L’Amérique en guerre (29) : Le sergent Salinger de Jerome Charyn, par Gregory Mion (31/08/2022)

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Crédits photographiques : Liam McBurney (EPA).
IMG_3154.JPGL'Amérique en guerre, par Gregory Mion.








«Mama, put my guns in the ground
I can’t shoot them anymore
That long black cloud is comin’ down
I feel like I’m knockin’ on heaven’s door.»
Bob Dylan


«La sensation de se trouver jusqu’aux chevilles dans le sang chaud du porc bouilli.»
Jack Kerouac, Big Sur.


Du monde clos de Manhattan au monde exposé de la guerre

IMG_33621.jpgIl y a quelques années Jerome Charyn avait publié un roman dans lequel il démystifiait le tempérament d’Emily Dickinson afin que la réclusion consentie et progressive de la poétesse devienne le vivant motif de l’imagination libératrice (1). Il renoue ici avec une autre figure de la réclusion en faisant paraître un étonnant Sergent Salinger (2) où il ne s’agit pas d’explorer les décennies érémitiques de J. D. Salinger mais peut-être d’en comprendre les causes essentielles. À ce titre particulier, toujours avec le talent de la fiction revisitant la réalité, Jerome Charyn s’intéresse aux années cruciales pendant lesquelles Salinger a pris part aux sanglants chapitres de la Seconde Guerre mondiale, du moins ceux qui ont rythmé le conflit entre 1944 et 1945, lorsque l’écrivain de L’attrape-cœurs, enrôlé dans le contre-espionnage américain, souffrait de l’horreur généralisée, de certaines stratégies douteuses de l’état-major et du peu de poids de son action devant la lourdeur imparable de l’Histoire. Il souffrait aussi plus spécifiquement de ne pas pouvoir s’occuper de son héros Holden Caulfield en raison des impératifs militaires et des scènes d’abomination accumulées qui subjuguaient son âme (cf. pp. 141 et 168), tout cela en crescendo, en continuel serrement du nœud coulant de la guerre autour du cou de l’innocence, jusqu’à ce que le don de l’écriture disparaisse en même temps que le «psychisme» après la découverte insensée des camps de concentration (cf. p. 227). La guerre est ainsi sans concurrence dans la capacité de ruiner toute velléité artistique sérieuse, et Salinger, comme tant de romanciers exposés au feu de la belligérance, comme tant d’hommes de lettres qui n’ont pas cherché la justification behind the lines, aura vécu l’insupportable douleur d’une crise de la vocation littéraire avant de ressusciter peu à peu, en trompe-l’œil, livrant au monde ce qu’il pouvait lui livrer, se délivrant a tiny bit par la même occasion, laissant à son siècle défiguré quelques textes dont la grandeur dépend possiblement moins d’une qualité de style que de la force de les avoir écrits depuis les cryptes d’un esprit hanté. C’est là une manière de considérer J. D. Salinger par d’autres voies que la légende de son succès fulgurant : si L’attrape-cœurs incarne un livre qui a marqué toute une génération d’Américains, c’est parce que son auteur, hypothétiquement parlant bien sûr, transparaît derrière son héros comme le symbole d’une vie revenue de l’enfer et refusant les compromis qui pourraient permettre à l’enfer de sévir à nouveau.
Avant toutefois de suivre le chemin de croix de Salinger au sein de l’Europe dévastée, le roman de Jerome Charyn offre un prélude calme et voluptueux, quoique troublé à la fin, une incursion dans le New York débridé du printemps 1942. Cette ouverture assez extravagante se concentre principalement sur Oona O’Neill, la fille du dramaturge nobélisé Eugene O’Neill, «tigresse timide» (p. 12) vivant avec sa mère dans un hôtel indigent depuis que son père est parti relancer son existence hors des contraintes domestiques. En parfaite «déesse de seize ans dans son épiphanie charnelle» (p. 26), la nubile Oona, épanouie parmi les vagues enragées de l’océan new-yorkais, tangue adorablement entre son emploi du temps d’écolière et la trépidante vie nocturne du Stork Club. Elle est déjà le portrait accompli d’une Débutante qui rêve de cinéma et du faste hollywoodien. Comme Kerouac le fera tantôt, elle nourrit le mythe de la Californie, et, plus universellement, le mythe d’une conquête de soi par l’intermédiaire d’une conquête de l’Ouest. Le contraste est pour le moins saisissant entre cette effarouchable tentatrice et le «garçon dégingandé» aux «grandes oreilles» (p. 14) qui caractérise physiquement Salinger. Coloré de son «teint mat» assorti à «ses yeux sombres de bohémien» (p. 14), mesurant plus d’un mètre quatre-vingt-dix (cf. p. 15), le jeune Salinger détonne au milieu de cette carthaginoise succursale de Manhattan. À cette époque de ses vingt ans et des poussières, il a publié plusieurs nouvelles, rien de significatif néanmoins par rapport à son idylle semi-platonique dans les bras d’Oona O’Neill. La plume de Jerome Charyn le décrit à l’instar d’un jouvenceau qui n’apprécie que modérément l’agitation, mais, la force d’attraction d’Oona étant ce qu’elle est, le pondéré Salinger fréquente malgré tout le Stork, «privilège de l’écrivain» qui collectionne toutes les sensations possibles, même celles qui concernent une «descente dans la fange» (p. 16). À la table des artistes, il rencontre Hemingway ou plutôt une déclinaison parvenue d’Hemingway. Il lui préfère une version plus authentique, plus ancienne, lorsque ce fier lion d’Amérique était exilé en France, totalement démuni et alignant des pages et des pages tel un dément de la littérature sans finalité, «méconnu, avec femme et enfant, griffonnant des histoires musclées et modernistes» (p. 17). À côté de ce monstre désormais rassasié de popularité, Salinger, «prodige à une boule, né avec un testicule non descendu» (p. 18), ne ressemble à pas grand-chose sinon à une discrète présence orthogonale qui redresse le bois courbe et indiscret de ce night-club réservé à l’élite de la ville. Il y a en lui une certaine dose de mélancolie qui peut suggérer un rapprochement avec l’expérience new-yorkaise de Sylvia Plath (3) : il est là par le biais d’une espèce d’accident et son essence ne peut pas se déplier dans la promiscuité de ce déploiement festif et rarement véridique. En outre, par un surcroît de différenciation avec ce tambour battant de l’Amérique jouisseuse, le furtif J. D. Salinger a écopé d’un «léger souffle au cœur» (p. 18), l’éloignant immédiatement des premières phases de la conscription. Pour autant, la conjonction de cette physionomie d’autruche et de ce tempérament de modération ne retient pas Oona O’Neill de regarder son officieux petit copain comme son «soupirant préféré» (p. 22).
L’attitude olympienne de Salinger se trouve ainsi plus d’une fois mise à rude épreuve par les tourbillons sentimentaux d’Oona et par la folie des noctambules. Alors que cette héritière plus ou moins délaissée par son père n’aspire qu’aux dédommagements d’une carrière à Hollywood, lui, le nouvelliste relativement introverti, se voit davantage d’affinités avec la profondeur des films russes (cf. p. 22). Il doit aussi composer avec les ouragans de sa famille. D’abord avec son père Solomon Salinger, importateur de jambon et de fromage, pragmatique négociant aux antipodes de toute sensiblerie, dépositaire d’une judaïté contrariée qui a probablement travaillé la conscience de son fils en amont et en aval des révélations du système concentrationnaire. Quant à sa mère, elle se prénomme Miriam par assimilation – elle était née Marie Jillich et elle appartenait à la frange des catholiques d’Irlande. Elle ne fait pas l’économie de quelques effusions maternelles ultra-protectrices et un tantinet castratrices. L’étau familial est donc un obstacle à surmonter en plus de l’étau affectif induit par les caprices d’Oona (4). C’est d’autant plus tangible que Solomon Salinger n’approuve pas vraiment la façon d’être de celle qui a séduit sa progéniture, pas davantage qu’il ne se fait à l’idée que son garçon se comporte en «troubadour» en temps de guerre, à un moment où l’Amérique pense encore à l’humiliation de Pearl Harbor (cf. p. 40). Et pour ne rien arranger aux affaires de celui qu’on surnomme Sonny, le paternel d’Oona, comblé de gloire et de reconnaissances académiques, estime que les auteurs de nouvelles ne sont que des chiffonniers de l’écriture (cf. p. 28). Toute cette adversité privée concorde avec la croissance publique de la guerre, notamment avec les affiches de l’Oncle Sam recruteur placardées sur les murs de New York, incitant le sang frais de la nation à s’engager parmi les serviteurs de l’armée. Or cette pression de la nécessité militaire, aussi bien accrue par un contexte international préoccupant que par une déroute de la patrie américaine, finit par atteindre sinon la forteresse mentale de Salinger, du moins ses assiduités avec Oona (cf. p. 42), le jour où il reçoit son avis d’incorporation (cf. p. 41). En dépit de ses bilans médicaux défavorables, l’administration de la soldatesque a décidé que Jerome David Salinger était maintenant apte au service. La gravité de la situation requiert des mesures exceptionnelles et le combat qui se dessine contre les membres de l’Axe vaut tout à fait que l’on déracine Salinger de ses routines créatrices et de ses espérances amoureuses. Sa mère s’emporte en émettant des réflexions qui ne sont pas imputables aux seuls effets de la dramaturgie : non seulement elle accuse Roosevelt d’être un improvisateur, un piètre chef de guerre, mais elle est surtout terrifiée à la perspective de pouvoir perdre son enfant sur des champs de bataille insuffisamment coordonnés (cf. p. 42).

Le heart of darkness de J. D. Salinger

IMG_36921.jpgDeux années plus tard, l’annexion de Salinger au tempo de la guerre est complètement effective. Il est membre du Counter Intelligence Corps (CIC) et il travaille en Angleterre, dans le Devon, en vue de préserver le secret absolu du Débarquement. Ses attributions au sein du contre-espionnage ont donc été pour l’essentiel un symptôme de sa vie future : en travaillant à consolider l’hermétisme entre les opérations militaires les plus sensibles et les populations civiles curieuses de voir les Alliés à la manœuvre (cf. p. 76), Salinger, indirectement, a développé des compétences pour se couper du monde. De petite main du Débarquement, de factotum des stratèges du D-Day pendant le décisif printemps 1944, il est devenu, dans la suite des temps, l’arbitre suprême non pas d’une invasion mais d’une définitive retraite. Nul doute que dans les abîmes du New Hampshire où il devait s’établir jusqu’à sa mort nonagénaire au mois de janvier 2010, il aura eu maintes et maintes occasions de ruminer la perte d’Oona, la désagrégation de son amour inconditionnel, l’inexorable fuite de son étoile adorée vers les lumières de la célébrité et les bras opportunistes du «misérable satyre» Charlie Chaplin (p. 53). Il faut dès lors supposer que l’ensorceleuse Oona O’Neill n’aura jamais quitté les pensées ensorcelées de J. D. Salinger, et même que la douleur de l’avoir perdue, la douleur de la savoir mariée à un comédien alors que lui se tenait dans les gouffres de la logistique de l’abordage des terres nazies, il faut donc admettre, non sans un certain esprit de tendresse, que cette douleur spécifique fut pire que toutes les douleurs qu’il a ultérieurement subies dans le branle-bas terminal de la guerre. Cette fille qui n’avait pas froid aux yeux fut vraisemblablement son obsession, sa supplication, et la guerre, de la façon la plus abominable, est venue détruire cet amour sacré comme elle est venue profaner un trop grand nombre de temples réputés inviolables, semant sur son satanique passage des veuves et des orphelins, des lassitudes aussi. On imagine ainsi le degré de désolation qui s’est emparé de Salinger dans les brumes de l’Angleterre et sur les plages vaporeuses de ce pays qui sait tant raviver les motifs de l’angoisse, on l’imagine déambulant comme W. G. Sebald déambulait, l’âme en peine mais collectionneuse de toutes ses secousses, de toutes ses motions, tantôt évoluant dans son camp retranché à l’instar d’un soldat modèle, tantôt la main en visière, observant la mer et le rétrécissement de son horizon à cause «de l’inextricable bêtise» (5) des hommes, dévisageant les «flots bouillonnants dans la Manche comme des couches de plomb fondu» (p. 74). Toute l’architecture humaine de Salinger s’était soudainement dissoute parmi l’inhumanité du monde en guerre et parmi l’injustice de la femme impatiente récupérée par un saltimbanque obscène – l’antonyme émérite du jeune homme idéaliste.
Relégué de la sorte aux positions les plus inconfortables de la causalité guerrière, Salinger, en irréprochable sentinelle de la vertu, demeure par conséquent fidèle au cahier des charges de sa mission. Il s’assure avant tout que les troupes américaines ne soient pas fortuitement tentées de se greffer au corps de la société britannique. Il n’ignore pas non plus son statut de subalterne et en cela il ne peut rien faire d’autre qu’enregistrer la vanité d’Eisenhower, l’exorbitance de ce planificateur généralissime «qui avait déplacé des hommes et du matériel comme autant de pièces sur son échiquier personnel» (p. 84). D’ailleurs la dress rehearsal du Débarquement ne se passe pas exactement comme prévu sur site de Slapton Sands (cf. pp. 84-8). Les bavures s’enchaînent et l’impression dominante est celle d’une confusion redoublée d’un sacrifice inutile. Le mandat du sergent Salinger prend ici une tournure à la fois complexe et traumatisante : il doit effacer les traces de cette réalité à l’extérieur comme à l’intérieur de lui-même, ou, en d’autres termes, enterrer urgemment les bidasses immolés par la faillite de cette avant-première du D-Day tout en essayant de les chasser de sa mémoire. Il s’agit de nouveau d’un élément prémonitoire pour celui que Charyn qualifie plus loin de «dissimulateur né» (p. 136), à savoir qu’en escamotant le navrant désordre de Slapton Sands, le discipliné Salinger se prépare déjà aux oblitérations de son avenir. Sur le sable souillé de cette plage d’entraînement, il est non seulement un fossoyeur du réel et un croque-mort intempestif pour des hommes outrageusement liquidés, mais il est aussi le pré-fugitif d’un monde irrémédiablement fini. Et concernant les survivants de ce fiasco, ils sont acheminés dans un hôpital de campagne où les chirurgiens s’indignent d’être moins que des vétérinaires pour ces estropiés scandaleusement manipulés (cf. p. 89).
On ne peut s’empêcher là de raviver une vieille rengaine : la hiérarchie n’est presque jamais légitime et les prétendus aristocrates dans les formes ne sont que les bourreaux des véritables aristocrates dans le fond. Ainsi vont les campagnes militaires et la succession des gouvernements, avec tout un assortiment de prétentions et de palabres, avec toute une auto-proclamation des facultés de commander, alors que, le plus souvent, ceux qui sont en haut ne le sont que parce qu’ils se sont adaptés à des formats dont la nature exclut sournoisement ceux qui sont en bas, voire, dans d’autres cas, parce qu’ils ont littéralement hérité de ces formats. Il s’ensuit que la réitération systématique de ces hiérarchies usurpatoires augmente le malheur dans la civilisation et crée de la guerre en permanence à divers niveaux des relations humaines. Cela se vérifie subtilement dans Les vestiges du jour de Kazuo Ishiguro où les soi-disant bonnes volontés de la très haute société d’Angleterre ne font qu’ajouter du malheur au malheur. Dans les coulisses de son prestigieux domaine, Lord Darlington invite officieusement les officiels de tel ou tel pays, désirant d’abord statuer sur les iniquités putatives du traité de Versailles, puis se ralliant de plus en plus à la politique de l’Allemagne vindicative malgré l’évidence de ses intentions racistes. Ce sont des erreurs de jugement qui ont de regrettables implications et dont les multiples défaillances peuvent se traduire de cette manière : un petit nombre de notables infatués ont jeté des millions d’individus dans la gueule du nazisme et ils l’ont fait en sirotant des bourbons de luxe. Ce sont du reste des erreurs révélatrices d’un amateurisme scabreux, d’un dilettantisme d’autant plus pervers qu’il s’est enfermé dans un professionnalisme cabotin, chose qu’un officiel américain ne manque pas de faire remarquer à cette assemblée de pontifiants satrapes. De sorte que ce que nous montre Ishiguro à travers son habile narration où tout est rapporté en première personne par un majordome aussi servile que maladroit en amour, c’est non pas l’horreur pure de la guerre, non pas la sauvagerie en acte, mais l’impureté morale des bien-pensants où séjournent les innombrables virtualités de la guerre, le conformisme où gît ce que Krasznahorkai appellerait «l’esprit de la guerre», un maléfice invisible qui «nous pousse à haïr sans raison et à nous détruire nous-mêmes» (6), un souffle méphitique s’échappant toujours des endroits apparemment les moins sales et les moins accessibles mais au fond desquels règne une saleté ontologique immense. C’est pourquoi les personnages d’Ishiguro pourraient tout à fait être ceux qui ont participé à l’élaboration catastrophique de Slapton Sands en supplément des tactiques envisagées par Eisenhower. On ne se remet pas facilement des retombées d’un ratage aussi énorme et même si le désarçonné sergent Salinger ne possède peut-être pas la pleine conscience de ces strates de responsabilité, il lui faut toutefois se reposer du bruit de ce monde, de la cacophonie bestiale de Slapton Sands, d’où son choix de s’isoler dans une salle de cinéma improvisée, présage de sa légendaire isolation. Voici en outre ce que lui fait dire Jerome Charyn fort à propos : «Je me sens toujours revigoré après être resté longtemps dans le noir» (p. 96).
Eu égard au Débarquement en lui-même, Salinger y contribue en deuxième vague, accostant furieusement à Utah Beach au pied du Mur de l’Atlantique hitlérien. Au contact de la disharmonie mécanique des armes à feu, l’écrivain veut «garder la mélodie des mots sous son crâne» (p. 99), fragile néguentropie de la littérature au milieu de la fatale entropie planétaire. L’impréparation des troupes se confirme et de toute façon, comme l’a bien vu Jankélévitch, la mort exige «une préparation sans préparatifs» (7). Ici la mort est partout, patente et latente, et «aucune manœuvre au monde n’aurait pu préparer [Salinger] à ce vacarme», à ce tumulte aussi envoûtant qu’une «Dame blanche» (p. 103), aussi féroce que la morsure d’une antédiluvienne et revancharde créature évadée du Tartare. La feuille de route du D-Day est encore aggravée par le biotope normand et son humidité marécageuse par-delà le pandémonium des plages en état de siège (cf. p. 105). C’est un agencement indéfini de lieux démentiels dont la noirceur d’ensemble accouche d’un locus terribilis. Du combat maritime infernal, on passe sans transition au combat terrestre du même acabit, et après une relative accalmie à Sainte-Mère-Église, le fourbu Salinger avise rapidement «des hommes qui grognaient, mordaient, tiraient et s’entredéchiraient dans une étrange danse rythmique dont il avait peine à croire qu’elle était réelle» (p. 114). C’est le charivari de la guerre et ses ignobles transes capables de réveiller les plus scélérats auxiliaires du diable. Cela dit, le non-sens qui prévaut ne compromet pas la résistance d’un minimum de sens, et, parallèlement au délire acosmique de la barbarie, s’organise la libération de plusieurs villages occupés par la malignité nazie tandis que le groupe de Salinger se dirige méthodiquement vers Cherbourg (cf. pp. 125-138). La délivrance des villages s’appuie sur des procédés typiques du contre-espionnage : interrogatoires et contre-interrogatoires déterminent le quotient de la collaboration afin de démasquer les hypocrisies de la Gestapo française. Nul besoin de préciser que la proportion de ceux qui ont su prendre le maquis est faible.
Mais l’événement central de ces moments d’émancipation intervient avec la libération de Paris au mois d’août 1944 (cf. pp. 141-3). L’euphorie est croissante, Paris redevient une fête, à tel point qu’on raconte comment Hemingway a héroïquement – ou imprudemment – excédé sa fonction de correspondant de guerre. Il n’en reste pas moins qu’un écart subsiste entre les récits de l’ivresse et les données triviales de la réalité. Ce que Salinger a vu, ce qu’il a revu du titan jadis côtoyé au Stork Club, c’est une caricature de l’histrionisme. En fin de compte, Hemingway est au Ritz entouré d’un bataillon de drop-outs en quête de mythologie. Il a dorénavant une «énorme bedaine» et «il [pourrait] être Falstaff plutôt que l’écrivain brillant et musclé aux mouvements félins» d’autrefois (p. 146). Ce qui lui est arrivé concrètement, c’est qu’il a pris les devants, précédant le général Leclerc de Hauteclocque, fiévreux monarque de «sa milice personnelle et dépenaillée» (p. 149). Au tribunal de J. D. Salinger, cet Hemingway-là n’est plus qu’un bateleur qui alimente un impertinent romantisme de la guerre, alors que lui, tout droit rescapé de Utah Beach et des villages damnés de la Normandie, ne peut diagnostiquer de la guerre que la foudroyante «souillure d’un paysage» (p. 152). Mais il ne faudrait pas non plus sous-estimer les mérites d’Hemingway en cette guerre comme dans la Première Guerre mondiale, car lui aussi, à l’instar de Salinger, a ensuite éprouvé le terrible front de la forêt de Hürtgen où ce furent «les ténèbres perpétuelles et le sang perpétuel» (p. 182). Pour ce qui est de Salinger, son spectral franchissement des bois de Hürtgen date de l’automne 1944, où chaque minute a été un ardent monologue de la mort, un bourbier de glace et un inlassable attouchement du noir suaire de l’Antichrist, tout ceci relevant d’un «enfer vert» (p. 163) digne d’une forêt de conte fantastique, digne d’une «débauche de verdure» (8) prostituée par «toute la force et la violence de l’imbécillité» (9) humaine. Fort heureusement, au lendemain de ce calvaire, en décembre 1944, Sonny Salinger a trouvé une approximative tranquillité au grand-duché de Luxembourg, au sein de ce «pays coincé entre des nations plus grandes et plus importantes avec une armée de tueurs et de machines à tuer» (p. 200).
La courte durée de son intermède luxembourgeois lui a peut-être permis de se recharger en énergie positive pour ne pas sombrer instantanément dans le Shéol au cours des innommables apocalypses du printemps 1945. On est au mois d’avril et Salinger évolue péniblement sur le territoire aux abois du Reich. Il perçoit une odeur bizarre, une indéfinissable et exponentielle fragrance qui promet quelque chose d’intuitivement redoutable. À environ une quinzaine de kilomètres de Landsberg am Lech, lui et ses acolytes pénètrent dans un Krankenlager et toutes leurs récentes incertitudes olfactives obtiennent une terrassante solution (cf. pp. 205-8). Ils sont de surcroît écrasés par l’éblouissante opacité du charnier concentrationnaire : comment cela peut-il exister et comment des hommes – des semblables ! – ont-ils pu s’acharner avec tant de rigueur et de vélocité à produire une montagne de cadavres à l’intérieur même d’un baraquement censé être une infirmerie ? Et indépendamment de l’odeur «âcre» (p. 209) et de l’insoutenable vision de cet amoncellement de macchabées, l’un des collègues de Salinger, dans une espèce de lucidité désenchantée, formule une irrésistible conclusion : «On a été abandonnés, le Seigneur a éteint la lumière en Bavière» (p. 208). Autrement dit le camp constitue l’irréparable abolition de toute espérance et de tout recours aux firmaments. Entre les murs du Kaufering Lager IV qui était un tentacule hyperactif de Dachau, tout ce «village de cadavres», toute cette «diablerie environnante» (p. 211) anéantit même la capacité de se réjouir pour les rarissimes miraculés, pour ces gens dont la libération n’est qu’un leurre parce qu’on ne peut jamais vraiment se libérer d’une telle atrocité. La prégnante sensation d’une «assemblée d’âmes oubliées» (p. 213) juxtaposée à «l’acidité paralysante des chairs pourries» (p. 212) détruit autant les victimes que leurs témoins désemparés. Une question se pose alors vis-à-vis des persécuteurs : comment sont-ils parvenus à mimer la «normalité» (p. 215) d’un quotidien affairé au cœur d’une cruauté incessamment entretenue ? Qui ont été ces hommes «avant de devenir des bouchers et des incendiaires» (p. 215) sous l’influence des progressions alliées qui menaçaient leurs sinistres passions ? On répondra qu’ils furent des arrivistes, des médiocres auxquels le fascisme avait fabriqué des expédients de montée en grade, des lâches également, des fuyards dont la méprisable fuite a dénudé toute leur impardonnable culpabilité.

Convalescence et préliminaires à la claustration
L’incidence des camps sur la santé mentale de Salinger est dévastatrice et celui-ci doit suivre une indispensable cure dans un établissement psychiatrique de Nuremberg durant une partie de l’été 1945 (cf. pp. 219-238). Ce sont des semaines vécues en dehors de la vitalité, des jours et des jours de protocoles cliniques, une alternance de souvenirs insurmontables, d’élans suicidaires et de lente cicatrisation cérébrale. À sa sortie de ce sas de décompression, il choisit de se maintenir quasiment une année entière à Nuremberg et dans les environs. Au centre de cette ville meurtrie et dans les rameaux vulnérables de ses banlieues, Salinger se transforme en «grand inquisiteur» dostoïevskien (p. 239), accentuant son art de l’interrogatoire et ramassant au fur et à mesure de ses entretiens toute l’écume stagnante de l’idéologie nazie. Au hasard de ses entrevues avec un peuple bigarré de nostalgie et de repentir, il tombe sous le charme de la fascinante Sylvia, probable succédané d’Oona, objet transitionnel recueilli dans les eaux troubles de l’Allemagne sidérée pour miroiter avec ses propres eaux troubles d’Américain déboussolé (cf. pp. 241-256). N’assumant pas réellement son acte, il fait croire à sa famille que Sylvia est française et il va jusqu’à falsifier ses documents administratifs, ce qui, une fois de plus, augmente son curriculum de falsificateur et par-dessus tout sa tendance à préférer le secret, voire son tropisme d’écrivain réformateur d’une factualité qui ne lui convient pas. Néanmoins ses proches ne sont pas dupes et sa mère, dans son dos, surnomme Sylvia «la fille de Dracula» (p. 290), reniflant dans le sillage de cette Fräulein des relents inquiétants. Elle craint que son fils ne soit vampirisé au moral comme au physique. Elle redoute éventuellement qu’il ait renoncé aux sources purificatrices de la judaïté. Et lorsque les langues se délient, les tensions paraissent impossibles à soulager (cf. pp. 272-3).
Cet épisode malheureux n’est par ailleurs qu’un rouage parmi tant d’autres sur le désolant mécanisme du retour aux États-Unis (cf. p. 284). Revenu sur le sol de sa naissance avec un temps de retard, Salinger n’a lu aucun article sur les vétérans, il n’a constaté aucune liesse, à moins qu’il n’ait pas souhaité se mettre en relation avec ces circonstances consécutives de la guerre. Il en déduit abruptement que le contre-espionnage n’a été qu’une délégation pour des fantômes et cela, de toute évidence, contribue à tramer le périmètre de son futur évanouissement social, de sa propension à être vanishing-prone. Les séquelles de la guerre sont à un certain niveau irréversibles et elles ne font qu’appesantir les traits les plus problématiques d’une psychologie tout en éloignant chaque individu de sa meilleure partition humaine. Dans le cas de Salinger, la guerre aura été le flagrant et indirect catalyseur de sa mise en quarantaine volontaire, mais, plus directement, elle aura aussi altéré son écriture et exacerbé chez lui un dommageable sentiment d’impuissance créatrice (cf. p. 289). Ce sur quoi insiste d’ailleurs Jerome Charyn, c’est la suspension subie du génie littéraire, l’incapacité à remobiliser le feu de l’inspiration, la souffrance de ne plus pouvoir «écrire des phrases qui embraseraient l’âme du lecteur comme des esquilles de glace brûlante» (p. 289). Et comme si cette stérilité de l’imagination ne suffisait pas, elle est encore grevée par des crises de fasciculations, par des tremblements incontrôlables du corps dont il faut admettre qu’ils devaient se répandre jusqu’aux doigts et perturber le geste même de prendre un crayon ou de taper à la machine. Par conséquent tout paraît se désintégrer dans la vie de Salinger, tout a l’air de le pousser irrévocablement aux extrémités polysémiques de la désintégration, et ce phénomène majeur de décomposition se prolonge en juillet 1946 avec le départ de Sylvia qui est sur le point de rentrer sur le continent européen (cf. pp. 295-298). Sonny ne l’aime plus, il ne la désire plus, et elle, par un effet ricochet qui lui charpente un alibi pour s’échapper de ce dôme de neurasthénie, se dit commodément qu’elle est coupable de stériliser ce créateur d’exception. Qu’aura-t-elle été, finalement, sinon une encombrante relique des holocaustes imprescriptibles et le dérivatif névrotique d’un amour à tout jamais enseveli ? Quoi qu’il en soit, de ce mariage éphémère avec Sylvia, il n’est pas une parole que Salinger ait prononcée ou rédigée pour se défendre ou s’accabler. Il n’y a que la licence romanesque de Jerome Charyn qui puisse un peu nous éclairer sur ce mystère.
À la suite de ces tristes conjonctures, c’est Doris, la sœur de Salinger, qui reprend en main le frère désaxé (cf. pp. 300-310). Elle a raison d’affirmer que son cadet est un «héros de guerre» (p. 303), tout comme elle ne se voile pas la face à propos du fait que Jerome David Salinger appartient à la typologie des cas psychiatriques difficiles. S’il a mis si longtemps à quitter les ruines matérielles et immatérielles de Nuremberg, c’est qu’il voulait «s’attarder avec les morts» (p. 310). Et désormais les morts ne peuvent plus fausser compagnie à Salinger, ils sont omniprésents selon des intensités variables, tantôt proches, tantôt distants, quelles que soient ses positions spatio-temporelles. Saturant ou tracassant sa perception, les morts sont là, entassés ou confondus, débarqués du champ de sa conscience saccagée ou gémissants dans le hors-champ de son inconscient mortifié. Même à Daytona Beach, même sous les latitudes de la Floride supposément thérapeutique, les morts obstruent l’horizon de Salinger et se cramponnent aux soleils levants ou aux soleils couchants, telles des araignées obstinées dont la toile de ténèbres finira par venir à bout de l’astre du jour. Sur la plage de Daytona Beach, errant et charriant ses calamités, le pathétique Salinger nous fait songer à Jack Kerouac à Big Sur, encerclé par la beauté mais vite regagné par la fatigue de vivre d’une âme blessée. Les jeux sont faits pour Salinger, la guerre a négativement truqué les cartes, et son déménagement de février 1947 dans une soupente en marge de New York l’assigne à un préambule de la réclusion. Il réalise «qu’écrire [est] devenu sa seule religion» (p. 315) et «il [sait qu’il lui faudra] s’enfoncer dans un long, très long hiver de mots» (p. 333). Cet isolement délibéré lui donne l’allure du drôle de Bouddha en bois évoqué par Krasznahorkai, sculpture d’un Bienheureux à la tête de travers, le regard évasif, ceci à dessein de ne pas voir «ce monde pourri» (10), ce monde ravagé de guerres et de péchés.

Notes
(1) Jerome Charyn, La vie secrète d’Emily Dickinson.
(2) Jerome Charyn, Le sergent Salinger (Éditions Baker Street, 2021). Traduction d’Isabelle D. Philippe.
(3) Cf. Sylvia Plath, La Cloche de détresse.
(4) On verra cependant au terme de notre étude le rôle cathartique joué par la sœur de J. D. Salinger : Doris Salinger.
(5) László Krasznahorkai, Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau.
(6) László Krasznahorkai, Thésée universel.
(7) Vladimir Jankélévitch, La Mort.
(8) László Krasznahorkai, Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau.
(9) Ibid.
(10) Ibid.

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