En rade de Joris-Karl Huysmans (03/09/2024)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Joris-Karl Huysmans est peut-être l'un des maîtres les plus consommés de l'inquiétante étrangeté et même de l'horreur franche et pure, surgissant sans filtre réel au moment que l'on peut à bon droit juger le plus insignifiant, dans un cadre lui-même banal, celui d'une retraite au vert, loin, donc, de la ville prodigieuse, du ventre de la Bête, Paris bien sûr, qui eût pu proposer à des regards choisis, troubles et las de plaisirs plus faisandés que raffinés, une multitude de spectacles dignes pourquoi pas de surpasser celui d'un rêve minéral, assurément sélénite, ou bien des pensées capricieuses, prenant tout à coup une orientation insoupçonnée et que l'esprit, ce pervers polymorphe, aura grand plaisir de mener jusqu'à son terme non seulement logique mais infernal, donc rigoureusement logique.
Peu importe en fin de compte le paysage où se déroule l'action, non pas Paris puisque notre couple l'a fuit mais Lourps et la décrépitude de sa demeure autrefois fastueuse, car Huysmans explore des gouffres qui sont avant tout ceux de ses héros qui, certes, dans En rade, paraissent comme obsédés par la présence, spectrale, dangereuse puisqu'elle est synonyme d'une menace de déclassement social voire d'une faillite pure et simple, de cette ville qui comme Londres ne dort jamais tout à fait dans une campagne où nos deux Parisiens se trouveront, assez vite, en territoire hostile.
S'il était possible de voyager en se débarrassant des mauvaises pensées et des turpitudes qui rongent méthodiquement votre cerveau, les décadents comme Jean Lorrain n'auraient pas vraiment eu besoin de jeter leurs personnages, esthètes blasés de tout y compris de la monotonie de leurs vices, sur les routes du globe à la recherche d'une sensation pure susceptible de donner un coup de fouet à leurs reins et imagination languides, revenus de tout, impuissants !
Ce territoire à son tour importe peu, car l'horreur est intime, lovée au plus profond de l'esprit qui communique ses craintes par une série de rêves et de pensées qui, eux, pourront à bon droit faire surgir l'inquiétude dont j'ai parlé, la flottante apparition d'une menace s'étendant bien au-delà du château de Lourps, de la Brie, de Paris et même de l'époque où écrit Huysmans, la fin du 19e siècle, mais aussi de la nôtre qui avons pourtant connu, dans un passé assez récent, l'industrialisation à grande échelle de la mort, la planétarisation de l'élimination de millions de femmes et d'hommes, dans des fours géants ou par simple évaporation : l'horreur qu'évoque Huysmans est pour demain ou après-demain, la technique, comme on le sait, n'arrêtant pas de progresser à mesure qu'elle prétend dominer ce qu'Elias Canetti appelait (feu) le territoire de l'homme !
Ce n'est donc pas tant tel moment qui nous inquiète, lorsque le narrateur, Jacques Marles, reçoit «quelques livres de son ami Moran, des livres préférés, odorants et aigus» (1) et qui pourtant ont perdu tout relief pour lui, comme s'il avait anticipé les méditations résolument ironiques de Julien Benda dans sa Littérature byzantine (2) se moquant de ces ouvrages que leurs auteurs recommande de lire à tel moment de la journée plutôt que tel autre, en étant habillé de telle façon à l'exclusion de toute autre, puisque, «positivement, l’atmosphère de Lourps changeait les points de vue, émoussait le morfil de l'esprit, rendait impossibles les sensations du raffinement» (p. 171). Ce ne sont pas davantage les rêves ou plutôt cauchemars dont se réveille Jacques Marles, de plus en plus hagard et alors même qu'ils lui laissent, «dès le réveil, une funèbre impression qui stimulait la mélancolie des pensées déjà lasses de se ressasser, à l'état de veille, dans le milieu de ce château vide» (p. 199).
C'est bien plutôt un passage en apparence anodin qui nous inquiète, lequel va faire grossir une pensée pour le moins obsédante, née après que le personnage principal lit un article qui lui fait s'exclamer : «Quelle belle chose, se dit-il, que la science !», car «voilà que le professeur Selmi, de Bologne», a découvert «dans la putréfaction des cadavres, un alcaloïde, la ptomaïne, qui se présente à l'état d'huile incolore et répand une lente mais tenace odeur d'aubépine, de musc, de seringat, de fleur d'oranger ou de rose» (pp. 182-3). Une fois lancée, la pensée de Huysmans, bien sûr, suit son chemin qui nous mène vers un Enfer pavé de bonnes intentions parfaitement commerciales, donc ignoblement discrètes : «Ce sont les seules senteurs qu'on ait pu trouver jusqu'ici dans ces jus d'une économie en pourriture, mais d'autres viendront sans doute; en attendant, pour satisfaire aux postulations d'un siècle pratique qui enterre, à Ivry, les gens sans le sou à la machine et qui utilise tout, les eaux résiduaires, les fonds de tinettes, les boyaux des charognes et les vieux os, l'on pourrait convertir les cimetières en usines qui apprêteraient sur commande, pour les familles riches, des extraits concentrés d'aïeuls, des essences d'enfants, des bouquets de pères», et Huysmans de poursuivre, détaillant cette vision d'un incontestable progrès technique étendant sa bienfaisante aménité sur l'ensemble des classes sociales, riches et pauvres car c'est bel et bien à cette couverture générale que l'on reconnaît une avancée sociale qu'il sera impossible de contester, encore moins d'abroger : «Ce serait ce qu'on appelle, dans le commerce, l'article fin; mais pour les besoins des classes laborieuses qu'il ne saurait être question de négliger, l'on adjoindra à ces officines de luxe, de puissants laboratoires dans lesquels on préparerait la fabrication des parfums en gros; il serait, en effet, possible de les distiller avec les restes de la fosse commune que personne ne réclame; ce serait l'art de la parfumerie établi sur de nouvelles bases, mis à la portée de tous, ce serait l'article camelote, la parfumerie pour bazar laissée à très bon prix, puisque la matière première serait abondante et ne coûterait, pour ainsi dire, que les frais de main-d’œuvre des exhumateurs et des chimistes».
Sous l'ironie franchement grinçante et si comiquement morbide qui fait dire à l'écrivain que «des femmes du peuple seraient heureuses d'acheter pour quelques sous des tasses entières de pommades ou des pavés de savon, à l'essence de prolétaire !» (p. 183) et le conduit, dans les pages qui suivent, imaginer des scènes cocasses où une mère de famille adjoint au gâteau d'anniversaire «le précieux liquide extrait des viscères décomposés de l'aïeul» (p. 185), ces miraculeuses ptomaïnes nous rappelant tel ou tel parent hélas disparu, voyons dans le propos de Huysmans la préfiguration, annonçant d'autres cauchemars comme celui de Soylent Green de Harry Harrison, de nos constantes et très louables préoccupations au recyclage et même, au circuit court !
Notes
(1) Joris-Karl Huysmans, En rade (préface de Jean Borie, Gallimard, coll. Folio, 1984), p. 170.
(2) «On évoque le jour où, en raison de cette soif, l’auteur exigera que son œuvre soit lue à telle minute de la nuit, parmi tels meubles, sous telle lumière, dans tel costume», Julien Benda, La France byzantine ou le triomphe de la littérature pure [1945] (Gallimard, 1981), p. 48.
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