HOWL d’Allen Ginsberg : nouvelle traduction par Gregory Mion (07/09/2023)

Crédits photographiques : Marika Lortkipanidze (The Guardian).
«Des trompettes au coin de la rue, une odeur atroce de vieilles saucisses frites, de briques, de briques humides, de boue, de pelures de banane – et on voit les étoiles au-dessus d’un mur crevé.»
Jack Kerouac, Les anges vagabonds.


«Nous parcourions en voiture les routes des environs et il ajouta qu’il n’avait pas le courage de m’imiter. Il y avait un peu de tristesse dans sa voix. Chacun sait toujours ce qu’il doit savoir.»
Jack Kerouac, Les clochards célestes.



Note du traducteur :

Un poète de la dimension d’Allen Ginsberg et à plus forte raison un texte aussi réputé intraduisible et provocateur que ce Hurlement de l’Amérique des anges mutilés, tout ceci, évidemment, exigeait des choix assumés et de nombreux recours à l’intuition. Nous avons dès lors abordé les mystiques mugissements d’Allen Ginsberg comme l’aurait peut-être fait Armel Guerne en considérant les saints mystères de Novalis : non pas en souhaitant produire la scrupuleuse restitution d’une suite de mots, non pas en passant méthodiquement et académiquement d’une langue à une autre, risquant un rejet de la greffe linguistique sur le corps de la langue d’arrivée, mais, tout au contraire, en souhaitant faire sentir la sensible preuve d’un acte spirituel puisque toute poésie digne de ce nom ne peut être rien d’autre qu’un testament de spiritualité.

HOWL par Allen Ginsberg (et dédié à Carl Solomon).

I

J’ai vu les plus grands esprits de ma génération se faire broyer par la folie furieuse, hystériques adamites crevant la dalle, zombies de l’aube se soutenant à qui mieux mieux dans les rues coupe-gorge en prospectant parmi les nègres une démente seringue,
Des mecs angéliques, la fleur au fusil, brûlant de retrouver la voie carrossable d’une antique et paradisiaque réciprocité avec la dynamo stellaire éclairant la salle des machines de la nuit,
Des pauvres, des loqueteux, des regards tapis dans des orbites et des gars défoncés qui clopaient le buste droit dans la nuit surnaturelle, au fond de gourbis sans eau chaude flottant au-dessus des points culminants de quelque ville, là ils se recueillaient devant l’icône du jazz,
Eux qui ont exhibé leurs cervelles à la Voûte Céleste sous l’arche du métro aérien et qui ont avisé des anges mahométans titubant sur des toits d’immeubles baignés de lumière,
Qui ont arpenté les universités avec un œil débonnaire et irradiant et qui ont cru voir l’Arkansas ou le feu tragique de Blake au milieu des savants de la guerre,
Qui ont été expulsés de telle ou telle coterie enseignante pour avoir publié & entonné des hymnes obscènes en faisant les mirliflors mystiques dans les dortoirs énucléés de la fac,
Qui se sont barricadés en falzar et hirsutes dans des chambres minables, incendiant leur fric dans des corbeilles ad hoc, écoutant aux murs la Terreur qui faisait rage dehors,
Qui se sont fait choper par les flics au niveau de leurs touffes pubiennes du côté de Laredo avec une ceinture de marie-jeanne pour le trajet vers New York,
Qui se nourrissaient de flammes dans des hôtels de passe ou qui buvaient de la térébenthine quelque part sur un Sentier du Jardin d’Éden, ou carrément morts, ou peut-être au purgatoire pour avoir bombé le torse soir après soir,
Lestés de rêves, de substances illicites, de réveils en sursaut, d’alcools et de ruts infinis aux couilles vaillantes,
Sur d’incomparables trottoirs encombrés de tremblantes fumées, la tête frappée par la foudre et bondissant vers le Canada & Paterson, pôles attractifs hallucinogènes flamboyant sur toute la paralysie du monde, sur toute l’œuvre écrasante du Temps,
Du rab de peyotl dans les cantines, le point du jour qui recommence pour éclairer le cyprès au fin fond du cimetière, l’ivresse de la vinasse sur les toits, la virée en bagnole volée dans les arrondissements new-yorkais vitrines de l’aventure sous les phares stroboscopiques de la circulation, les vibrations du soleil, de la lune et de l’arbre parmi les cendres rugissantes et hivernales de Brooklyn, les clameurs de l’ordure et la tranquille royauté de ces idéalistes,
Qui se sont enchaînés eux-mêmes dans les rames de métro pour le trajet d’éternité qui va de Battery au sacro-saint Bronx de la benzédrine, jusqu’à ce que le tumulte des roues et des gamins les décourage et leur mette des algues dans la bouche et un lugubre martèlement dans le cerveau, frémissante rupture de canalisation par où l’intensité les fuit dans la morne clarté du Zoo,
Qui ont coulé à pic toute la nuit dans l’éclat sous-marin de chez Bickford la gargote, puis flottant dehors attirés par une bière de guinguette qu’on descend un après-midi de désolation chez Fugazzi, écoutant la fissure du malheur que répand un jukebox frénétique,
Qui se sont tenu la grappe soixante-dix heures durant, passant du parc à leur piaule, du bar à Bellevue, du musée au Pont de Brooklyn,
Un éperdu bataillon de beaux parleurs platoniques, ruant de seuil en seuil, déferlant depuis la porte dérobée d’une issue de secours, depuis le rebord d’une fenêtre ou depuis l’Empire State Building, narguant la lune,
Blablatant, hurlant, dégobillant et murmurant des faits bruts du quotidien, des souvenirs, des anecdotes, des globes oculaires brisés, des commotions pour le service de traumatologie, des blessures de guerre et des cicatrices de prison,
Des intellects qui se dégorgeaient le poireau de l’élucubration en usant de la parfaite réminiscence de sept jours et de sept nuits de visions alcoolisées, des proies idoines pour les processionnaires de la Synagogue occupant le pavé,
Qui se sont évaporés dans le nulle part du New Jersey du peuple Zen, laissant derrière eux un liseré de louches cartes postales marquées du sceau de la Mairie d’Atlantic City,
Souffrant de sudations orientales et d’ostéoporoses marocaines et de migraines chinoises et de maudits sevrages dans un foutu meublé de Newark,
Qui ont déambulé encore et encore ici-bas quand minuit sonnait, à la recherche d’une perspective sur la lande du chemin de fer, puis disparus au lointain, vite fait bien fait, sans abandonner le moindre cœur brisé,
Qui ont allumé des cigarettes dans des wagons de marchandises, des files et des files de wagons de marchandises qui transperçaient la neige de leur fracas vers des métairies cénobitiques hantant les nuits de nos aïeux,
Qui ont étudié Plotin, Poe, Saint Jean de la Croix, la télépathie et la saltation de la kabbale parce que l’univers avait spontanément vibré sous leurs pieds dans le Kansas,
Qui ont ascétiquement erré parmi les rues de l’Idaho en briguant des anges indiens visionnaires qui étaient chauffés de ce bois prophétique,
Qui ont pensé qu’ils étaient tout à fait cinglés lorsque Baltimore a rutilé d’une surnaturelle extase,
Qui se sont engouffrés dans des limousines avec le Chinetoque de l’Oklahoma, impulsifs à cause des lampadaires d’une petite ville qui faisaient pleuvoir les photons de l’hiver au milieu de la nuit,
Qui se sont prélassés jansénistes et affamés traversant Houston pour dégotter du jazz, du cul ou de la soupe, traînant aux basques de l’Espagnol surdoué pour discuter de l’Amérique et de l’Éternité – tâche impossible ! – avant de sauter dans un bateau à destination de l’Afrique,
Qui se sont engloutis au sein des volcans du Mexique en ne laissant rien d’autre derrière eux que l’ombre de leurs bleus de travail et la lave et les reliques de la poésie dispersées aux quatre vents du cratère en fusion de Chicago,
Qui ont refait surface sur la Côte Ouest en perquisitionnant le FBI, barbus et en moule-bite, nantis de grands yeux pacifiques, sexy par leur bronzage et distribuant d’imbittables brochures,
Qui se sont scarifiés sur les bras avec leurs mégots en râlant contre la brume du Capitalisme et ses effets narcotiques de tabac de malheur,
Qui ont distribué des pamphlets Méta-Communistes à Union Square en chialant et en se déshabillant pendant que les sirènes de Los Alamos faisaient les pleureuses à leur chevet, pendant qu’elles mettaient Wall Street à genoux par leurs gémissements, et même le ferry de Staten Island a rejoint la cohorte de ces lamentations,
Qui ont éclaté en sanglots tout nus dans les gymnases immaculés en trémulant d’émotion devant la physiologie émaciée de leurs frères squelettiques,
Qui ont mordu des enquêteurs à la veine jugulaire et hurlé de joie dans des bagnoles de flics pour n’avoir commis aucun délit sinon le crime de leur propre sauvagerie pédéraste et toxicomane savamment cuisinée,
Qui ont hululé prosternés dans le métro et qui ont été traînés dehors en exhibant leurs parties génitales et leurs manuscrits,
Qui se sont délibérément fait enculer par d’archangéliques motards et qui en ont gueulé de plaisir,
Qui ont sucé et qui ont été sucés par des êtres séraphiques, caressants matelots enamourés de l’Atlantique et des Caraïbes,
Qui ont forniqué de jour comme de nuit dans des roseraies et sur quelques pelouses de quelque parc public et dans les nécropoles et qui ont déversé leur semence à qui de droit au hasard de leur liberté,
Qui ont connu d’interminables crises de hoquet au milieu de leurs gloussements et qui ont fini par incuber un sanglot derrière la cloison d’un Bain Turc au moment où l’ange blond & nu s’est ramené pour les empaler avec une épée,
Qui ont trompé leurs minets avec les trois mégères décaties du destin, avec la mégère borgne du dollar hétérosexuel, avec la mégère clignant de l’œil depuis l’utérus de la matrice, avec la mégère-cyclope qui ne branle rien hormis être assise sur son cul en découpant les fils du métier à tisser artisanal se démenant pour fonder un motif dans le tapis doré de l’intelligence,
Qui ont copulé extatiques et inlassables avec une bouteille de bière et un adorable assortiment de clopes et une bougie et qui sont tombés du lit, mais qui ont poursuivi leur besogne sur le plancher en dégringolant ainsi jusqu’à l’entrée des artistes et qui ont perdu connaissance contre le mur en étant visités par la vision de la chatte ultime et qui ont déjoué de la sorte les dernières gouttes du liquide séminal de la conscience,
Qui ont lubrifié les moules affriolées de millions de gonzesses, trépidant au crépuscule, puis se sont retrouvés hagards au petit matin mais fin prêts à lubrifier la moule de l’aube, à honorer la scintillante croupe réchauffant le purin ou le lac des nudistes,
Qui ont taillé la route en tapinant aux quatre coins du Colorado, myriade roulante façon taxis nocturnes aux serrures forcées, le compteur éteint, héros secrets de ces fameux poèmes de vitalité comme Neal Cassady le crypto-aventurier de cette rhapsodie, priapiques baiseurs et Adonis de Denver – jubilation du ressouvenir de ces innumérables coups d’un soir dans des parkings désertés & des arrière-cours de tavernes, dans les branlantes rangées des cinémas croulants, sur les sommets du monde ou au fond des catacombes, fourrant parfois des serveuses anorexiques et typiques et désespérées au bord de la route en relevant leurs jupons, à moins qu’ils ne les aient fourrées à l’ombre inspirante et spéciale d’une occulte station-service, solipsistes des chiottes à la queue intransitive, sans oublier non plus les bonnes baises de leurs villes natales entre deux allées d’eux seuls connues,
Qui ont fondu dans le fondu filmique des scénarios sordides et incommensurables, personnages interchangeables des rêves, réanimés dans un saisissant Manhattan et qui ont pratiqué la technique du baron de Münchhausen pour s’extraire des sous-sols de la gueule de bois contractée avec un Tokay sans âme et les horreurs de la Troisième Avenue au cœur de pierre et les chimères & les trébuchements des bureaux du chômage,
Qui ont marché tout au long de la nuit les pieds humides dans leurs chaussures ensanglantées sur les congères des quais en attendant que Moïse leur ouvre une voie dans l’East River donnant sur une turne pleine d’opium et de vapeurs brûlantes,
Qui ont fomenté d’immenses drames suicidaires dans des apparts surplombant l’Hudson, zone de guerre sous la lune bleue et fluviale & ces combattants seront couronnés d’immémoriaux lauriers,
Qui ont bâfré le ragoût de mouton de leur imagination ou digéré du crabe dans les eaux troubles et profondes de Bowery,
Qui ont versé des larmes en cataractes, témoins des romances du trottoir, témoins de ces chariots à roulettes pleins d’oignons et de musique arythmique,
Qui se sont assis haletants dans des cartons sous les ténèbres d’un pont, puis qui se sont redressés pour fabriquer des clavecins dans leurs greniers,
Qui ont expectoré au sixième étage de Harlem auréolés de la fièvre enflammée du ciel tuberculeux entourés des cageots étincelants de la théologie,
Qui ont gribouillé tard dans la nuit, nobles motions et girations incantatoires muées dans le feu du matin en strophes baragouineuses,
Qui ont été les cuistots de carcasses animales, poumons, cœurs, pieds, queues, bortch & tortillas, rêvant du saint royaume des aliments raffinés,
Qui ont plongé tête la première sous des camions de barbaque en pourchassant un os à ronger,
Qui ont balancé leurs tocantes dans le vide pour valider leurs bulletins de vote dans l’Éternité qui nie le Temps & des pendules vindicatives leur ont été chiées dessus depuis les cieux et cela pour les dix années à venir sans qu’un putain de jour ne leur soit épargné,
Qui se sont taillé les veines trois fois en succession mais sans succès, abandonnant leur suicidaire besogne pour tenir des marchés aux puces et pour pleurer sur leur sort en pensant qu’ils devenaient tous des vieux cons,
Qui se sont immolés vivants et innocents par le feu dans leurs costards de flanelle sur Madison Avenue au milieu du souffle de plomb de quelque lourde rimaille & du fracas gonflé à bloc des régiments d’acier du dernier cri de la mode & des mugissements de nitroglycérine des pédales publicistes de la même mode & du gaz moutarde de plusieurs sinistres et malins rédacteurs en chef, à moins qu’ils n’aient été dénigrés par les taxis bourrés de l’Absolue Réalité,
Qui ont sauté depuis le Pont de Brooklyn – cela est vraiment arrivé – et qui se sont carapatés tout à fait incognitos et immémorés dans le fantomatique hébètement du Chinatown des ruelles à soupes aux nouilles & des camions de pompier, sans même glaner une bière gratos,
Qui ont ouvert leurs fenêtres pour claironner de désespoir, après quoi se ramassant dans une bouche d’aération du métro, après quoi remontant à l’immorale surface de Passaic centre-ville, s’en prenant iniquement aux nègres, chialant dans toute la profondeur des rues, dansant pieds nus sur des débris de verres à vin et disloquant de vieux disques de jazz teutonique de l’Europe nostalgique des années 30 et finissant le whisky pour fatalement dégobiller dans des chiottes maculés d’hémoglobine, leurs oreilles pleines de complaintes et des sifflantes fulminations d’un colossal conduit à vapeur,
Qui ont dévalé les autoroutes du passé tels des tonneaux fous, passant d’un bolide à un autre pour remonter les Calvaires de leurs solitudes respectives ou pour incarner le jazz de Birmingham,
Qui ont conduit d’un bout à l’autre du pays pendant soixante-douze heures pour savoir si j’avais été frappé d’une vision ou si vous aviez été frappé d’une vision ou si le quidam du coin avait été frappé d’une vision afin de se représenter l’Éternité,
Qui ont bourlingué jusqu’à Denver, qui sont morts à Denver, qui ont ressuscité à Denver & qui ont patienté en vain, qui ont été les gardiens de Denver & qui ont couvé la ville comme des moineaux anachorètes et qui en définitive se sont barrés pour découvrir le Temps, et à présent Denver marche seule pour ses héros envolés,
Qui sont tombés à genoux dans d’inconsolables cathédrales en implorant le salut de chacun d’eux et en quémandant de la lumière et des nichons, jusqu’à ce qu’une âme affole sa crinière pour une seule seconde de cavalcade,
Qui se sont écroulés mentalement dans une cellule de prison en espérant que rappliquent d’improbables criminels aux crânes mordorés, et dans leurs cœurs, à l’unisson, on entendait le charme de la réalité qui chantait une agréable déprime en l’honneur d’Alcatraz,
Qui ont pris leur retraite à Mexico en vue de cultiver une nouvelle addiction, à moins que ce ne fût à Rocky Mount ou dans le tendre giron de Bouddha ou parmi les zazous de Tanger ou encore dans une ténébreuse locomotive de la Southern Pacific, voire entre les murs de Harvard ou du mythique Narcisse ou au cimetière de Woodlawn auto-recrutés comme couronnes de fleurs ou comme sépultures,
Qui ont exigé que des tribunaux se prononcent sur leur santé mentale en accusant les ondes radiophoniques d’hypnotisme & alors on les a dûment abandonnés à leurs désordres psychiques, livrés à eux-mêmes & aux jurés interloqués,
Qui ont jeté des feuilles de salade sur les maîtres de conférences calés en dadaïsme du City College de New York et qui se sont subséquemment érigés sur les marches granitiques de cette maison de cinglés avec des crânes rasés et des discours bariolés sur le suicide, sommant leur auditoire de leur accorder séance tenante une lobotomie,
Mais auxquels on a plutôt administré le vide renforcé de l’insuline et l’hydrothérapie électrique du Metrazol avec adjonction de psychothérapie assermentée, ping-pong éducatif & petite touche d’amnésie en sus,
Et qui, lors d’une protestation qui n’avait rien de drôle, ont cru bon de retourner une table de ping-pong symbolique, le payant d’une brève catatonie, revenant des années plus tard intrinsèquement chauves quand ils ne portaient pas une perruque de sang, en larmes et les doigts fougueux, paradigmes de l’apocalyptique aliéné hantant les salles d’attente des cités maboules de l’Est, les fétides hospices de Greystone et de l’État du Pèlerin de Rockland, se chamaillant avec la résonance des esprits tourmentés, roulant et déboulant parmi les domaines minéralisés de l’amour vache et les solitudes pétrifiées à l’heure noire de minuit, rêvant de vie mais cauchemardant, les corps médusés dans une pierre de mélancolie et aussi pesants que la lune,
Escortés finalement par une mère innommable, le dernier livre à la mode bazardé par la fenêtre grande ouverte de l’immeuble, l’ultime porte du bâtiment verrouillée à quatre heures du matin et l’ultime téléphone fracassé contre le mur en mesure de représailles et l’ultime chambre meublée vidée jusqu’à l’ultime relique du mobilier neuronal, du papier jaune se tortillant dans le placard sur un cintre métallique, et tout cela fût-il imaginé, il n’en demeurait pas moins que c’était là une prometteuse amorce d’hallucination –
Ah, Carl, mon ami, si tu n’es pas bien je ne peux pas être bien, et te voilà désormais barbotant dans le bouillon animalisé du temps ! –
Et tous ces mecs, par conséquent, se sont mis à courir dans les rues glaciales, obsédés par l’éclair soudainement apparu d’une alchimie concernant l’usage d’un elliptique tableau des éléments périodiques des mesures flexibles et des tremblements tangibles du monde,
Qui ont aspiré au rêve des intervalles incarnés entre le Temps & l’Espace à travers des images juxtaposées, et, de la sorte, qui sont parvenus à piéger l’archange de l’âme telle que celle-ci existe entre deux images visuelles, créant des points de suture dans les paroles archaïques ou pythiques et manufacturant un trait d’union entre la dénomination et la ténuité de la conscience avec cette sensation d’être devenus des Créateurs Omnipotents sub specie æternitatis,
À dessein de recréer la syntaxe et la cadence paupérisées de la prose humaine et de se tenir devant vous muets et savants et gigotant de honte, rejetés mais pourtant aptes à confesser l’âme qui veut se conformer au rythme secret de la pensée telle qu’elle advient dans ces têtes illimitées et dénudées,
Anges clochardisés dans le luxe d’une folie qui connaît le temps long de la béatitude, propriétaires d’une terra incognita, déposant par ici ce qui pourrait occultement se murmurer une fois la mort étant venue accomplir son office de mort,
Et donc enfin réincarnés en spectres pimpants dans leurs habits de jazz, abrités sous la pénombre des cornes d’or de l’orchestre et interprétant l’esprit dévêtu de la souffrante Amérique en mal d’amour avec des tralalas et des chichis et le cui-cui charivari d’un saxophone éploré qui ont fait frissonner toute la ville jusqu’aux plus clandestines propagations de cette musique,
Pourvus du cœur entier du poème de la vie tel qu’il a été découpé au couteau de boucher à même leurs corps comestibles pour les siècles des siècles.

II

Quel sphinx de ciment et d’aluminium a trituré leurs crânes et s’est rassasié de leurs cerveaux et de leurs imaginations ?
Le Moloch ! La déréliction ! La crasse ! La laideur ! L’infernale accessibilité des tas d’ordures et le fric hors de portée en supplice de Tantale ! Des gamins qui hurlent à la mort dans des cagibis encastrés sous des escaliers ! Des garçons qui pleurnichent en larmoyantes cohortes ! Des vieillards qu’on entend geindre dans les parcs !
Le Moloch ! Le Moloch ! La hantise du Moloch ! L’idiosyncrasique désamour du Moloch ! Et le Moloch qui rend fou ! Et le marmoréen Moloch qui lourdement soupèse les mérites humains en juge partial !
L’insaisissable Moloch de l’enfermement ! L’inanimée tête de mort du Moloch des maisons d’arrêt en écusson des Congrès de la contrariété ! Le Moloch dont les hauts édifices proclament de froids jugements ! Le Moloch inhospitalier du vaste pays rocheux de la guerre ! Le Moloch des gouvernements effarés !
Le Moloch dont l’entendement est une stricte manigance ! Le Moloch avivé d’un sang où s’épanchent les sources de Mammon ! Les dix doigts du Moloch comme autant d’escadrons de la mort ! Le buste survolté du Moloch dentelé d’une mâchoire anthropophage ! L’oreille du Moloch où macère une brume tombale !
Le Moloch sans portes ni fenêtres où gisent les mille et une nuits de la cécité ! Les gratte-ciel du Moloch enracinés dans les rues comme d’interminables élongations bétonnées de Jéhovah ! Le divaguant et croassant quartier industriel du Moloch qui transperce le brouillard ! Les cheminées d’usine et les antennes du Moloch déposées sur la tête de nos villes comme de mortels diadèmes !
Le Moloch qui bande infiniment et durement pour le pétrole ! Le Moloch dont l’âme est le comptoir galvanisé d’une banque ! Le Moloch commerçant de misère et assignant le génie à la résidence des spectres ! Le Moloch dont le destin est la frigide nuée d’un orgasme d’hydrogène ! Le Moloch qui a colonisé l’Esprit du monde !
Seul à seul avec le Moloch je m’attable à ses agapes ! Dans l’intestin du Moloch je rêve à des Anges ! Névrosé dans le Moloch ! Enculé de ma race dans le Moloch ! Eunuque et inhumain je demeure dans le Moloch !
Trop tôt le Moloch a baisé mon âme ! Au sein du Moloch mon inconscience est orpheline d’un corps ! Le Moloch m’a foutu les jetons et m’a déporté loin de mon extase essentielle ! Dans le Moloch je capitule ! Plût à Dieu que je me ranime dans le Moloch ! Une lumière coule dans le ciel ruisselant !
Oyez, oyez le programme du Moloch ! Des cages à poules pour des androïdes ! Des bidonvilles dédaignés ! Des légendes insidieusement dorées pour les émaciés ! Épicentres urbains se voilant la face sur les excentrés ! Le démon à face d’usine ! Une Organisation Sépulcrale des Nations ! D’inexpugnables forteresses de la démence ! Des bites ergonomiques ! D’épouvantables déluges de bombes !
Ils se sont brisé les reins en hissant le Moloch sur les tréteaux du Paradis ! Toute la voirie, tous les arbres, toutes les radios, tout le tonnage du poids de la vie humaine ! Ils ont pris la Cité des Hommes et ils l’ont élevée jusqu’à ce Paradis qui nous traverse d’outre en outre !
Les vaticinations ! Les présages ! L’extra-lucidité ! Les miracles et les ravissements ! Tout cela flotte dans le Styx de l’Amérique !
Nos ambitions ! Nos vénérations ! Nos illuminations et nos religions ! Voilà donc que toute cette hypersensible connerie s’en va dans la bouteille à la mer que nous avons jetée dans le satané fleuve !
Nos eurêka ? Jetés par-dessus bord ! La profondeur des spleens et les mortifications institutrices ? Perdues dans l’impassible cataclysme ! Nos apothéoses ! Nos épiphanies ! Nos désespérances ! Dix années de l’animal politique dépolitisé hurlant et suicidaire ! Les prodiges ! Les amours recommencées ! Notre génération de Fous ! Visez-moi tout cela qui se fracasse sur les récifs du Temps !
Le nocher des Enfers a embarqué la riante et sainte joie ! Les petits gars de mon oraison n’ont pas manqué ce grand départ ! Avec l’archaïsante vision qui est la leur ! Avec leurs vénérables rugissements ! Avec la charité de leurs adieux !
Ils ont sauté dans le vide ! Ils ont envisagé une oasis dans le désert ! Ils étaient émus et ils charriaient des fleurs ! Et ces fleurs ont rejoint avec eux les flots sataniques et le bitume des rues hostiles !

III

Carl Solomon ! Je ne t’oublie pas toi qui es alité à l’hosto de Rockland
Où tu connais des folies qui dépassent la magnitude des miennes
Avec toi je me repose à Rockland
Où tu dois te sentir tout patraque
Avec toi je me repose à Rockland
Où tu es le pantomime d’un aspect de ma mère
Avec toi je me repose à Rockland
Où tu as mis hors d’état de nuire douze assistantes de la prophylaxie
Avec toi je me repose à Rockland
Où tu te marres à cause d’une blague pédante
Avec toi je me repose à Rockland
Où nous sommes de grands écrivains épuisant à quatre mains une infâme machine à écrire
Avec toi je me repose à Rockland
Où ton état de santé fait les gros titres et divertit les bulletins spéciaux
Avec toi je me repose à Rockland
Où les vocations de la boîte crânienne n’acceptent plus les lombrics de la vie sensuelle
Avec toi je me repose à Rockland
Où tu bois le nectar des nibars des vieilles filles d’Utica
Avec toi je me repose à Rockland
Où tu fais des calembours sur l’apparence de tes infirmières chambrées comme des harpies du Bronx
Avec toi je me repose à Rockland
Où tu aboies dans ta camisole de force que tu te fais dérouiller lors d’une partie du véridique ping-pong des abysses
Avec toi je me repose à Rockland
Où tu brutalises les touches du piano végétatif en exécutant la partition de l’âme innocente et immortelle qui jamais ne devrait mourir parmi la profanation d’un asile de tarés à cran d’arrêt
Avec toi je me repose à Rockland
Où cinquante séances d’électrochocs supplémentaires ne rapatrieraient pas derechef ton âme dans ton corps parce qu’une transhumance vers la croix d’une interstellaire pampa a été initiée
Avec toi je me repose à Rockland
Où tu veux que les docteurs plaident coupable de démence pendant que tu ourdis le complot de la révolution juive socialiste à l’encontre du national-Golgotha fasciste
Avec toi je me repose à Rockland
Où équitablement tu partageras les cieux de Long Island en syndiquant la Pâques de ton vivant Seigneur depuis la surhumanité de son tombeau
Avec toi je me repose à Rockland
Où vingt-cinq mille camarades fous à lier barytonnent tous ensemble les stances ultimes de l’Internationale
Avec toi je me repose à Rockland
Où nous faisons sous nos draps l’accolade et des baisers aux États-Unis cependant que le pays ne nous laissera pas dormir à cause de sa respiration catarrheuse envahissant la nuit
Avec toi je me repose à Rockland
Où nous sortons surexcités du coma pilotant les fulminants astronefs de nos âmes en hussards sur les toits venus pour larguer des bombes angéliques et pour voir l’hôpital s’enflammer d’une flamme de sa propre créance et pour voir l’éboulement des remparts imaginaires – Rompez les rangs fissa ô anémiés régiments ! L’inlassable guerre est née ô flottante et sidérée mansuétude à tropisme de bannière étoilée ! Fais fi de ton soutif ô victoire car nous sommes libérés !
Avec toi je me repose à Rockland
Où dans mes songes tu déambules trempé d’un périple océanique sur l’autoroute fendant toute l’Amérique en larmes et tu te dresses à la porte de mon petit eldorado dans la nuit noire de l’Occident

San Francisco (1955-1956)

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