable à la bonne conception : la tolérance. La tolérance désigne l’écart admissible à une norme; nous la retrouvons partout là où il est question de transformer la matière : le concepteur de pièces mécaniques pour une machine, ou le bâtisseur pour le placement de murs de refend à l’intérieur d’une structure. Ne pas respecter la tolérance peut conduire aux conséquences funestes citées plus haut. Or, que reste-t-il de cette notion stable et promise à un bel avenir tant que nous élèverons les pierres les unes sur les autres ? Lorsque ce n’est plus l’ingénieur qui parle de tolérance, où les notions de norme et d’écart admissible s’en vont-elles ? On ne se plaint pas qu’on veuille scinder les idées pour en ré-agencer de nouvelles en d’autres mots. Mais on se méfie de ceux qui vident et remplissent les mots selon leur gré, à la manière d’un vase en cristal dont les allers et venues de l’eau qu’il contient intéresse davantage que la fleur qui doit y survivre. Le philosophe du jour est coutumier du fait : il jette les fleurs et joue avec l’eau du vase en négligeant son métier de vitrier.
Quel est ce mot strict et prudent que nous entendons offrir au philosophe ? Il trouve sa nécessité dans ce qui donne le titre à ce texte : une impression. L’impression que, dans nos contrées, l’Histoire a tout contaminé, qu’elle s’insinue partout comme fondement de toute pensée. Cette impression n’est pas la seule conséquence de la nature des disciplines qui sont les nôtres, dont l’historicité n’importe que pour les amateurs de curiosités. L’historicité des sciences et des techniques n’a strictement aucun intérêt : seul le résultat, au sens d’état de la connaissance à l’instant qui nous est contemporain, compte. La seule trace d’historicité qui pourrait persister se confond avec la nécessité d’amener le cerveau des jeunes enfants vers les cimes de la connaissance le plus rapidement possible; autrement dit, le pédagogue doit intégrer dans les esprits le dessin progressif résultant de milliers d’années d’efforts successifs en quelques années. Le reste est stocké dans les archives, disponible pour toute éventuelle mobilisation. Les scientifiques et ingénieurs nomment d’ailleurs ces archives, sans ironie aucune, littérature. En dehors de ces domaines – qu’elle les ait envahis importe peu puisqu’elle ne les blesse pas (encore) – l’Histoire s’est imposée partout. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer ses manifestations faibles dans la vie courante – la description de la contamination dans chaque discipline reste à faire – pas une journée ne passe sans qu’elle soit qualifiée d’historique; pas un événement ne peut se produire sans qu’il reçoive le sceau immédiat de son historicité. À ce qui nous semble prendre le visage d’un mal, à cette omniprésence mentale de l’Histoire, aux espoirs qui s’y fondent, à l’intuition de devoir l’employer pour trouver de bons appuis – non pas trouver ses appuis dans l’Histoire, mais prendre l’Histoire elle-même comme appui –, à la certitude ne plus être capable d’établir et de s’établir en dehors d’elle, à l’hypothèse que sa connaissance d’avoir de la culture et une culture, à la peur de ne plus savoir dire ce que nous sommes sans elle, à cette tendance à voir dans l’écoulement du temps humain la preuve de la naturalité de l’évolution de toute chose, à cette crainte de ne jamais assez accueillir l’Histoire dans son giron sous peine de souffrir de présentisme, à la volonté constante de renouer avec ou au contraire de se séparer de, à cette pratique de la pensée qui circule inlassablement dans l’Histoire comme dans un manège sans n’en plus pouvoir descendre, nous voulons donner un nom : la cliopathie. Si ce mot vise juste, il nous sera permis de dire que Jean Vioulac est un cliopathe de premier plan.
L’Histoire, les deux jambes plongées dans le sol, les deux bras tendus vers le ciel
Panique chez le boutiquier : ne sachant que faire de son époque, le philosophe invente des intitulés – comme autant de variantes, prises dans le catalogue des traitements pour bois pourri, apposées sur un concept en lui-même trop temporalisé pour être valable longtemps, la bien nommée Modernité –, postmodernité (Jean-François Lyotard), surmodernité (Marc Augé), hypermodernité (Gilles Lipovestky), néomodernité (Lucien-Samir Oulahbib), transmodernité (Enrique Dussel), et d’autres viendront prendre leur relais après l’épuisement des premiers; la pensée historisante du cliopathe s’échoue sur le front du présent. Ne sachant que faire du fatras amoncelé par sa discipline, le philosophe invente des chemins de traverse pour prendre à rebours les œuvres dans l’ordre chronologique de leur création : se tient alors à disposition un passé qui n’attend que l’heure de son traitement : histoire, généalogie, archéologie et désormais anarchéologie. Tel est le grand malheur d’une partie de ce qui prend le nom de philosophie occidentale : elle ne sait que faire d’un passé qu’elle charrie derrière elle comme un impédiment. Comment la retourner sur elle-même, comment la traiter, comment la mettre en ordre – y trouver un ordre ? –, devient la principale inquiétude du philosophe. Lorsqu’il ne parvient pas à surmonter cette inquiétude, il s’affaisse dans la cliopathie. Pour l’husserlien convaincu qu’est Jean Vioulac, l’histoire de la philosophie devient le procès de l’inexactitude. Trouve-t-on en Europe des livres de philosophie qui ne soient pas jonchés de fragments d’histoire de la philosophie ? De fait, nous en trouvons, mais hélas loin de là où notre sensibilité souhaiterait les trouver.
L’anarchéologie et ses sœurs sont autant de noms pour une même démarche : le philosophe se projette dans le lointain, y place un point à un emplacement opportun puis trace à partir de lui une ligne qui le rejoint. Le philosophe donne à cette opération de géométrie grossière le nom de philosophie de l’histoire; ses mots la définissent ainsi : «La ‘‘philosophie de l’histoire’’ est la saisie réflexive de l’Histoire comme téléologie de la rationalité à l’époque ou la crise en révèle la catastrophe» (p. 90).
La cliopathie se décline en symptômes caractéristiques. Le plus flagrant est certainement celui qui consiste à précipiter trop vite dans la tombe des objets dont l’historicité suffit à justifier la péremption. Ceci autorise le cliopathe à affirmer qu’il «importe alors aussitôt de reconnaître et d’assumer l’archaïsme des philosophies du passé, et finalement leur obsolescence, qui les renvoie peu ou prou au rang de l’alchimie et de l’astrologie» (p. 20). Tout ce qui passe s’évanouit dans les bras de la succube Histoire; être encore vivant et actif n’est plus un critère suffisant, le moindre signe de défaillance offre un billet non modifiable vers la consigne de l’histoire. Ce qui fait également dire au cliopathe que «seul un déni des acquis de la science historique serait aujourd’hui susceptible de restaurer les mythes de la ‘‘France’’, de la ‘‘patrie’’, de la ‘‘nation’’ et autres chimères des temps anciens – chimères qui cependant ont fait époque, et ainsi fait Histoire» (p. 98). Nous sommes heureux d’apprendre, au passage, qu’il existe une « science historique » capable de produire des «acquis». Ce serait se laisser dévorer par une chimère que de vouloir contester ces « acquis » par une contre-argumentation historique, comme s’efforcent de le faire les partis qui ont pourtant nos faveurs : toute agitation de ce type reste à l’intérieur de la cliopathie. Sans autre forme de procès, le philosophe décrète ce qui est possible ou ne l’est plus aujourd’hui, par exemple : «Nous n’en sommes plus aujourd’hui à pouvoir vénérer de quel-conques ‘‘grands hommes’’, notre rapport à eux est froid et réfléchi» (p. 90). Règle qui connaît toutefois certaines exceptions lorsque la situation en garantit l’opportunité : «cette promesse [de révolution] a réellement été incarnée par des hommes en chair et en os, qui ont réellement agi dans l’Histoire, d’où l’importance que Patočka leur accordait – d’où l’importance qu’il faut accorder à Patočka –, ceux dont la vie ‘‘recèle, fut-ce à l’état latent, une possibilité historique décisive’’, et dont Sartre est une des figures les plus éclatantes» (p. 337).
Un autre exemple de formule imbibée de cliopathie : «depuis l’échec de ce qui avait semblé constituer le dernier espoir de Révolution, à savoir Mai 1968, l’antagonisme au totalitarisme capitaliste n’a su prendre que la forme (catastrophique) de la réaction identitaire, non seulement dans le désir de retour (purement nostalgique) à des nations qui, après leur dissolution totale dans le Marche mondial et le cyberespace planétaire, ne sauraient subsister que comme hantise et fantôme» (p. 329). Ne sont possibles que la marche inéluctable vers l’avant ou le «retour nostalgique et catastrophique». Ce qui a une valeur et dont la conservation ou la redécouverte de l’usage mériterait une constante réévaluation a toujours le tort d’avoir un passé, et par là d’y appartenir. Tout rapport vivant à ces choses ne peut se concevoir que comme un retour à, au risque de défier le rouleau de l’Histoire.
Au confluent de l’Histoire et de la Catastrophe – que nous verrons plus bas – se trouve le mot historique final de Vioulac, dont il a retrouvé l’essence dans la pensée d’un confrère : «La philosophie hégélienne de l’Histoire y montre un processus d’annihilation, elle met en évidence le nihilisme comme son essence, et c’est pourquoi elle est si précieuse pour penser l’anéantissement global qui définit notre époque» (p. 272).
L’Histoire mène à la catastrophe, oui, mais d’abord pour la philosophie.
Le cliopathe se distingue par un autre trait saillant : le saucissonnage. À la question : faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? Sa réponse est sans équivoque, et à peine l’a-t-il dument ponctuée que nous le voyons déjà, couteau à la main, trancher la pièce de viande. Les «révolutions» – ces constructions historiographiques toujours suspectes lorsqu’elles servent à scinder la frise – s’enchainent : «néolithique», «anthropocratique», «sociocratique», «théocratique», «métaphysique», «capitaliste», «thanatocratique». Du bon sauvage à l’Apple Store, les traits sont tirés. En dehors des cliopathes, ce type de facéties ne pourra réjouir que les amateurs d’énoncés synthétiques et autres amoureux de l’histoire universelle; on aura déjà croisé ces derniers sur les strapon-tins devant le spectacle des derniers «métarécits», dont «Le succès planétaire du livre de Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité est en cela emblématique, parce qu’il est l’explicitation didactique du métarécit qui fait l’horizon de l’humanité contemporaine : qui conclut sur ‘‘la fin d’Homo sapiens’’» (p. 186).
Le Capital, avec un C toujours plus enveloppant
Pour penser la «Totalité», Vioulac invoque la seule bête arlequine capable à ses yeux de donner une substance au tout qui nous enveloppe : le Capital. Nous écrivions plus haut que le philosophe saurait se débarrasser de la bourgeoisie qu’un instant il fustigea. En effet, il doit détacher le ballon d’hélium de sa nacelle s’il veut remettre au Capital un bon de pureté conceptuelle : «le capitalisme est irréductible à un rapport de classes, à un régime de propriété ni même à un mode de production, et doit se comprendre comme hégémonie cybernétique de l’Un numérique et déferlement illimité de la puissance du négatif» (p. 279).
«L’Un numérique» est le résultat de cette nouvelle manœuvre du philosophe conçue pour connecter le ballon, libre et non habité qui file droit vers le ciel, à la terre ferme, de préférence grecque. Il exécute sa danse en trois mouvements. D’abord, il constate que «l’échange monétarisé opère la réduction des choses à leur essence commune formelle et universelle, immatérielle et idéelle, il impose la subordination de la chose particulière concrète à son essence universelle abstraite en même temps que la saisie de la chose comme exemplaire contingent de cette essence, comme un accident de cette substance, il substitue à l’évaluation subjective individuelle et approximative une mesure exacte objective, il fait enfin cette idéalité numérique, saisie en tant que telle, une visée pour tous» (p. 284). Ce qui lui permet d’enchainer et d’assurer que «concevoir alors le principe de toute richesse, principe séparé, exclu de tous les biens mais qui pourtant les détermine en leur essence, la mesure idéale de toute valeur, c’est concevoir l’Équivalent universel comme tel» (p. 288). Avant de conclure que «la métaphysique a d’emblée pensé l’Équivalent universel dans sa fonction-Capital» (p. 289). Nous y sommes, démonstration est faite que le Capital était contenu dans les premiers pas de la philosophie grecque antique.
Entre Capital, Vaisseau-terre, Palais de Cristal, Tianxia et autres – qui ne sont pas des fluides de pensée immiscibles – la bataille est lancée pour donner corps et imposer le concept qui saura le mieux dire le monde après que le terme monde, réputé l’expliquer, ne se soit épuisé.
Venons-en au reproche que nous voudrions adresser au Capital tel que le philosophe l’installe. À vouloir désincarner le Capital pour le placer en suspension dans les nuages, le philosophe s’aventure sur un terrain meuble. Ainsi, lorsqu’il affirme que «la Révolution industrielle institue en lieu et place du monde la Machinerie, son régime ontologique peut se définir comme machination» (p. 232), il prononce ce mot aux conséquences terribles, «machination». Même s’il le désactive immédiatement par un geste acrobatique en se référant à la définition heideggerienne du terme, le mot est dit – le philosophe est-il d’ailleurs innocent lorsqu’il préfère sciemment mais sans l’expliciter le mot «dispositif» au mot «système», vraisemblablement trop connoté, dans chaque recoin de son ouvrage ? – et le mal est fait. Et c’est tout le problème de l’infinite prosopopoeia à laquelle le philosophe assujettit le Capital : toute volonté de combat visant à défaire le Capital – le philosophe ne cache pas son désir mélancolique de Révolution – exige de le replacer dans des corps, ne serait-ce que pour désigner l’ennemi. Or, le ballon-Capital est placé si haut dans la stratosphère, que le rebrancher aux corps de ceux qui l’animent disloque du même coup la fonctionnalité abstraite du concept. Ne reste que la machination – comme ensemble de manœuvres secrètes et invisibles – capable de réintroduire le Capital dans des corps, abstraits cette fois-ci, tout en maintenant le ballon-Capital à bonne altitude. Les quelques personnes qui ont, parmi nous, emprunté cette voie ne jouissent pas de la meilleure réputation. Ceux qui n’ont pas d’inclination particulière pour un projet de Révolution seront tout aussi embarrassés. Placer le Capital comme un «Universel en acte» interdit de procéder à un travail sérieux : l’analyse des forces élitaires en jeu sur la surface du globe. Rien, pourtant, n’empêcherait d’effectuer ce travail tout en conservant la structure conceptuelle du Capital comme un couvercle au-dessus de nos têtes, non ? Tout porte à croire, au contraire, qu’il deviendrait gênant, qu’il orienterait incorrectement la recherche, brouillerait les interprétations en unifiant à l’excès la direction de ces forces sous le joug du Capital, et serait, en fin de compte, un obstacle.
La Catastrophe, le deuxième segment de l’anneau
Le diagnostic est posé : «Les signes s’amoncellent aujourd’hui d’un cataclysme global que rien désormais ne semble pouvoir conjurer : dérèglement climatique, élévation continue de la température globale, fonte des glaces et élévation du niveau des mers, acidification des océans, pollution des airs et des eaux, déforestation et désertification, extinction massive d’espèces, prolifération des maladies infectieuses et des zoonoses, accroissement exponentiel des quantités de déchets toxiques, notamment nucléaires… à quoi s’ajoute la perspective de l’effondrement brutal d’un système économique mondial minée par la dette, et par ailleurs toujours dépendant d’énergies fossiles en voie d’épuisement…, tout indique aujourd’hui l’imminence d’un seuil critique après lequel la survie même de l’homme serait en question» (p. 167). Mais cet «homme», mérite-t-il seulement d’être sauvé ? Le philosophe instille le doute en affirmant que « l’homme est l’animal raté, l’animal dégénéré, il ne s’agit pourtant pas de le guérir de lui-même, puisque ce sont précisément ses ratages et des dégénérescences qui l’ont désanimalisé donc humanisé» (p. 305).
On notera, en passant, l’étonnante et tonitruante révélation que nous fournissent les «acquis» de la «science historique» : «Ce que le XXe siècle nous a appris pourtant, c’est qu’il n’y a pas de solution finale à l’Histoire, ou plutôt que sa solution finale est dissolution totale : processus d’annihilation toujours en cours qui ne fait que s’étendre et s’accélérer et que la Shoah a apocalyptiquement révélé» (p. 317).
En posant la Catastrophe comme gare d’arrivée imminente et fatale pour le train de l’humanité, le philosophe contribue à hystériser les discussions, sur le sujet de l’écologie notamment. Pithiatisme dont nous subissons déjà quotidiennement les effets sous forme de rayonnements médiatiques – nous attendons avec une impatience craintive l’exécution du plan politique correspondant. Cette remarque n’a pas pour but de l’affubler du vilain sobriquet de «catastrophiste» ni de minimiser son inquiétude.
La raison, en dépit des nombreux chefs d’accusation dont l’accable le philosophe, est la seule chose qui nous reste; elle exige qu’on la soigne et la préserve. Or la raison ne peut guère s’accommoder de la Catastrophe comme cadre de pensée; trop volumineuse, trop enflée. La raison demande à traiter des problèmes, décrire des causes, apprécier des conséquences et élaborer des solutions. Elle ne sait rien faire d’autre; nous ne savons rien faire d’autre. Dire ceci ne revient pas sous-estimer l’ampleur des difficultés, mais à renouer avec des figures de sagesse élémentaire; nous avons compris qu’en la matière, le philosophe ne nous prodiguera aucun conseil.
Lorsqu’il place la Catastrophe, au même titre que le Capital, comme phénomène total enveloppant, il nous empêche de reconstruire le bon maillage, dont seule la juste finesse permet de situer correctement les cadres et échelles de réflexion. En ce sens, tout n’est pas global dans les difficultés qui nous attendent. Déclarer que nous sommes tous concernés est un fait acceptable, affirmer qu’une réponse coordonnée s’impose l’est aussi. Mais au-delà, et en dépit de l’interconnexion réelle qui relie des conséquences que l’on aurait cru indépendantes, il reste à admettre qu’il n’y a pas de Catastrophe absolument globale. Les causes sont localisées; les conséquences ont et auront leur temporalité et territorialité propres. Nous sommes persuadés qu’accepter ce régime d’analyse apportera plus d’efficacité et de sérénité que de se placer sous les nuages noirs et généralisés de la Catastrophe.
Si nous voulions laisser échapper une formule teintée de cynisme, nous demanderions au philosophe : puisque le Capital a atteint un état de domination omnipotente, laissera-t-il advenir la Catastrophe qui l’emporterait avec lui ? Ne sera-t-il pas précisément celui qui nous sauvera pour assurer sa propre survie ? Dès lors, et en accord avec le concept de Capital tel qu’il est déployé – dans sa toute-puissance et son autonomie –, ne devrions-nous pas poser les crayons et le laisser faire ?
Avoir la politesse de conclure
La cliopathie rend le philosophe trop pressé; il a hâte que ça se ter-mine ! Après avoir courbé la frise chronologique en chaise-longue depuis laquelle contempler, bien allongé, le spectacle de l’annihilation finale, il veut donner à la philosophie son «e» définitif. Tels sont ses derniers mots : «L’Histoire se révèlerait ainsi en son essence une tragédie, où les hommes luttent en vain contre le destin qui leur a été assigné par les obscures puissances chtoniennes de l’antique nature titanique : la sagesse aujourd’hui est alors de ne pas conclure, et de faire silence, d’un silence atrocement houleux» (p. 352). Alors qu’il semble céder un maigre are de ses terres à la sagesse, n’est-il pas dommageable de préférer le silence houleux à la sérénité active ? Les historiens des idées ne sont pas tendre avec ceux qui, en leur temps, voulurent s’arroger le droit de décréter la fin des temps. S’ils devaient négliger le philosophe et l’évincer de leur sommaire, lui laisseront-t-ils seulement une place dans les archives ? À coup sûr, pas dans celles des ingénieurs.
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